• AgoraVox sur Twitter
  • RSS
  • Agoravox TV
  • Agoravox Mobile

Accueil du site > Actualités > Citoyenneté > La démocratie agonistique

La démocratie agonistique

Regard sur une pratique de démocratie totale... 

La démocratie agonistique. Kesako ? Rarement utilisé, ce terme représente une forme de démocratie qui s'éloigne du modèle majorité vs minorité. Dans notre système actuel, "la partie vaut pour le tout, et le moment électoral vaut pour la durée du mandat"*. C'est le socle à deux pieds sur lequel s'assoit la représentativité. Mais ce socle est fêlé, et au fil des décennies, la fissure s'agrandit. La preuve la plus évidente en étant le taux d'abstention qui ne cesse de grossir, l'absence quasi totale de crédit accordé aux partis politiques comme le démontre un sondage récent, et la fuite d'une partie de l'électorat vers l'extrêmisme. La démocratie participative peut répondre en partie à cela, mais une précaution essentielle s'impose : allez chercher les plus exclus, les plus éloignés de la démocratie. Ce critère est rarement posé, voire même peu conceptualisé, et on s'adresse généralement dans les excercices actuels de démocratie participative, à la partie de la population qui a accès au savoir, à l'aisance oratoire, à la sécurité ; nous ne faisons alors que recréer une dimension fractale de la représentativité ; et c'est là la plus pertinente critique que l'on puisse faire au dispositif des comités et conseils de quartier et autres dispositifs participatifs. Comment dépasser cela ? Comment amener les populations les moins insérées vers une citoyenneté active ? Faut-il éduquer le citoyen ? Et si on commençait à pratiquer la démocratie agonistique dans les lieux où ces populations sont déjà présentes ? Mais faut-il encore la définir préalablement. Dans la Grèce antique, le terme agonistique était utilisé pour désigner les jeux de luttes (donc du conflit organisé). Et c'est bien cette notion d'affrontement organisé qui est entendu sociologiquement parlant ici. Samuel Hayat* en donne cette définition : "Théorie démocratique radicale valorisant le conflit comme outil de création d'indentités politiques plurielles, dont les oppositions continues donnent à la politique démocratique son incomplétude toujours renouvellée."

La démocratie agonistique vise à supplanter la démocratie représentative, c'est à dire délibérative. Pourquoi ? Parce que toute délibération, base minimum du système démocratique, se réduit donc à opposer deux visions d'une question posée. Cette opposition est centrale, mais autorise à faire des concessions, faire du consensus, pour dégager une majorité légitime. Sauf que dans ce cas, le consensus est porteur d'exclusion, ne prenant pas en compte les avis plus minoritaires et plus divergents. Avis qui devant un rapport de force trop grand, risque fort de ne pas être évoqués ; ce qui ne leur interdit pas d'exister... mais dans la frustration et dès lors, dans la contradiction. "L'absence de représentation des communautés étrangères favorise leur repli et leur organisation en sociétés parallèles désolidarisées du reste de la société. N'ayant pas voix au chapitre, ne se sentant ni entendues ni bienvenues, elles ne se projettent pas dans l'espace public et n'en respectent( par conséquent pas les autorités. Elles obéissent à un autre code, le leur, et bien souvent la violence est plus présente, plus naturelle, que dans une société comme la nôtre"*.

Organiser le conflit (conceptuel et verbal bien sûr), c'est accepter que tous les points de vue soient exposés, et soient pris en compte dans la décision. Même si cela va à l'encontre de la "meilleure solution" qui se serait dégagée d'une délibération pure et simple, mais qui serait alors hégémonique. Et dans la multiplicité de notre société, cela devient de moins en moins acceptable. Dans un processus délibératif, les voix minotaires, les voix des "dominés" n'ont que deux choix possibles : soit rejoindre une des parties pour faire consensus, noyant ainsi leur identité individuelle ou minoritaire dans le collectif, soit se retrancher du mode délibératif pour exister en dehors du système démocratique. A grande échelle, c'est tout l'enjeu de la proportionnelle.

