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Accueil du site > Actualités > Citoyenneté > Revenir aux vérités paradoxales, malgré la force des fausses (...)

Revenir aux vérités paradoxales, malgré la force des fausses évidences

 À partir du matériau de la langue, c'est à dire avec des concepts, il y a un travail qui cherche à forger une représentation du monde, ou d'une partie du monde, qui soit cohérente en elle-même, et cohérente avec notre sensibilité et la réalité. Pour le situer par rapport à la tradition, et lui permettre d'être éclairé par elle, on pourrait voir ce travail de forge comme un travail de dialectique. Une importante opération de forge d'un concept, consiste à imposer des contraintes aux choses que désigne ce concept, de manière à ce que ces choses puissent coexister avec d'autres choses qui doivent exister.
        
 Toute chose, même une éventuelle réalisation des bons idéaux de la gauche (comme l'ouverture et l'hospitalité, la générosité et la solidarité, la liberté, la tolérance et la gentillesse, la bonne entente, la communion...), ne peut exister, ou ne peut exister dans de bonnes conditions, que si elle peut coexister avec les autres choses qui doivent exister. Pour bien servir les idéaux de la gauche, il faut donc être prêt à leur imposer des contraintes, par lesquelles leur réalisation prendrait une forme plus modeste, mais grâce auxquelles cette réalisation serait possible et entièrement souhaitable. Il faut donc admettre une vérité paradoxale, selon laquelle un idéal se nie mais surtout s'affirme dans sa forme forgée par ce travail de dialectique, quand notamment il le soumet à des contraintes. L'idéal se nie, en ayant une forme plus modeste que sa forme non contrainte, qui est en certains endroits d'elle-même, le contraire de sa forme non contrainte ; il se nie en ne se croyant plus indépendant des autres choses qui doivent exister ; mais alors surtout il s'affirme, en devenant capable d'exister, ou d'exister dans de bonnes conditions ; et il s'affirme en devenant plus grand que lui-même, car partie d'un tout plus grand que lui-même.

 C'est essentiellement cela que Debray essaie de dire, dans Le moment fraternité (et dans le livre qui fait suite, l'Éloge des frontières). Mais son propos s'arrête trop tôt : il faut le prolonger.

 

« Le moment fraternité » : forger les idéaux de la gauche, par le contact avec une réalité humaine vue de l'extérieur.

 Peut-être par une pure coïncidence, le raisonnement que fait Debray, dans Le moment fraternité, peut se structurer en trois moments, de même qu'il y a trois moments dans la dialectique hégélienne. Il y a d'abord un moment de désir d'une communion à l'échelle d'une société au moins, dans un "nous" qui aurait une certaine intensité affective. Puis il y a un moment de rencontre entre ce "nous", à ce stade pur objet du désir, et la réalité. Ce deuxième moment consiste à se rendre compte que, pour que ce "nous" soit réalisable, il faudra lui donner une forme plus modeste que ce qu'on aurait pu vouloir en première intention. Mais refuser voire combattre cette forme, parce qu'on la trouve trop modeste, revient à refuser voire combattre, toute réalisation d'un "nous". Or il serait absurde, voire nuisible, de refuser, voire de chercher à détruire, telle ou telle condition indispensable de réalisation d'un "nous", au nom du désir qu'on a de voir se réaliser un "nous". Le troisième moment est alors celui où ce "nous" désiré, prend sa forme forgée par son contact avec la réalité : forme dans laquelle le désir se nie, car il devient le désir d'une forme limitée de communion, imposant en plus des contraintes ; mais forme par laquelle le désir s'affirme surtout, parce que la limitation de cette forme, et les contraintes qu'elle impose, lui permettent d'être réalisable. Cette forme que prend le désir de communion, quand il est forgé par la réalité, est le désir de la vraie fraternité, la communion réalisable, que Debray décrit ainsi (envoi) :

 « Il faut vouloir les conséquences de ce qu'on veut – et [...] les conséquences, comme il advient souvent, déplaisent aux prémisses. Une plaisante mauvaise foi nous porte à vouloir la concorde sans le combat, le lien sans le liant, le réflexe civique sans la conscience historique, les droits sans les devoirs, l'horizontale sans la verticale, et pourquoi pas tant qu'on y est, un dedans sans dehors... Le summum du principe de plaisir : se taper dans le dos tout à la ronde sans se brouiller avec personne.
 

 Le lien esquissé dans ces pages a de plus hautes exigences. Il ne s'achète pas au rabais. Il coûte. Il se trouve simplement que ne pas en prendre le risque en serait un plus grand encore, qui ne nous laisserait plus le choix qu'entre les sécessions tribales reniant l'unité de l'espèce et l'abstraction Humanité couvrant les cruautés de l'argent-maitre. Demandons lui simplement, à cette rude vertu, de jouer plutôt l'adverbe que le substantif, de renoncer à ses rêves de fusion et d'indivision, d'accepter au besoin, sans forfanterie, d'être un éclair plutôt qu'un état. »

 Un "nous" est toujours le partage de quelque chose de particulier : au moins de l'appartenance à ce "nous". Et dès que des gens partagent quelque chose de particulier, et qu'ils en ont conscience, ils peuvent dire : "nous qui partageons cette chose". Le "nous" dont parle Debray est le partage d'un sentiment de communion à l'échelle d'une société au moins, et de moments de vie collective à une telle échelle : « la fête, le banquet, la chorale et le serment [...] Telles sont les scènes primitives de l'effusion, les ritournelles de l'esprit d'ensemble » (chapitre 13). Ces moments de fête, de chant à plusieurs, de mise en scène d'une communion, répondent à un besoin affectif, ou à ce que Spinoza appellerait un désir, en utilisant le vocabulaire de son Éthique. La satisfaction de ce désir est alors ce que Spinoza appellerait une joie : « appartenir à une lignée qui nous déborde et nous grandisse » (préface). Ces moments collectifs sortent des gens de leur solitude, de l'insatisfaction de leur désir de communion, que Spinoza appellerait de la tristesse : solitude du « sweet home », du « tête à tête avec l'écran », de la « course au rendement », de « l'assemblage de lotissements et résidences sécurisées ». Ces moments collectifs peuvent regrouper des gens différents, qui n'ont pas forcément d'autres occasions de se regrouper : « pouvoir appeler frère ou sœur un étranger qui ne porte pas notre nom », goûter à « d'autres communions que celles du sang et de la couleur de peau ». « De cette grâce précaire qu'est une famille élective, de ce bonheur insolite et dangereux, certes, mais que rien ne remplace, le rêve ou la mélancolie ne veulent pas mourir, étrangement ».

 Enfin, ces moments collectifs permettent à ceux qui appartiennent à un "nous", c'est à dire partagent quelque chose de particulier, de maintenir en vie leur conscience de cette appartenance, ou de cette chose particulière qu'ils partagent (chapitre 13). Debray se place ici, de manière explicite (chapitre 6), dans la lignée de Rousseau dans son Contrat social, lignée dans laquelle s'étaient aussi placés, des acteurs de la Révolution française, des dirigeants socialistes du XIXème siècle, des cadres intellectuels de la IIIème République. Pour Rousseau, c'est quand leur appartenance à une société est consciente et consentie, par l'adhésion au contrat social, que les membres de cette société forment un vrai peuple, ou une société vraiment libre (livre I, chapitre 5) : « Que des hommes épars soient successivement asservis à un seul [...], je n'y vois là qu'un maitre et des esclaves, je n'y vois point un peuple et son chef ; c'est si l'on veut une agrégation, mais non pas une association ». Pour faire vivre cette adhésion consciente au contrat social, Rousseau prévoit des pratiques collectives concrètes, formant ce qu'il appelle une religion civile (livre IV, chapitre 8).

 Avant de voir pourquoi selon Debray, le désir de partage doit accepter des limitations pour devenir réalisable, il est utile de se rendre compte que le partage dont parle Debray, et les motivations qu'il lui donne, ne sont pas les seuls possibles. Platon déjà, dans le Protagoras, faisait raconter au personnage de Protagoras un mythe, qui explique quels sont les atouts des hommes, par rapport aux autres espèces animales, pour réussir à survivre et vivre bien : il y a d'une part la capacité de développer un savoir faire technique, et d'autre part la capacité de partager des choses particulières, appartenir à de mêmes "nous", s'associer en sociétés.

