Cour Européenne des Droits de l’Homme, institutions françaises et apparence d’impartialité
L’impartialité des institutions dans les affaires qu’elles ont à juger ne doit pas être « uniquement réelle », mais « aussi apparente ». Depuis cinq ans, la Cour Européenne des Droits de l’Homme adresse à l’Etat français cette leçon de déontologie rappelée par des condamnations récentes. Le message ne plaît guère en haut lieu. Mais qu’est-ce que les citoyens auraient à craindre d’une plus grande transparence formelle de nos instances ? Ce serait même très souhaitable. Derrière un débat à première vue procédurier, émerge un sérieux problème de démocratie.
1. "Iniquité", un mot qui dérange
Depuis deux mois, la France subit auprès de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) une série de condamnations avec, notamment, un motif commun : "l’iniquité de l’instance devant le Conseil d’Etat du fait de la présence du Commissaire du Gouvernement lors du délibéré" (arrêt 72377/01 du 11 juillet 2006). Trois condamnations en juillet (38498/03 , 72377/01 et 77575/01) et deux en juin (39269/02 et 70387/01). Le commissaire du gouvernement de la juridiction administrative est un magistrat réputé indépendant qui expose son point de vue à la fin de l’audience publique. La CEDH estime que le principe du procès équitable fait obstacle à sa présence au délibéré car, ayant émis publiquement une appréciation sur le litige et formulé des propositions, il ne doit plus pouvoir influencer les juges. Cette exigence d’apparence d’impartialité semble susciter de fortes réticences de la part des institutions françaises.
2. Deux arrêts "historiques" de la CEDH
Le 12 avril 2006, la Grande Chambre jugeait la requête 58675/00 (Martinie c. France). Dans l’arrêt, accessible sur son site de jurisprudence, la Cour : "... 2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 [droit à un procès équitable] de la Convention [de Sauvegarde des Droits de l’Homme] en raison de l’impossibilité pour le requérant de demander la tenue d’une audience publique devant la Cour des comptes ; 3. Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la place du procureur dans la procédure devant la Cour des comptes ; 4. Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la présence du commissaire du gouvernement au délibéré de la formation de jugement du Conseil d’Etat...". Ce point sur la procédure devant le Conseil d’Etat réglait un bras de fer institutionnel.
Le 7 juin 2001, la France avait déjà été condamnée (Kress, 39594/98) par un arrêt où, notamment, la CEDH "dit, par dix voix contre sept, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la participation du commissaire du gouvernement au délibéré" de la formation de jugement du Conseil d’Etat. Elle écrit : "Il ressort des explications du Gouvernement que la présence du commissaire du gouvernement [au délibéré] se justifie par le fait qu’ayant été le dernier à avoir vu et étudié le dossier, il serait à même (...) de répondre à toute question qui lui serait éventuellement posée (...). De l’avis de la Cour, l’avantage pour la formation de jugement de cette assistance purement technique est à mettre en balance avec l’intérêt supérieur du justiciable, qui doit avoir la garantie que le commissaire du gouvernement ne puisse pas, par sa présence, exercer une certaine influence sur l’issue du délibéré. Tel n’est pas le cas dans le système français actuel". Notre système de justice administrative semble éprouver du mal à accepter ce désaveu.
Dans une "opinion partiellement dissidente" jointe à l’arrêt Kress, sept membres du tribunal, dont le juge français et le juge suisse actuel président de la CEDH, s’étaient opposés au point sur la participation du commissaire du gouvernement au délibéré. Ils écrivaient : "nous ne voyons aucune raison décisive de condamner, fût-ce sur un point que d’aucuns jugeront mineur, un système qui a fait ses preuves". Mais la jurisprudence a fait son chemin et il y a eu d’autres condamnations au même motif. Finalement, par un décret du 19 décembre 2005, le gouvernement français a inséré dans le Code de Justice Administrative un article R731-7 : "Le commissaire du Gouvernement assiste au délibéré. Il n’y prend pas part". L’arrêt Martinie d’avril dernier le désavoue également par un rappel de la "théorie des apparences" et souligne que, pour la CEDH, "il y a eu... violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de la présence du commissaire du gouvernement au délibéré...". Trois juges, dont le juge français et Vice-Président de la Cour, ont émis une nouvelle "opinion en partie dissidente", écrivant même : "... le présent arrêt « enfonce le clou » qui avait été planté dans l’affaire Kress, et nous le regrettons. Après avoir égratigné l’institution du commissaire du Gouvernement, l’arrêt Martinie risque de la blesser. Cette blessure est à la fois injuste et gratuite..." Le juge suisse avait soutenu le point de vue dissident lors de l’arrêt Kress et a regretté que la jurisprudence de la CEDH fasse "la part trop belle aux apparences". Mais il s’est rallié au vote majoritaire, estimant que le Président de la Cour ne doit pas camper contre l’opinion de la majorité.