Laisser ainsi de la place aux avis minoritaires ne suppose plus uniquement de donner une réponse à une question posée, mais d'organiser les bases du débat pour ne restreindre aucun de ces avis. C'est en cela qu'il y a conflit organisé. Accepter d'entendre des arguments qui ne soient basés uniquement que sur la rationalité, mais aussi sur la passion, la colère, le désespoir, le désir, l'éthique, l'honneur... Dans un tel débat, il ne peut pas y avoir consensus, il faut tenir compte de tout, et au fur et à mesure du débat, le conflit se déplacera en fonction des évolutions des oppositions. Ce qui à terme débouchera sur plusieurs réponses et non une seule, et qui ne seront donc quasiment jamais pérennes. Il s'agit là de pluralisme radical. Signalons au passage que dans de telles assemblées, il est nécessaire d'avoir des techniques d'animation de groupes.

Un exemple pour illustrer ce genre de démocratie, imaginons un centre social dans un quartier populaire. Et tant qu'à faire, je vais prendre l'exemple du centre social du Hameau, dans le quartier d'Ousse-des-Bois à Pau...A l'époque où je dirigeais le centre social du Hameau, le Conseil d'Administration était très conséquent, environ une trentaine de personnes y siégeaient. Grosso modo, la première moitié était des habitants du quartier, public très fragilisé, l'autre moitié était composée de représentants des institutions, et pas que des techniciens : le Président et le Directeur de la Caf du Béarn y siégaient ; le GIP/DSU également, la mairie bien sûr avec plusieurs élus, mais aussi le Département, avec techniciens et élus... Cette deuxième moitié étant habituée aux réunions, aux discours, à l'administration. En face, des habitants et usagers du centre, pour la grande majorité en difficulté, percevant qui le RSA, qui d'autres allocations ; bref, l'autre côté du guichet avec peu d'éloquence, et vivant une autre réalité... Non seulement ces bénévoles avaient forcément affaire avec ses institutions à titre personnel, et dans la position de celui qui demande ; mais ils devaient donc encore régulièrement les rencontrer pour évoquer la gestion d'un centre social dont le budget dépasse le million d'euros et dans une posture qui se voulait égalitaire (vision chimèrique des institutions)... De plus ces institutions "siégeantes" ayant des attentes spécifiques, administratives, rigoureuses, mais n'ayant à voir qu'avec la logique institutionnelle ; loin des préoccupations quotidiennes des bénévoles habitants de ce quartier assez proche du ghetto (à la "française") ; elles avaient plus tendance à imposer qu'à écouter au nom des délais administratifs (rendrent à temps les demandes de subvention, le contrat de projet, s'associer rapidement aux projets institutionnels sans réelle explication... Peut-on vraiment imaginer qu'un quelconque équilibre démocratique existe au sein d'une telle assemblée ?...

Si un centre social avec ce type de configuration dans sa gouvernance décide de s'emparer de cette problématique, il va devoir travailler sur la formation des bénévoles, la formation citoyenne, la formation à la prise de parole, la formation à l'affirmation de soi... dans un objectif d'émancipation (éducation populaire mode fight). Il ne s'agit pas de former des gens à la contestation, il s'agit de mettre en place l'égalité démocratique. Comme le souligne un récent Dossier d'étude de la CNAF*, il s'agit pour le centre social de mettre en place un "équilibre conflictuel" (capacitation). Toujours selon ce dossier, c'est "l'idéal d'une action autonome à l'organisation de l'action publique" (...) "La demande sociale n'est pas portée par le professionnel, mais adressée directement par l'usager avec l'aide des professionnels". Cet axe de travail n'est pas toujours apprécié... par les institutions elles-mêmes qui refusent souvent de penser leur implication en terms d'écoute et de remise en cause. Pour la petite histoire, une telle organisation de la parole dans l'organisation du centre social (et du quartier) nous a fait taxer de "communautaristes" le Président de l'association et moi-même... Mais aujourd'hui, certains bénévoles du Hameau ont pris des responsabilités, et il en est même une qui siège maintenant au Conseil Municipal de Pau...

La démocratie agonistique c'est donc "l'équilibre conflictuel" qui mène à l'émancipation et à la participation via une démarche d'éducation populaire, ou tout simplement un apprentissage citoyen. Et pas que dans les centres sociaux. On pourrait imaginer cette démarche dans les Comités et conseils de quartiers ; cela en ferait un dispositif bien plus intéressant qu'il ne l'est aujourd'hui dans plusieurs villes, se vidant petit à petit de sa substance au fil du temps, ou devenant un simple contre-pouvoir. Cela suppose des comités et conseils organisés en plénière permanente, ou par tirage au sort, ouvrant ainsi leurs portes au plus grand nombre. Il faudrait donc imaginer une démarche permettant de cultiver la prise de parole en amont, en assurant chaque participant que son avis sera pris en compte, et discuté. J'ai pu remarquer avec l'expérience qu'ainsi, les avis étaient moins virulents et plus dans l'échange. Une école de la démocratie...