 Des hommes peuvent partager beaucoup d'autres choses que celles dont parle Debray :
 - un patrimoine matériel, ou un capital (un territoire et les bâtiments, machines, et autres objets qui se trouvent sur ce territoire) ;
 - un patrimoine intellectuel (sciences, techniques productives ou organisationnelles) ;
 - le fait d'avoir entre eux des formes de coordination (activités coordonnées par l'État, activité économique) ;
 - le fait d'avoir entre eux des formes de cohésion (climat de paix et de respect dans les espaces publics, voire climat de convivialité, d'inventivité culturelle ou de fidélité culturelle, appartenance à de mêmes couples, partage de mêmes enfants, d'une ascendance à peu près commune et d'une descendance commune, appartenance à de mêmes groupes d'amis, voisinage dans de mêmes lieux d'habitation, camaraderie des enfants dans de mêmes écoles, sorties dans de mêmes lieux publics) ;
 - et le fait d'être capables d'avoir entre eux de telles formes de cohésion (en particulier, parler une même langue, partager des codes de politesse, partager des formes de sociabilité).
Avoir entre eux de la cohésion et de la coordination, sont les deux conditions qui permettent à des individus voisins, de ne pas être un simple ensemble d'individus voisins, mais de faire corps, former un corps social, que ce corps social soit, dans le vocabulaire de Rousseau, une agrégation ou une association.

 Par ailleurs, l'appartenance à un "nous" ne satisfait pas seulement le désir de communion à l'échelle d'une société au moins, dont parle Debray, mais il satisfait aussi :
 - d'autres besoins affectifs ou désirs (désir de vivre, dans l'espace public, dans un climat social de paix, de sécurité, de respect, voire de convivialité et de moralité, désir de ne pas être opprimé par plus fort que soi, dans l'espace public ou dans l'entreprise, et d'être protégé par une force collective, désir de communions à l'échelle du couple, du groupe d'amis, de camarades, ou de voisins, désir d'avoir un esprit épanoui par la culture) ;
 - et des besoins matériels, que Spinoza appellerait des appétits (appétit d'habiter quelque part, appétit de consommer des choses matérielles)
(désir ou éventuellement appétit, tristesse, et joie, sont les trois catégories fondamentales de sentiments qui peuvent se loger dans le cœur d'un homme, selon Spinoza et dans l'optique de sa réflexion). Refuser, voire chercher à détruire les conditions de réalisation de tel ou tel "nous", peut donc conduire des hommes à toutes sortes de tristesses : exode, pauvreté, climat social d'insécurité, de défiance ou d'immoralité, solitude, inculture, oppression due à un régime despotique, oppression économique. Comme Debray a aussi la particularité de penser que « le nous produit du mythe comme il respire, et pour respirer » (chapitre 5), il dit alors que, si les gens sont parfois si accrochés aux mythes que porte tel ou tel des "nous" auquel ils appartiennent, c'est parce qu'ils ont l'intuition que ce sont en réalité ces mythes qui portent ce "nous" ; mais aussi parce qu'ils ont la volonté, très raisonnable, de se préserver, et la conscience, très raisonnable encore, de toutes les tristesses dont ce "nous" les préserve : à chaque ensemble de gens réunis dans un "nous", « son instinct lui souffle qu'il vaut mieux rester uni par une fable que démembré par un procès verbal ».

 Une première limitation qu'il faut souvent imposer à un "nous", pour le rendre réalisable dans de bonnes conditions, est la limitation de sa taille, et de l'étendue géographique qu'il recouvre, par une frontière. Debray parle d'une distinction que faisaient les grecs de l'antiquité, entre deux sortes de "nous" (chapitre 15) :
 - l'ethnos, qui est « une certaine communauté de langue, de mémoire et de mœurs », « un groupe incubateur qui dépose sur chacun son empreinte », « un entrelacs énigmatique d'imaginaire et de trivial », une « catégorie culturelle » ;
 - et le demos, qui est l'ensemble des citoyens ou des sujets d'un État, une « catégorie politique ».
Un demos peut très facilement, par une simple formalité administrative, intégrer des nouveaux venus, ou fusionner avec un autre demos. Par contre, un ethnos ne peut intégrer des nouveaux venus qu'avec du temps et des moyens, et deux ethnos ne peuvent coexister dans de bonnes conditions dans un même demos, voire rentrer dans une certaine communion, voire fusionner, que moyennant encore du temps, des moyens, et sûrement aussi la vision partagée d'un devenir commun à l'échelle de leur demos commun. Il y a sur la surface de la Terre de nombreux ethnos, chacun positionné sur une certaine zone géographique et coexistant éventuellement avec quelques autres dans un même demos. Pour prendre soin de la cohésion des sociétés, on ne doit chercher à modifier cette configuration que sur un temps long, en y mettant des moyens, et en ayant de bonnes raisons de le faire.

 A ce que Debray donne à penser, on pourrait rajouter que la limitation de la taille d'un "nous" peut aussi se justifier par la différence de richesse matérielle entre les différents "nous". Un "nous" est aussi le partage d'une richesse matérielle, et pour un "nous" plutôt riche, partager sa richesse avec un "nous" plutôt pauvre revient à accepter de s'appauvrir sensiblement : chose qu'il ne peut probablement pas accepter.

 Une deuxième limitation, qu'il faut imposer à un "nous" délimité par une frontière, est l'activité de cette frontière : elle doit contrôler les mouvements de personnes, à travers elle, bloquer certains mouvements, agir sur les gens qui rentrent, de manière à préserver la cohésion et la richesse matérielle de la société qu'elle entoure. La frontière n'est pas une simple ligne abstraite, elle a une matérialité et une vie, c'est la « membrane » d'un « corps » « vivant », « un filtre », « une interface poreuse », qui « refoule et pompe, protège et aspire » (chapitres 5 et 15).

 Une troisième limitation qu'il faut souvent imposer à un "nous", est que ses membres cherchent à le faire vivre : par les pratiques collectives dont parle Debray, et en s'obligeant à respecter les choses qui sont importantes pour faire vivre le "nous", celles que Debray dirait sacrées (chapitres 5 et 15).

 Enfin une dernière limitation qu'il faudrait imposer à un "nous" délimité par une frontière, est que les membres de ce "nous" aient conscience de cette frontière, car on ne peut pas avoir conscience d'un partage qu'on fait, d'une chose particulière, avec d'autres gens, si on ne sait même pas qui sont les gens avec qui on partage cette chose.

 La conscience de ces limitations, nécessaires à un "nous" pour qu'il soit réalisable, conduisent naturellement Debray à critiquer une mauvaise conception qu'on peut avoir des institutions mondiales ou européennes, ou du "nous" mondial et du "nous" européen (chapitres 6 à 10). L'ONU, les Droits de l'Homme, et l'Union Européenne, sont bons en soi, car il est possible de les concevoir comme de bonnes choses, et c'est comme de bonnes choses qu'il est bon de les concevoir. Mais il est mauvais de mal les concevoir, c'est à dire de les concevoir comme de mauvaises choses.

 L'UE a pour drapeau 12 étoiles d'or sur fond bleu azur ; et le créateur de ce drapeau s'est inspiré de certaines représentations de la vierge Marie, habillée en bleu azur, qui est sa couleur, avec la tête auréolée d'étoiles d'or. Le drapeau de l'ONU est bleu ciel, avec des rameaux d'oliviers, symbole biblique et grec de paix.

 Par leur côté céleste et chrétien, ces drapeaux symbolisent bien que le "nous" mondial et le "nous" européen sont bons en soi, puisqu'ils peuvent être conçus comme quelque chose qui réunit tous les hommes, ou tous les européens, dans une sorte de sphère commune, ou voute céleste, de paix, d'entente, de devenir commun. Mal concevoir le "nous" mondial et le "nous" européen, en revanche, ce serait croire qu'ils peuvent remplacer les différents ethnos et demos à la surface de la Terre, qui sont des "nous" qui ont une plus forte intensité, parce qu'ils se matérialisent par de véritables États, un capital et un niveau de vie partagés, et des formes fortes de cohésion.