3. "Résistance" des autorités françaises
Le 16 mai, à la demande de "suspension de l’exécution de l’article R. 731-7 du code de justice administrative, dans sa rédaction résultant du décret n° 2005-1586 du 19 décembre 2005" excipant notamment d’une "urgence à mettre un terme à l’application d’une règle contraire aux engagements internationaux de la France", le juge des référés du Conseil d’Etat a répondu par un rejet. Il écrit : "l’application des dispositions (...) dont le requérant demande la suspension ne préjudicie de manière suffisamment grave et immédiate ni à un intérêt public ni à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre pour que la condition d’urgence puisse être regardée comme remplie..." (arrêt 293356 accessible sur Légifrance). Mais, à ce jour, l’article R. 731-7 n’a pas été modifié de façon à harmoniser notre Code de Justice Administrative avec la jurisprudence de la CEDH. Cette question fait l’objet d’un débat compliqué, à en juger par les informations récentes du Syndicat de la Juridiction Administrative (SJA).
D’après la décision du 24 juin du bureau du SJA, le Conseil d’Etat avait présenté à ce syndicat et à l’USMA (Union Syndicale des Magistrats Administratifs) trois propositions de nouvelle version de l’article R 731-7 : 1) "Le commissaire du gouvernement ne participe pas au délibéré. Sauf demande contraire d’une partie, il peut y assister". 2) "Le commissaire du gouvernement ne participe pas au délibéré. Sauf demande contraire d’une partie, il peut être autorisé à y assister par le président de la formation de jugement". 3) "Le commissaire du gouvernement ne participe pas au délibéré. Au Conseil d’Etat, sauf demande contraire d’une partie, il peut y assister". Mais le SJA a préféré une rédaction plus simple : "Le commissaire du gouvernement n’assiste pas au délibéré", qu’il juge seule compatible avec la jurisprudence de la CEDH. Une position réaliste, avec laquelle le "petit justiciable" ne peut qu’être d’accord. Car, qui oserait demander expressément, à titre individuel, que le commissaire du gouvernement n’assiste pas au délibéré ? Pourtant, d’après le communiqué du 10 juillet du SJA, le Garde des Sceaux a soumis au Conseil Supérieur des Tribunaux Administratifs et des Cours Administratives d’Appel (CSTACAA) un projet avec la formulation : "Le commissaire du gouvernement ne participe pas au délibéré. Sauf demande contraire d’une partie, il peut y assister". A la place, ce Conseil a adopté la rédaction : "La décision est délibérée hors la présence des parties et du commissaire du gouvernement". Mais le texte ne s’appliquera qu’aux Tribunaux Administratifs et aux Cours Administratives d’Appel. Pour le Conseil d’Etat, une autre version serait prévue qui d’après le SJA pourrait être : "Sauf demande contraire d’une partie, le commissaire du gouvernement assiste au délibéré".