Dans une société qui ne laisse plus toute leur légitimité à la représentativité ni à la technocratie, la démocratie agonistique, synthèse d'une démarche participative et d'éducation populaire, me semble une des pistes les plus pertinentes pour maintenir la cohésion sociale en équilibre.

__________________________________________________________________________________

* Pierre Rosanvallon : "La légitimité démocratique"
* Dossier d'étude CNAF N°160 - Février 2013*
* Samuel Hayat, chercheur en sciences politiques
* Nathalie Riem : Fonctionnaire suisse, à propos de l'intégration des minorités sur un canton fédéral.
* Loïc Blondiaux : article paru dans Raisons Politiques N°30 en 2008

Moyenne des avis sur cet article :  4/5   (4 votes)




Réagissez à l'article

8 réactions à cet article    


  • Pierre JC Allard Pierre JC Allard 22 juin 2015 16:14
    Il y tout a gagner, en effet, à une confrontation de TOUTES les opinions

    PJCA

    https://nouvellesociete.wordpress.com/2007/06/17/les-porte-parole/

    • franc 23 juin 2015 05:08

      Donc les nazis et les pédophiles ont droit aussi à la parole et à ce que leurs revendications soient respectées !?


      • Pierre JC Allard Pierre JC Allard 25 juin 2015 01:25

        @franc

        Tout le monde doit avoir droit au micro 

        PJCA

      • franc 28 juin 2015 11:50

        @Pierre JC Allard

        je n’ai pas dit qu’il faut interdire la parole aux nazis et aux pédophiles , j’ai simplement exprimé une interrogation suite à la position de l’auteur en la démocratie agonistique pour susciter le débat.


      • Marsiho Marsiho 23 juin 2015 11:05

        Dois-je vraiment répondre à ce genre de propos ? 

        Dans une démocratie, il y a des actes autorisés et d’autres non. La réponse est dans la formulation pour ce qui concerne des revendications « nazies » ou « pédophiles ». Mais...
        Mais en criminologie, pour effectuer une réparation, on donne tout autant la parole à la victime qu’à l’agresseur. Cette technique fonctionne. Mais nous avons dépassé le champ démocratique dans cet exemple. 
        En ce qui concerne des idées extrémistes, faut-il les autoriser où les rendre tabou ? A diaboliser le FN, on a vu ce que cela donne. Donc, oui, il faut une dose de proportionnelle, que chacun puisse s’exprimer. Au lieu de laisse vivre dans la frustration et ourdir de la haine. Ne pas le faire serait avoir peu de confiance dans notre capacité à vivre ensemble. 

        • Dwaabala Dwaabala 23 juin 2015 11:19

          Il me souvient que dans la Chine ancienne, après les délibérations, c’était le vote minoritaire qui emportait la décision d’une assemblée.


          • Marsiho Marsiho 23 juin 2015 12:06

            Dwaabala : ça m’intéresse des références sur ce sujet. 


            • ddacoudre ddacoudre 23 juin 2015 13:33

              bonjour Marsiho.

              article intéressante. La démocratie populaire est un mythe qui se frotte à la loi du nombre. nous sommes contraints de pratiquer une démocratie « fractale » pour reprendre ton terme.
              Comment dépasser cela ? Comment amener les populations les moins insérées vers une citoyenneté active .

              je t’invite à parcourir mon blog je pense que tu trouveras des articles à ta convenance.
              Pour répondre à ton questionnement, il n’y a que l’enseignement des savoirs tout au long de l’existence pour faire des citoyen éclairés et critiques, au rythme de ce que nous sommes capable de comprendre sous réserve de se débarrasser de la vérité absolue.
              http://ddacoudre.over-blog.com/2015/03/essai-de-1999-remunerer-les-hommes-pour-apprendre.html
              cordialement

Ajouter une réaction

Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page

Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.


FAIRE UN DON



Publicité



Les thématiques de l'article


Palmarès



Publicité