 

La nécessité de forger les idéaux de la gauche, par le contact avec une réalité humaine vécue de l'intérieur.

 Le livre de Debray, peut donc nous aider à voir comment cet idéal de communion, cher à la gauche, peut être forgé par la réalité, c'est à dire à la fois nié et affirmé dans une version de lui-même compatible avec la réalité, surtout humaine. Mais en en restant là, et malgré le fait que cette réalité soit surtout humaine, on ne la voit qu'avec un regard extérieur à elle, comme le regard que porte le Gulliver de Swift, sur les sociétés des pays lointains où l'amènent ses voyages. Drôle de spectacle, se dirait encore Gulliver, s'il se trouvait immergé dans une société française dont tous les membres justifieraient tel ou tel choix politique les concernant, par le fait que "les gens" sont comme ceci ou comme cela, mais sans que jamais aucun d'eux ne se dise à lui-même ou ne dise aux autres, que lui-même est comme ceci ou comme cela.

 En même temps, il pourrait y avoir dans une telle situation, un malentendu plus gros que ceux qu'il y a dans les pièces de théâtre. Dans la situation dont il est question ici, le malentendu serait : que les gens ne sachent pas se dire à eux-mêmes et les uns aux autres ce qu'ils sont, sans pourtant avoir de bonnes raisons d'en avoir honte ; et que cela conduise chacun à se forcer à vivre d'une manière qui lui déplait, pour faire plaisir aux autres. Il y a quand même un conte où un très gros malentendu de ce genre est raconté : celui des « Habits neufs de l'Empereur » (créé au XIXème siècle par Andersen).

 Le mensonge sur soi, voire l'hypocrisie ou l'imposture, caractérisent aussi parfois un genre de gens des XVIIème et XVIIIème siècles, caricaturés par Molière dans Le Tartuffe : les dévots, dont le premier défaut est de perdre de vue la finalité des gestes de piété ; d'accorder plus d'importance à l'apparence de la piété, qu'à la véritable miséricorde intérieure et piété intérieure ; et finalement, d'afficher une piété souvent hypocrite. Dans l'Émile aussi (livre IV, « Profession de foi du Vicaire savoyard »), Rousseau attribue un défaut de ce genre aux dévots, tout en faisant l'éloge de l'ecclésiastique qui, à l'inverse, représente son modèle de vertu, le Vicaire savoyard : « Je ne le voyais point s’inquiéter si ceux qu’il aidait allaient à vêpres, s’ils se confessaient souvent, s’ils jeûnaient les jours prescrits, s’ils faisaient maigre, ni leur imposer d’autres conditions semblables, sans lesquelles, dût-on mourir de misère, on n’a nulle assistance à espérer des dévots. ».

 Mais Rousseau donne à penser que les dévots pourraient aussi avoir un deuxième défaut : une tendance à vouloir conformer leur vie ou celle des autres à des règles qui rentrent en contradiction avec la nature humaine, parce que la justification de ces règles est détachée de toute situation concrète de vie. Rousseau donne à penser cela en critiquant la manière dévote d'éduquer les jeunes filles (livre V) :

 « Il y a un certain langage dévot dont, sur les sujets les plus graves, on rebat les oreilles des jeunes personnes sans produire la persuasion. De ce langage trop disproportionné à leurs idées, et du peu de cas qu’elles en font en secret, naît la facilité de céder à leur penchants, faute de raisons d’y résister tirées des choses mêmes. Une fille élevée sagement et pieusement a sans doute de fortes armes contre les tentations ; mais celle dont on nourrit uniquement le cœur ou plutôt les oreilles du jargon de la dévotion devient infailliblement la proie du premier séducteur adroit qui l’entreprend. Jamais une jeune et belle personne ne méprisera son corps, jamais elle ne s’affligera de bonne foi des grands péchés que sa beauté fait commettre ; jamais elle ne pleurera sincèrement et devant Dieu d’être un objet de convoitise, jamais elle ne pourra croire en elle-même que le plus doux sentiment du cœur soit une invention de Satan. [...]

 Voulez-vous donc inspirer l’amour des bonnes mœurs aux jeunes personnes ; sans leur dire incessamment : Soyez sages, donnez-leur un grand intérêt à l’être ; faites-leur sentir tout le prix de la sagesse, et vous la leur ferez aimer. »

 La méthode éducative préconisée ici par Rousseau, ressemble à celle qu'utilise le vieux paysan pour éduquer ses fils, dans la fable d'Ésope, reprise par La Fontaine, du « Laboureur et ses enfants ». Par l'apparent mensonge qu'il leur fait sur son lit de mort, le paysan amène ses fils à expérimenter le fait de travailler assidûment, et ainsi il leur fait éprouver la valeur du travail : la manière dont le travail forge leurs corps et leurs volontés, et leur permet de forger la terre pour qu'elle porte leur subsistance. C'est pour cela que son mensonge n'était qu'apparent : c'était en vérité une vérité paradoxale, qui s'est révélée à eux quand ils ont commencé à éprouver la valeur de leur travail.

 Mais pour en revenir au fil de cette réflexion, on pourrait dire que quelqu'un qui décide de vivre selon des règles qui vont contre la nature humaine, ou affiche une telle volonté, devrait très probablement être conduit au mensonge sur soi : car si ces règles de vie vont vraiment contre la nature humaine, alors très probablement, il ne pourra se les appliquer à lui-même qu'à contre cœur, s'il ne fait pas seulement semblant de se les appliquer.


Une technique pour parvenir à forger les idéaux de la gauche, par le contact avec une réalité humaine vécue de l'intérieur.

 Quand le cœur dit non, il a peut-être une bonne raison. On pourrait même avoir la conviction intime que, d'une certaine manière, le cœur a toujours une bonne raison de dire ce qu'il dit, que ce soit oui ou non. Mais alors il est souvent très difficile de clarifier cette bonne raison, en lui trouvant une formulation. Il est aussi très difficile de trouver à cette raison du cœur, une formulation juste : si le cœur a parfois ou toujours raison, il est très difficile pour la raison, de "donner raison" au cœur, ou très difficile pour le langage, de "faire parler le cœur" avec justesse. C'est notamment pour cela qu'enfin, il est souvent très difficile d'avouer à soi-même et aux autres qui on est vraiment.

 Spinoza, dont beaucoup d'opinions furent jugées immorales voire hérétiques par beaucoup de gens, dit des choses un peu du même genre, en sûrement plus profond (partie III) :

 « Quand on lit la plupart des philosophes qui ont traité des passions et de la conduite des hommes, on dirait qu’il n’a pas été question pour eux de choses naturelles, réglées par les lois générales de l’univers, mais de choses placées hors du domaine de la nature. [...] A les en croire, l’homme trouble l’ordre de l’univers bien plus qu’il n’en fait partie ; il a sur ses actions un pouvoir absolu et ses déterminations ne relèvent que de lui-même. S’il s’agit d’expliquer l’impuissance et l’inconstance de l’homme, ils n’en trouvent point la cause dans la puissance de la nature universelle, mais dans je ne sais quel vice de la nature humaine ; de là ces plaintes sur notre condition, ces moqueries, ce mépris, et plus souvent encore cette haine contre les hommes [...].
 

 Rien n’arrive, selon moi, dans l’univers, qu’on puisse attribuer à un vice de la nature. Car la nature est toujours la même ; partout elle est une, partout elle a même vertu et même puissance ; en d’autres termes, les lois et les règles de la nature [...] sont partout et toujours les mêmes, et en conséquence, on doit expliquer toutes choses [...] par les règles universelles de la nature.

 Il suit de là que les passions, telles que la haine, la colère, l’envie, et autres de cette espèce, considérées en elles-mêmes, résultent de la nature des choses tout aussi nécessairement que les autres passions ; et par conséquent, elles ont des causes déterminées qui servent à les expliquer ; elles ont des propriétés déterminées tout aussi dignes d’être connues que les propriétés de telle ou telle autre chose dont la connaissance a le privilège exclusif de nous charmer. »

 Nous pouvons avoir peur, sans bonne raison, d'avouer à nous-même ou à nos interlocuteurs tel ou tel de nos aspects, quand nous nous croyons anormaux, ou quand nous croyons nos interlocuteurs anormaux, c'est à dire dans les deux cas, quand nous croyons qu'il y a une grande différence entre nous et les autres ; et parfois l'image que nous avons des autres est une image fausse, parce qu'ils ont honte de se montrer, se vantent par des mensonges, se font eux-mêmes des illusions sur eux-mêmes, ou bien parce que nous tirons trop l'idée que nous avons des autres de la télévision et autres médias, et des œuvres d'art, et pas assez de l'observation de la réalité.