4. Un réel problème de fond
Le texte approuvé par le CSTACAA est clair pour les justiciables, mais celui qui serait à l’étude concernant le Conseil d’Etat a de quoi inquiéter. Il tend à contraindre les parties à prendre l’initiative de demander que le commissaire du gouvernement n’assiste pas au délibéré, ou à accepter le contraire. Mais qui ira jusqu’à "se singulariser" avec une telle demande ? Tout "intérêt supérieur du justiciable" (expression de la CEDH) a vocation à être préservé automatiquement, pas de manière optionnelle. Ou chercherait-on à créer une situation biaisée pour produire des "statistiques" et désavouer la jurisprudence de la CEDH ? Dans la formulation apparemment envisagée pour le Conseil d’Etat, la règle serait le contraire de ce que prescrit cette jurisprudence. Ce n’est pas acceptable d’un point de vue citoyen. Les droits et libertés fondamentaux doivent être garantis d’office et pouvoir être exercés sans subir aucune pression, même tacite.
Débat académique, purement formel ? Tel ne semble pas être le cas, pour peu qu’on examine le contexte institutionnel. D’abord, la question de la présence du commissaire du gouvernement au délibéré n’est pas mineure, vu le fonctionnement réel de la Section du Contentieux du Conseil d’Etat où le rapporteur de l’audience publique n’est pas forcément l’auteur du rapport écrit versé au dossier. Le rapporteur initialement désigné au titre des articles R611-20 et R611-30 du Code de Justice Administrative peut ne pas faire partie de la formation de jugement. Le changement de rapporteur avant l’audience est une conséquence possible de la durée de la procédure ou de l’inscription de l’affaire à un rôle qui ne prévoit pas la participation du rapporteur initial. Mais il est alors à craindre que le commissaire du gouvernement ne soit le seul magistrat en charge de l’affaire ayant procédé à un examen approfondi du dossier. Ce qui expliquerait l’incroyable référence du gouvernement français, devant la CEDH, à l’aide que le commissaire du gouvernement apporterait aux juges. Car, autrement, l’auteur du rapport écrit est censé avoir consacré au dossier la même attention que le commissaire du gouvernement, y compris dans la période précédent l’audience. Les conclusions de ce dernier sont publiques et n’ont pas à être complétées ni développées, ni précisées, au cours du délibéré. Si jamais le fonctionnement de facto de la juridiction administrative devait s’avérer un peu différent et si, dans la pratique, c’était le commissaire du gouvernement qui jugeait un certain nombre d’affaires, il y aurait un réel problème.
Les arrêts de la CEDH soulignent que le commissaire du gouvernement ne saurait être en même temps un juge de l’affaire. Ce point essentiel ne peut pas avoir échappé au Vice-Président français et Président de Section de la CEDH, ancien président de sous-section du Contentieux au Conseil d’Etat. Pourquoi, alors, cette polémique autour de la "présence" du commissaire du gouvernement au délibéré ? Le justiciable pourrait même se demander si les autorités françaises font vraiment confiance aux formations de jugement. Quel équilibre sacro-saint a été bousculé par les arrêts de la CEDH ? Il semble bien que notre Haute Juridiction administrative nécessite une réforme. Malheureusement, ces derniers temps, des mesures "de terrain" ont privé les justiciables français de moyens de contrôler des aspects importants du fonctionnement de la juridiction administrative. Par exemple, la feuille contenant l’historique des opérations de la requête et permettant de connaître notamment l’identité de chaque rapporteur, réviseur et commissaire du gouvernement désigné, les dates des désignations, de dépôt d’éventuels rapports écrits... n’est plus jointe à la communication du dossier. Si le justiciable la réclame, on lui répond que c’est un document "interne". C’est une réelle perte de transparence. D’autant plus, que ce refus peut empêcher la récusation d’un rapporteur dont le rapport écrit, une fois déposé, restera valable malgré toute récusation ultérieure. Si le rapporteur à l’audience n’est pas l’auteur du rapport écrit, le justiciable peut rester dans l’ignorance de l’identité réelle de ce dernier. Une information qui n’est pas sans importance, vu l’absence de séparation des carrières entre la juridiction administrative et les administrations, cabinets de ministres compris.