 Pour briser une peur infondée de l'aveu de ce qu'on est, à soi-même ou aux autres, il nous faut cesser de nous croire trop rapidement anormaux. Chercher en nous ce qu'il y a de normal : ce que nous pourrions dire à un autre, en étant sûrs qu'il pourrait comprendre qu'à la place où nous sommes, nous pouvons ressentir quelque chose d'acceptable qui nous pousse à dire cela. Chercher ensuite à fonder notre discours sur ce qui nous semble normal en nous, et sur ce qui nous semble vrai au sujet de la réalité. Essayer d'être très rigoureux en faisant cela.

 Il nous faut aussi cesser de croire trop rapidement que notre interlocuteur est anormal. Lui faire confiance : le considérer comme digne d'entendre toute vérité sur la réalité ; et comme capable de, et d'accord pour, se mettre à notre place ou à celle des autres si nous l'y invitons.

 Une bonne technique pour nous dévoiler à nous-même et à nos interlocuteurs, pourrait alors être d'avoir recours à des observations très terre à terre sur la vie quotidienne (ou à des hypothèses où on se demande ce qu'on ferait dans telle ou telle situation très concrète), grâce auxquelles chacun peut se mettre à la place des autres, et même à sa propre place, s'il avait aussi oublié qui il est.

 Comme on l'a déjà bien vu, Rousseau explique que c'est plutôt de cette manière qu'il faut faire admettre les règles élémentaires de respect aux enfants : par des expériences concrètes qui leur permettent de se mettre à la place des autres et à la leur, et d'éprouver ainsi la justesse de ces règles, et non pas par des paroles détachées de toute expérience concrète. Par exemple (livre II), il montre comment justifier à un enfant le droit de propriété, par une expérience concrète qui fait éprouver à l'enfant son besoin qu'on respecte quelque chose de matériel qu'il a forgé, fabriqué ou travaillé, voire en partie inventé, quelque chose auquel il fait attention, ou dont il prend soin, ou quelque chose dont il est content de pouvoir jouir, ou dont il a besoin pour son bien-être : quelque chose donc, dans quoi son être se projette. Rousseau suggère de faire éprouver à l'enfant ce besoin qu'on respecte cette chose, en faisant mine de la détruire ou de la saccager.

 Proche ici de Rousseau, Platon explique dans La république (livre X), que le discours des poètes est parfois un mauvais guide pour nos choix individuels et collectifs, parce qu'il fabrique des images parfois trop incomplètes voire fausses des choses ou des hommes, trop éloignées de leur réalité, et parce qu'il a aussi parfois une conception fausse de la morale. Ce qui selon Platon, est maitre du discours des poètes, ce n'est pas la recherche rigoureuse de la vérité, mais l'émotivité sans limites, et en particulier le désir sans limites. Libre cours à la colère, la déception, la jalousie, le désir de l'impossible ou de l'illusoire, etc... ; charme de la forme pouvant masquer la vacuité du fond ; projection dans des mondes imaginaires. Mondes imaginaires, comme les pays lointains où vivent « Cendrillon » et « La belle au bois dormant » (reprises à la tradition orale par Perrault), comme les pays sans nom, localisation ou datation, où se déroulent les contes racontés dans Le livre des mille et une nuits (écrit à partir de la tradition orale, au XIIIème siècle), ou comme le pays du Jamais-jamais où vit Peter Pan (créé au début du XXème siècle par Barrie) : quand parfois l'histoire racontée ne forge pas seulement les désirs ou pulsions, par leur contact avec un principe de réalité ou de moralité, mais leur donne aussi libre cours au delà des bornes du raisonnable, comme cela n'est permis que dans les rêves. Platon trouvait les poètes si dangereux pour la clairvoyance des gens, qu'il souhaitait même que leur art soit quasiment exclu de la Cité.

 Il y a beaucoup de sources possibles, desquelles on peut tirer des observations sur la vie quotidienne, et beaucoup de ces observations peuvent très facilement forger les idéaux de la gauche, c'est à dire les affirmer en les niant, dans une version d'eux-mêmes rendue compatible à ce que nous sommes.

 Notre expérience personnelle a déjà beaucoup de vérités à nous dire sur nous-mêmes. Par exemple, nous sommes tous passés un jour dans notre vie, à côté d'une personne sans abri, en lui donnant peut-être une pièce, mais sans aller jusqu'à faire comme le bon samaritain dont parle Jésus dans le Nouveau Testament (Luc, 10) : sans aller jusqu'à l'accueillir chez nous. Et peut-être cette personne est-elle morte de froid, une nuit de cet hiver-là, comme « La petite marchande d'allumettes » (d'Andersen). Parfois la pitié dont parle Rousseau (livre IV), peut nous faire éprouver une souffrance, mais sans nous pousser à aider la personne en détresse : parce que nous cherchons à nous préserver, et à préserver ce lieu que nous considérons comme notre chez nous, nécessaire à notre bien être, dont nous prenons soin, et que souvent nous avons en partie créé en le personnalisant. Les idéaux d'hospitalité, de générosité, de solidarité, d'ouverture, sont à la fois niés et affirmés dans une version correspondant à la pratique réelle et limitée que nous sommes prêts à en avoir : ils sont niés parce qu'assumer une telle version limitée de ces idéaux, c'est assumer d'être parfois le contraire de généreux, hospitalier, solidaire ou ouvert ; mais ils sont affirmés car ils peuvent être affichés sans mentir, et peuvent être mis en pratique de bon cœur, car cette mise en pratique ne va pas trop contre notre volonté de nous préserver, s'intègre de manière cohérente, dans l'intériorité des êtres dotés d'amour de soi que nous sommes (pitié, amour de soi et amour propre, sont selon Rousseau, et dans l'optique de sa réflexion, les trois sentiments fondamentaux qui coexistent dans le cœur d'un homme).

 Pas loin de l'expérience de ne pas toujours être comme le bon samaritain, il y a l'expérience d'avoir un chez soi privé, ou un atelier ou autre lieu de travail à soi, dans lequel on souhaite que les autres ne fassent pas intrusion sans qu'on les y autorise, et qu'ils ne le dérangent pas trop ; ou encore, l'expérience d'avoir une chose à soi à laquelle on souhaite que les autres ne touchent pas sans notre autorisation, et qu'ils ne l'abiment pas. Ces expériences que chacun a faites, permettent elles aussi d'éprouver et admettre les limites de notre tolérance, de notre générosité, de notre ouverture.(1)

 Nous pouvons accéder directement à notre propre expérience personnelle, mais pouvons aussi accéder à l'expérience personnelle des autres, par exemple par des discussions ou des autobiographies.

 Jointes à l'expérience personnelle, les statistiques et autres observations scientifiques des hommes et des sociétés (psychologiques, sociologiques, démographiques, géographiques, anthropologiques, historiques), peuvent aussi nous aider à mieux éprouver et admettre ce que nous sommes, et comment les idéaux doivent être forgés par ce que nous sommes. Les sciences humaines nous montrent que certaines choses que nous pouvons observer dans notre vie quotidienne, participent vraiment à des faits concernant globalement les hommes ou la société ; souvent nous participons nous-mêmes à ces faits et nos interlocuteurs aussi. Nous pouvons par exemple observer dans notre expérience personnelle, que les membres de la société française sont, en réalité, assez séparés en groupes, selon les origines, la richesse, le milieu social, groupes qui se mélangent peu entre eux dans de mêmes couples et donc de mêmes enfants, dans de mêmes groupes d'amis, de mêmes écoles, de mêmes lieux d'habitation, de mêmes sorties dans des lieux publics. Cette observation personnelle et empirique est aussi confirmée de manière scientifique, par les travaux de plusieurs sociologues, comme Jacques Donzelot, Christophe Guilluy et Michèle Tribalat. Pour beaucoup d'entre nous, nous participons nous-mêmes à ces faits, et nos interlocuteurs tout aussi souvent. Pour éprouver et admettre cela, il nous suffit de nous demander qui sont nos amis (ceux que nous fréquentons beaucoup, et ceux qui nous fréquentons moins), qui sont nos voisins, quels chéris ou quelles chéries avons-nous eu, et lesquels ou lesquelles ont eus les autres membres de notre famille (oncles, tantes, cousins et cousines compris), qui sont les enfants que côtoient nos enfants à l'école, qui sont les gens qui se trouvent dans les lieux où nous sortons : participons-nous donc ou non, à ces phénomènes de séparation des gens selon l'origine, selon la richesse, ou selon le milieu social ? Ce fait étant général, et nous impliquant souvent nous-mêmes, cela n'empêche pas que l'ouverture soit bonne en soi, mais cela veut dire que l'ouverture doit s'affirmer en se niant dans une version limitée d'elle-même : elle doit se nier en admettant que l'ouverture à l'autre doit se faire en réunissant des conditions, et en respectant des procédures ; mais elle pourra alors s'affirmer comme une réalité vécue et non comme une chimère, et comme une réalité vécue de bon cœur, ce qui ici est particulièrement important, car une ouverture à contre cœur reste une fermeture du cœur, et donc une ouverture illusoire.(2)

Une autre source très riche d'observations sur la vie quotidienne, est l'art, particulièrement la littérature et les arts vivants, car même si Platon a sûrement raison de dire que ces choses là peuvent parfois nous donner des illusions sur la réalité ou la moralité, il a tort d'ignorer que parfois aussi, elles nous révèlent la réalité des hommes ou de leur condition (même à son époque, le théâtre comique disait déjà des choses intéressantes, plutôt sur la réalité des hommes, et le théâtre tragique disait des choses intéressantes, plutôt sur leur condition). Un exemple de pièce comique, qui donne à voir des aspects intéressants de la réalité humaine, est Le jeu de l'amour et du hasard, de Marivaux (pièce du XVIIIème siècle, où deux jeunes personnes appartenant à la noblesse ou à la bourgeoisie, et promises au mariage, se rencontrent pour la première fois ; pour tester la jeune fille, le jeune homme se fait passer pour son valet et laisse son valet se faire passer pour lui ; tandis que pour tester le jeune homme, la jeune fille a la même idée : elle se fait passer pour sa servante et laisse sa servante se faire passer pour elle). Au cours de cette pièce, le maitre déguisé en son valet, va très vite être rebuté par la servante déguisée en sa promise, et va tomber amoureux de sa promise qu'il croit être la servante ; tandis que de même, la maitresse déguisée en sa servante va très vite être rebutée par le valet déguisé en son promis, et va tomber amoureuse de son promis qu'elle croit être le valet ; et tandis aussi que le valet va tomber amoureux de la servante déguisée en la maitresse, et que la servante va tomber amoureuse du valet déguisé en le maitre. Les déguisements n'empêchent pas qu'il y ait par exemple des différences d'éducation, ou de milieu social, qui font que généralement, dans la France du XVIIIème siècle, un noble ou bourgeois reste plutôt séduit par un autre noble ou bourgeois, et plutôt rebuté par les gens du peuple (un peu trop "vulgaires" à son goût ?) ; et qui font d'ailleurs aussi que, généralement, les gens du peuple restent mieux séduits les uns par les autres que par des nobles ou bourgeois (un peu trop "coincés du cul" à leur goût ?). Il n'y a pas que le jeu de l'amour, de la volonté individuelle, ou l'invention de soi d'un individu, le temps court de sa vie. Il y a aussi le jeu du hasard, les influences de la naissance, ou du milieu social : qui lui aussi est singulier, car il est une invention de soi collective, celle d'une société ou d'un milieu social, le temps long de sa vie ; et qui nous confère une part de notre singularité en même tant qu'il nous confère une part de notre humanité, par exemple langage, mœurs, engagements ou fidélités, éléments d'un imaginaire. Cette pièce est donc une illustration sur laquelle on peut s'appuyer, pour éprouver et admettre que, premièrement, il y a une certaine épaisseur sociale de l'être humain, absente de ses modélisations, à vocation scientifique ou poétique, trop simplistes, souvent aussi trop individualistes : une épaisseur sociale faite par exemple de mœurs, valeurs, normes, codes de politesse, manières d'êtres, éléments d'un imaginaire ou d'un fonds culturel collectif, ou formes de sociabilité, ou encore sentiments de confiance, ou d'engagement dans un même devenir commun, issus par exemple de notre éducation, de notre milieu social, du simple fait de vivre durablement en compagnie les uns des autres, ou du cadre idéologique de notre société. Et deuxièmement, admettre qu'au bout d'un moment, nous éprouvons le besoin de partager de telles choses avec des gens qui nous accompagnent, voire avec la plupart des gens qui composent tel ou tel environnement social, plus ou moins étroit ou large, où nous évoluons à tel ou tel moment. Ainsi l'ouverture doit se nier dans une version d'elle-même, qui tienne compte de la nécessité de faire exister en nous et entre nous, cette sorte de substrat social commun : cette sorte de substance particulière, étendue sur un certain terrain ou territoire plus ou moins vaste, propice au bien-être de la plupart de ceux qui y baignent, inventée collectivement par eux, et donc souvent singulière par nombre de ses aspects ; cette sorte de substance particulière qui demande un certain temps et un certain effort collectif pour se construire, et un certain soin collectif pour se préserver, que forment par exemple, traits sociaux ou culturels communs, normes ou références culturelles communes, ou sentiments communs. Mais c'est en même temps en acceptant de tenir compte de la nécessité de ce substrat social commun, que l'ouverture s'affirme en devenant réellement vécue, et non pas chimérique, et vécue de bon cœur. Une ouverture qui permet alors d'accéder à ce qu'il y a de plus personnel dans une personne : non pas ce qui caractérise le substrat social dont elle est imprégnée, mais la manière dont elle s'est inventée elle-même (avec aussi le concours des hasards microscopiques), comme un être singulier, par rapport à nous-même, et aussi par rapport à ceux qui ont la même origine, la même richesse, ou le même milieu social qu'elle.(3)(4)(5)(6)(7)(8)

 Tous les écrivains ne cherchent pas à observer de manière pénétrante la réalité humaine (en particulier, certains ont surtout cette tendance, qu'ont aussi Homère et les poètes épiques, à donner à admirer des modèles ou idéaux de vie ou de vertu, ou des mondes imaginaires, pas toujours très réalistes ou véritablement moraux). Mais Molière, La Fontaine, Swift ou Marivaux, sont loin d'être les seuls écrivains ou autres artistes (cinéastes et comiques en particulier), dont les œuvres sont souvent des illustrations sur lesquelles on peut s'appuyer, pour éprouver et admettre cette réalité humaine (parmi les autres lettrés français des XVIIème et XVIIIème siècles, il y a encore Scarron et son Roman comique, La Fayette et sa Princesse de Clèves, La Bruyère et ses Caractères, Montesquieu et ses Lettres persanes, et sûrement d'autres).

 Enfin une autre source d'observations parfois intéressantes sur la vie quotidienne, est la philosophie morale, ainsi que le développement personnel (domaine d'application de la psychologie, s'inspirant aussi parfois des sagesses anciennes, dont les savoirs sont assez souvent fondés sur une pratique sérieuse et riche). Ces sources disent des choses très intéressantes sur nos relations aux autres, notamment sur ce qu'est vraiment le bien dans ces relations. Dans l'Ethique à Nicomaque, (livre IV, chapitres 5 et 6), Aristote dit par exemple que notre gentillesse et notre tolérance doivent s'affirmer comme de vraies vertus, en se niant dans la capacité de dire aux autres ce qui selon nous ne va pas dans leur attitude envers nous, ou dans la capacité de ne pas nous laisser faire par eux : ces vertus se nient en n'étant pas inconditionnelles ; mais elles s'affirment en créant les conditions par lesquelles elles peuvent être sincères et justifiées. Ces vertus sont donc des équilibres entre deux excès : la gentillesse et la tolérance inconditionnelles ; et la colère et le reproche trop impulsifs et irréfléchis.