La CEDH n’applique pas un droit pointu, car la Convention doit être acceptée par tous les pays membres du Conseil de l’Europe (45 signataires de la Convention). Elle rejette la plupart des recours par une simple lettre type, sans motivation circonstanciée. On peut regretter qu’en suivant cet exemple, une loi de 2001(2001-539) ait introduit pour les chambres civiles de la Cour de Cassation française le même type de procédure éliminatoire (article L131-6 du Code de l’Organisation Judiciaire) permettant à une formation de trois juges de "déclarer non admis les pourvois irrecevables ou non fondés sur un moyen sérieux de cassation" sans aucune réelle obligation de motivation. Mais, en ce qui concerne les arrêts Kress et Martinie, l’argumentation majoritaire de la CEDH paraît solide et convaincante. L’ "apparence d’impartialité" n’est pas l’impartialité, mais elle fait partie du minimum de garanties dues au justiciable. Les réticences des autorités françaises apparaissent à bien des égards comme des signes d’opacité.
5. Institutions françaises et "apparences"
L’idée de base de la "théorie des apparences" paraît pertinente pour explorer des voies d’amélioration du fonctionnement global du pays. Pas seulement pour la justice. Elle pourrait empêcher, dans un Etat avec 70 millions d’habitants, le cumul dans un petit nombre de mains de mandats, de responsabilités, de fonctions, d’intérêts... Le débat heurterait quelques décideurs, mais pas la grande majorité des citoyens. Ces derniers pourraient s’exprimer sur un système qui permet aux conseillers d’Etat d’être tantôt membres de cabinets de ministres ou directeurs de grands établissements publics, tantôt juges à la Section du Contentieux. Ou sur des questions analogues intéressant l’ensemble des institutions. Etait-il souhaitable, du point de vue de la transparence, d’élire à la Présidence de l’Assemblée Nationale en juin 1997 (parmi plus de 500 députes) un ancien Premier ministre mis en examen depuis 1994 dans l’affaire du sang contaminé et devant être jugé par la Cour de Justice de la République (CJR) composée de douze parlementaires et trois magistrats de la Cour de Cassation ? C’est un Président de l’Assemblée Nationale en fonction que la CJR a relaxé le 9 mars 1999. Quel aurait été l’impact d’une éventuelle condamnation ? De même, le 2 juin 2005, un président de Conseil général maintenu dans cette fonction a été nommé Garde des Sceaux. Un "justiciable institutionnel" qui, la veille, obtenait du Conseil d’Etat l’annulation d’une ordonnance du juge des référés du Tribunal Administratif de Lyon concernant un appel d’offres (affaire 274053). Ne serait-il souhaitable d’instaurer un régime d’incompatibilités beaucoup plus strict ? La question étant de savoir si l’accès à certaines fonctions doit dépendre d’un "droit à la carrière" pour quelques-uns ou des exigences du service à rendre à la Nation dans l’intérêt du plus grand nombre.
Le décret du 19 décembre 2005 comporte une autre mesure avec une dangereuse charge conflictuelle. Il introduit dans le Code de Justice Administrative un article R731-8 aux termes duquel : "Peuvent aussi être autorisés à assister au délibéré, outre les membres de la juridiction et leurs collaborateurs, les juges, avocats stagiaires, professeurs des universités et maîtres de conférences accomplissant auprès de celle-ci un stage ou admis, à titre exceptionnel, à suivre ses travaux, qu’ils soient de nationalité française ou étrangère...." Les justiciables peuvent-ils raisonnablement se satisfaire de dispositions ouvrant la porte du délibéré à des personnes autres que les juges, qui leur sont inconnues et dont il n’est même pas prévu de leur signifier la présence ? Il paraît très difficile de concilier un tel fonctionnement avec les droits de la personne et les principes de l’Etat de droit, tels que le citoyen peut les comprendre.
Les institutions françaises n’appliquent pas la "théorie des apparences". On dirait même qu’elles ne veulent pas en entendre parler et lui préfèrent la toute-puissance d’une certaine "intime conviction" discrétionnaire. Nos "élites" évolueraient et agiraient à un niveau "supérieur"... Mais quelles en sont les conséquences ? Ne risque-t-on de voir nos instances nationales discréditées et de tomber sous une véritable "dictature des magnifiques" ? Une sorte de régime politique de fait, peu conforme à l’esprit des acquis démocratiques de 1789.
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