 Dans un livre de développement personnel, Oser le conflit : Pour mieux s'entendre, Aurore Aimelet explique que notre volonté de mieux nous entendre avec les autres, peut parfois s'affirmer en se niant dans un conflit : se nier dans un moment de conflit ; mais s'affirmer en permettant de trouver une relation plus saine, sans rancune intériorisée, en permettant à ceux qui sont en tort envers l'autre de devenir plus aimables et plus aimés, et en étant une marque de confiance en l'autre, confiance qu'un conflit avec lui peut déboucher là-dessus.

 Tout cela finalement, illustre aussi comment la liberté peut s'affirmer en se niant, dans l'interdit moral du mensonge sur soi, que ce soit un mensonge à soi-même ou aux autres : la liberté de transgresser cet interdit moral est niée comme fautive ; mais la liberté s'affirme car le mensonge sur soi est une prison du cœur, qui nous rend étrangers à nous-mêmes et aux autres, et qui nous conduit à parler, agir, vivre de manière malhonnête ou à contre cœur.

 Ce n'est pas la seule fois où la liberté peut s'affirmer en se niant. Le mythe raconté par le personnage de Protagoras, parlait de la capacité des hommes à développer des techniques ; et depuis, Descartes dans son Discours de la méthode (VIème partie), a donné à penser que la liberté s'affirme en se niant, dans le fait de reconnaître que la nature extra-humaine obéit à des lois : la liberté de forcer la nature à transgresser ces lois est niée comme une illusion ; mais la liberté est affirmée car les hommes deviennent capables d'utiliser la connaissance de ces lois, pour inventer des techniques, se faire ainsi « comme maîtres et possesseurs de la nature ».

 Le mythe raconté par le personnage de Protagoras, parlait aussi de la capacité des hommes à s'unir en sociétés ; et depuis, dans le sillage de Hobbes dans ses Éléments de la loi naturelle et politique, Rousseau a dit d'une manière frappante, dans son Contrat social (livre I, chapitre 7), que la liberté s'affirme en se niant, dans le fait d'admettre des interdits imposés par la force de l'État, qui nous apportent en même temps une certaine garantie d'être respectés par les autres : « Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement [...], que quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera d'être libre ; car telle est la condition qui, donnant chaque citoyen à la patrie, le garantit de toute dépendance personnelle ».

 C'est même de manière assez générale, qu'en ce beau matin de la modernité en Occident, la liberté cherchait à s'affirmer en se niant, dans une soumission rigoureuse à la loi, à la raison et à l'observation ; et même, avec Rousseau, dans une soumission à un impératif moral de sincérité, ou d'honnêteté sur soi-même, quand au début de ses Confessions, il disait : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. » (mais juste après il rajoute : « Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. » ; il a beau rajouter cela, c'est peut-être parce qu'il s'est dévoilé, dans la suite de ce livre, avec suffisamment de sincérité, que ses lecteurs, même nés après sa mort, l'appelaient souvent par son prénom).

 

Trois gestes par lesquels on peut forger des concepts.

 On a maintenant bien vu à l'œuvre, une opération qui impose à un concept des contraintes, de manière à ce que les choses qu'il désigne puissent coexister avec d'autres choses qui doivent exister. Cette opération fait partie d'un travail de dialectique, qui forge des concepts, les affirme en les niant. Plus précisément, c'est une opération dialectique d'intégration d'un concept, dans un système de concepts avec lesquels il doit coexister. Et plus précisément encore, c'est une opération dialectique de répartition à deux concepts, d'un espace dans lequel ils doivent coexister, de manière à ce qu'ils ne se nuisent pas l'un à l'autre, ou qu'ils ne se détruisent pas l'un l'autre. Par cette opération, un concept est nié par la limitation qui lui est imposée ; mais il est affirmé en devenant capable d'exister, ou capable d'exister dans de bonnes conditions, car capable de coexister avec l'autre concept, qui doit aussi exister.

 Parfois, on oublie une chose avec laquelle une autre chose doit coexister pour exister, et on oublie les contraintes à leur imposer pour qu'elles coexistent. Parfois inversement, on s'imagine que deux choses ont besoin de se contraindre pour coexister, voire qu'elles sont totalement incompatibles, alors qu'en vérité elles peuvent très bien coexister, voire ont très peu ou pas du tout besoin de se contraindre pour cela.

 Plusieurs fables de La Fontaine, reprises à Ésope, illustrent aussi cette opération dialectique de répartition. Par exemple, dans la fable du « Corbeau et du renard », le désir du corbeau d'être estimé s'affirme en se niant, dans sa limitation qu'est un refus de croire à toutes les flatteries. Et dans « Le lièvre et de la tortue », le potentiel à la course du lièvre s'affirme en se niant, dans un refus de surestimer ce potentiel.

 Debray (chapitre 15), invoque le dieu Terme, pour placer sous sa protection cette frontière qui selon lui, doit délimiter un "nous" à forte intensité (c'est à dire matérialisé par d'assez fortes formes de cohésion, par un capital et un niveau de vie partagés, et par un vrai État), pour qu'il puisse se réaliser. C'est sous la protection de ce dieu, que les familles de paysans romains de l'antiquité, plaçaient les limites des terrains habités ou cultivés par les unes et les autres, et les bornes qui marquaient ces limites, qui leur permettaient de coexister, sur un même espace régional, sans se nuire. C'est parce qu'il cherche à faire coexister ce désir du "nous" intense avec la réalité, notamment humaine, que Debray impose cette limitation au "nous" intense, dans laquelle le "nous" intense s'affirme en se niant : se nie en prenant une forme plus modeste que sa forme illimitée ; mais s'affirme en devenant réalisable.
S'il fallait, comme les paysans romains et comme Debray, invoquer des dieux pour placer sous leur protection les choses importantes, on pourrait mettre aussi cette opération dialectique de répartition sous la protection de Terme.

 Une deuxième opération dialectique d'intégration d'un concept dans un système de concepts, est celle par laquelle un concept est vu comme dépendant d'un autre, ou amélioré par un autre. Cette opération dialectique de mise en communion, nie un concept dans son indépendance par rapport à un autre concept, ou en disant qu'il n'est pas tout à lui tout seul, ou qu'il est moins ou carrément rien sans l'autre concept ; mais elle l'affirme comme plus grand que lui-même, car partie d'un tout plus grand que lui-même, ou comme capable de faire appel à l'autre concept, et donc d'exister ou de mieux exister, s'il a besoin de l'autre concept pour cela.

 D'une manière qui reste sûrement relâchée, ces deux opérations dialectiques d'intégration, correspondent aux deux derniers moments du travail de dialectique tel que conçu par Hegel, travail de la raison, qui commence par le moment d'entendement, et se poursuit par le moment dialectique et le moment spéculatif. Comme ces deux derniers moments, les deux opérations dialectiques d'intégration se rattachent au fait de réunir ou synthétiser, et au fait de chercher à concevoir une chose comme existant dans le monde parmi les autres choses, comme une plante en vie qui s'intègre dans un écosystème, capte la lumière du soleil avec ses feuilles, est mangée par des animaux, puise avec ses racines des nutriments, et de l'eau avec ses racines et ses feuilles, est butinée par des abeilles, et fécondée par ces abeilles ou par le vent, consolide parfois un sol de terre, ou au contraire brise un sol de pierre, par ses racines, est affaiblie par la sècheresse, le gel, ou les maladies de végétaux, crée une ombre plus propice à la vie de certains êtres, et moins propice à la vie d'autres, forme de l'humus quand elle meurt...

 Parfois, on oublie qu'une chose a besoin d'une autre chose, ou est enrichie par une autre chose. Et parfois même, on croit incompatibles, ou très nuisibles l'une à l'autre, deux choses qui ont besoin l'une de l'autre ou peuvent s'enrichir l'une l'autre.

 Par exemple, dans la fable du « Lion et du rat », le lion est nié comme dépendant du rat ; mais il est affirmé comme membre d'une coopération amicale avec le rat, par laquelle tous deux sont plus forts. Dans « Le renard et la cigogne », le renard est nié comme dépendant des choses constitutives du milieu dans lequel il évolue, et auxquelles il est adapté ; mais en prenant conscience de cela, il s'affirme comme conscient des conditions de son bonheur et conscient de sa vulnérabilité, mieux capable alors de faire son bonheur, et d'éviter de se faire des illusions sur lui-même. Ou encore, dans « Le renard et le bouc », dont la morale est « qu'en toute chose il faut considérer la fin », les actions du bouc sont niées comme ne se suffisant pas à elles-mêmes, n'étant pas en elles-mêmes une finalité ou n'étant pas la seule finalité ; mais elles sont affirmées comme constitutives d'un système de choses qui poursuit une finalité ou un ensemble équilibré de finalités.

 Debray opposait la réalité, au désir qu'il n'y ait sur toute la surface de la Terre, qu'un seul "nous" intense, regroupant tous les hommes. Mais on pourrait aussi remettre en question ce désir, en se demandant quelle est sa finalité. Car ce dont a besoin un homme pour être heureux, c'est simplement d'appartenir à un "nous" intense ; mais il n'a pas besoin pour être heureux, que le "nous" intense auquel il appartient soit l'humanité toute entière. Les hommes n'ont donc pas besoin pour être heureux, qu'il n'y ait sur la surface de la Terre qu'un seul "nous" intense, les regroupant tous. Or si ce n'est pas le bonheur de l'humanité, quelle finalité sert ce désir de fusionner tous les "nous" intenses en un seul ? Est-il en soi une finalité ?

 Un dieu sous la protection duquel on pourrait placer cette opération dialectique de communion, est Hymen. Sous la protection de ce dieu, les familles de paysans romains plaçaient les mariages entre leurs membres, créateurs d'un lien fort entre elles, les mélangeant et leur donnant une descendance commune.

 En plus des deux opérations dialectiques d'intégration, une troisième opération dialectique est tout simplement celle de définition d'un concept. Un concept peut être défini à partir d'aucun autre concept : en disant quelles choses sont désignées par ce concept ; et donc en creux, quelles choses ne sont pas désignées par ce concept, c'est à dire quelles choses sont désignées par le concept contraire. Le concept est nié comme ne désignant pas tout, ou n'importe quoi, ou ne désignant pas ce qu'il ne désigne pas ; mais il est affirmé comme désignant spécifiquement ce qu'il désigne. Un concept peut aussi être défini comme sous-espèce d'un autre concept : nié comme ne désignant pas toutes les choses que désigne cet autre concept ; mais affirmé comme désignant spécifiquement certaines choses que désigne cet autre concept.

 Parfois, on fait l'erreur de vouloir utiliser un concept que la langue nous donnerait déjà, pour désigner une chose à laquelle on pense, alors qu'il vaudrait mieux inventer un nouveau concept, construire un nouveau mot ou simplement figer une nouvelle expression, parce qu'il n'y a pas dans la langue de mot ou d'expression qui se rapproche suffisamment de la chose à laquelle on pense. Parfois aussi, on fait des affirmations erronées au sujet d'une chose, parce qu'on n'en a pas de définition claire, ou parce qu'on l'a mal définie, ou parce qu'on lui attribue des propriétés qu'elle n'a pas ; la manière habituelle de parler d'une chose, les opinions habituelles sur cette chose, ou aussi la structure de la langue, peuvent nous induire en erreur.

 La fable du « Laboureur et ses enfants » illustre l'opération dialectique de définition. Car elle nie la richesse, quand elle dit que la richesse ne réside pas dans l'avoir ; mais elle affirme la richesse, quand elle dit qu'elle réside dans l'être.

 Une déesse romaine sous la protection de laquelle on pourrait placer cette opération dialectique de définition, est Trivia, la déesse des carrefours. Quand, à pied ou en charrette, on essayait de se rendre à la maison où résidait telle ou telle famille de paysans romains, mieux valait avoir Trivia de son côté pour ne pas se tromper de route, car sinon on risquait de se perdre ou de perdre beaucoup de temps. À un carrefour, un chemin se sépare en deux, et de même, définir un concept revient à séparer en deux l'ensemble de toutes les choses concevables, ou l'ensemble des choses concevables désignées par un autre concept : d'une part celles désignées par le concept qu'on définit, et d'autre part celles qui ne sont pas désignées par le concept qu'on définit. De même aussi, définir un concept revient à séparer la réalité en deux : les choses réelles désignées par le concept sont distinguées de cette réalité dans laquelle elles s'intègrent. Par exemple, une plante est distinguée de son environnement par le concept de plante, comme si ce concept dessinait une ligne en pointillés autour de cette plante.

 Cette opération dialectique de définition correspond un peu au premier moment de la dialectique hégélienne, le moment d'entendement. Tous deux se rattachent au fait de séparer ou distinguer, et au fait de concevoir une chose en la détachant de son existence dans le monde parmi les autres choses ; un peu comme dans un herbier, comme par exemple celui que Rousseau s'était constitué quand, à la fin de sa vie, il s'était passionné pour la botanique, et était même allé jusqu'à inventer une langue pour décrire les plantes. Dans un herbier, chaque plante est décrite isolément, et la description de la plante a pour support un spécimen de cette plante qui n'est plus en vie, parce qu'on l'a cueilli pour le ranger dans l'herbier.(9)

 L'opération dialectique de définition peut aussi être utilisée pour remettre encore en question, ce désir que tous les "nous" intenses à la surface de la Terre fusionnent en un seul. On dit que c'est l'amour des autres hommes, qui devrait nous conduire à avoir un tel désir : cela peut alors être remis en question, en cherchant à définir ce qu'est aimer un être. Disons par exemple qu'aimer un être, c'est vouloir son bonheur, ou apprécier sa compagnie. On a déjà vu que la fusion de tous les "nous" intenses en un seul n'était pas utile au bonheur des hommes. Il y a par ailleurs, déjà dans un "nous" intense de plusieurs millions de personnes, immensément plus de gens que ceux dont nous pourrons vraiment apprécier la compagnie dans toute notre vie ; et rien ne nous interdit de voyager si nous voulons en rencontrer d'autres. Enfin en fusionnant, les divers "nous" intenses disparaitraient tous pour n'en former plus qu'un seul : dès lors on ne pourrait plus jouir de la présence sur Terre d'autres "nous" intenses, de la diversité sur Terre des "nous" intenses. On pourrait donner au raisonnement à l'œuvre dans cet exemple, la structure du syllogisme, dont parle Aristote dans son Organon (qui est le premier livre important qui décrit le raisonnement déductif, raisonnement qui conclut des remarques particulières, à partir de lois générales, définitions générales et hypothèses particulières ; la description d'Aristote sera reprise au XVIIème siècle par la Logique de Port-Royal ; mais elle ne sera vraiment dépassée qu'à partir du XIXème siècle, et surtout pour le cas où le raisonnement déductif est utilisé par les mathématiques, par la logique des propositions de Boole, puis la logique des prédicats de Russell, puis la logique de la déduction naturelle de Gentzen). Structuré comme un syllogisme, le raisonnement est le suivant : vouloir que tous les "nous" intenses fusionnent en un seul, serait une attitude d'amour pour les hommes ; or par définition, l'amour pour les hommes serait une attitude par laquelle on veut leur bonheur, ou bien par laquelle on veut mieux profiter de leur compagnie ; donc vouloir que tous les "nous" intenses fusionnent en un seul, serait une attitude par laquelle on veut le bonheur des hommes, ou bien par laquelle on veut mieux profiter de leur compagnie. La croyance que l'amour des autres hommes, devrait nous conduire à vouloir cette fusion, n'apparait-elle pas mieux alors, comme absurde ?

 Pour compléter, il faudrait aussi mettre la globalité de ce travail de forge des concepts, sous la tutelle d'un autre dieu romain, qui serait un peu le maitre de tout ce domaine, et donc dans ce domaine, le chef des trois autres dieux. Par ce travail de forge, un concept est nié comme ne correspondant pas exactement à une version initiale de lui-même, pour être affirmé comme correspondant à une nouvelle version de lui même, plus authentique. C'est un travail d'artisan : un travail qui a pour matériau la langue, avec ses concepts, tels qu'ils nous sont donnés par la nature (à travers la capacité de parler) et la société (à travers une langue particulière et des opinions habituelles) ; et un travail qui cherche à avoir pour produit une ontologie (en un sens qui ressemble au sens qu'a aujourd'hui ce mot en informatique), c'est à dire une représentation du monde ou d'une partie du monde, consistant en un système de concepts, qui soit cohérent en lui-même, et cohérent avec la réalité et notre sensibilité. Tout travail d'artisan, et même tout geste d'artisan, affirme quelque chose en le niant, car il transforme un matériau, ou un ouvrage : il le nie en lui faisant perdre en partie sa forme initiale ; mais il l'affirme en lui donnant une forme en partie nouvelle, plus proche de la forme voulue, et en ce sens plus authentique. C'est donc sous la protection de Vulcain, le dieu forgeron, et dieu romain des artisans, qu'il faudrait placer ce travail de dialectique dans sa globalité.

 Une autre caractéristique fréquente du travail, est la douleur qu'il peut provoquer, ou la violence avec laquelle il affirme en niant. Quelqu'un qui cherche à forger son corps ou son esprit est obligé de faire des efforts, voire de souffrir ; mais cela pourra l'aider à se sentir bien. Pour lui donner la forme voulue, le forgeron donne des grands coups de marteau sur son matériau métallique, qu'il a préalablement chauffé à blanc ; le forgeron lui-même est exposé à la forte chaleur du fourneau, et fait un effort physique éprouvant, par lequel il donne forme ou crée. Le travail du paysan romain de l'antiquité pouvait être assez pénible, et il supposait aussi de faire violence à la terre, en la défrichant, et en y creusant des sillons, grâce auxquels la terre deviendrait fertile. On parle aussi de l'accouchement comme d'un "travail". Il y a d'abord des contractions douloureuses, puis une douleur supplémentaire au moment où le bébé élargit l'ouverture de la cavité utérine, pour en sortir et respirer l'air pour la première fois : naitre. Faire circuler les atomes de l'air dans ses poumons, afin qu'ils y puisent l'oxygène et y rejettent le dioxyde de carbone, est le premier acte par lequel le bébé s'intègre dans le système du monde, après neuf mois d'isolation dans la cavité utérine. Et les médecins disent que c'est parce que ses poumons ne sont au départ pas habitués à être remplis d'air, que le bébé a mal et pleure à ses premiers instants, avant de se calmer.

 Dans le Théétète, Platon fait dire au personnage de Socrate (par la voix duquel il s'exprime souvent), que son activité de discussion est comparable à la maïeutique, c'est à dire à l'activité d'une sage femme qui fait accoucher des gens : par les discussions qu'il a avec les gens, il les guide dans un travail de dialectique. Et il est vrai qu'un travail de dialectique peut lui aussi être douloureux, par les contradictions qu'on ressent en nous et qui nous poussent à faire un tel travail, et par le moment où on parvient enfin à dire ce qu'on voulait dire, après avoir parfois douté de sa propre intégrité morale, en niant par exemple quelque chose d'aussi bon en soi que les idéaux de la gauche, mais parce que c'est seulement ainsi qu'il est possible les sauver.

 

Notes.

1. Sciences humaines sur le chez soi : Serfaty-Garzon, Chez soi : Les territoires de l'intimité ; Eiguer, L'inconscient de la maison ; Fischer, Psychologie sociale de l'environnement ; Berque, Le sens de l'espace au Japon : Vivre, penser, bâtir

2. Sociologie sur la séparation de la société française en groupes assez fermés les uns aux autres : Donzelot, Faire société : La politique de la ville aux États-Unis et en France ; Guilluy, Fractures françaises ; Tribalat, Les yeux grands fermés : L'immigration en France ; Begag et Chaouite, Écarts d'identité

3. Philosophie contemporaine sur une sorte de substrat social commun : Taylor, Les sources du moi : La formation de l'identité moderne ; Sandel, Le libéralisme et les limites de la justice ; MacIntyre, Après la vertu ; Weil, L'enracinement ; Ricœur, Parcours de la reconnaissance ; Debray, Le moment fraternité

4. Philosophie classique sur une sorte de substrat social commun : Aristote, Les politiques ; Matheron, Individu et communauté chez Spinoza ; Rousseau, Du contrat social ; Herder, Une autre philosophie de l'Histoire ; Fichte, Discours à la nation allemande ; Renan, Qu'est-ce qu'une nation ?

5. Sociologie sur les mœurs : Heinich, La sociologie de Norbert Elias ; Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne : La présentation de soiLa mise en scène de la vie quotidienne : Les relations en public ; Tönnies, Communauté et société : Catégories fondamentales de la sociologie pure

6. Sociologie sur le sentiment de confiance : Luhmann, La confiance : Un mécanisme de réduction de la complexité sociale ; (Economica), Les moments de la confiance : Connaissance, affects et engagements ; Giddens, Les conséquences de la modernité

7. Sciences humaines sur les caractères culturels : Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales ; (PUF), Théories de l'ethnicité ; Lévi-Strauss, Race et histoire, Le regard éloigné ; Bastide, Le prochain et le lointain

8. Sociologie sur le sentiment d'engagement dans un devenir commun : Deschamps et Moliner, L'identité en psychologie sociale : Des processus identitaires aux représentations sociales

9. Sur la dialectique hégélienne : Bruaire, La dialectique ; Goddart, Hegel et l'hégélianisme ; Bourgeois, Le vocabulaire de Hegel ; Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques (en abrégé)

 


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5 réactions à cet article    


  • voxagora voxagora 7 janvier 2013 12:44

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    Vous cherchez le bâton pour vous faire battre : même moi, qui me délecte de ce genre d’article,
    n’en ai lu qu’un tiers et suis obligée de le copier pour lire la suite à d’autres moments.
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    • samuel_ 7 janvier 2013 13:48

      c’est vrai, c’etait trop long !!! je n’ai pas reussi a faire plus court... mais je n’en ferai pas d’autres aussi longs !

      en tout cas c’est gentil d’avoir essayé !


    • Jason Jason 7 janvier 2013 15:50

      « Qui trop embrasse mal étreint. » Le fil de votre article se perd dans des digressions qui font appel à une foule d’auteurs (que le lecteur a lus ou pas), quelques titres, des citations brouillonnes, bref, cela donne un salmigondis indigeste.

      Vous vous perdez dans vos propres paradoxes. Pouvez parler en deux phrases de ce que vous voulez dire ?


      • loco 7 janvier 2013 22:58

        bonsoir

         S’il s’agit d’exprimer que le « nous » qui inclut a du même coup la nécessité d’exclure, rien de nouveau.... 

         Mais justement, la question moderne n’est-elle pas de parvenir à dépasser cette limite ? La présenter comme une fatalité, une constante de l’histoire de la pensée, c’est vouloir imaginer le monde de demain comme étant un prolongement du monde passé. Dès 1935, Paul Valéry pose justement cette forme de raisonnement de continuité comme impossible.

              Quant à inventer l’avenir sous la houlette d’un penseur qui a redécouvert sa religiosité.....


        • samuel_ 8 janvier 2013 05:42

          « Mais justement, la question moderne n’est-elle pas de parvenir à dépasser cette limite ? »

          « dépasser cette limite », comme toute chose, ne se justifie que si c’est une fin en soi ou si c’est un moyen qui permet d’atteindre une fin. « Depasser cette limite » n’est pas a mes yeux une fin, et je ne vois pas tres bien quelle fin cela permet d’atteindre, et dans quelles circonstances qui seraient des circonstances présentes.

          « Quant à inventer l’avenir sous la houlette d’un penseur qui a redécouvert sa religiosité »

          Des lors que ni le changement, par lequel l’avenir se distingue du passé, ni la conservation, par laquelle l’avenir est semblable au passé, ne sont des fins en soi : il n’y a pas d’opposition entre les deux, car la vérité de ce qu’ils sont se revele quand ils « donnent le meilleur d’eux memes », c’est a dire quand ils sont conçus comme participant tous deux a un meme systeme de choses qui poursuit une meme fin, qui les depasse tous deux.

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