
Avant de parler de la situation hexagonale, faisons un petit détour par Israël, où j’ai dû me rendre quelquefois depuis que je fais ce métier, car Israël est devenu une place incontournable du capital-risque mondial (numéro 3 après les US et la Grande-Bretagne). Israël, qui ne compte que six millions d’habitants, voit converger vers ses entreprises de technologie plus d’un milliard de dollars d’investissements en capital-risque (quand la France en observe un peu plus de 500 millions d’euros, soit environ quinze fois moins per capita).
Au-delà des interrogatoires tracassiers menés par le personnel de El-Al (avant d’embarquer) ou de la police des frontières (notamment à la sortie du pays) et de l’émotion intense ressentie lors de la visite de Jérusalem, ce qui frappe en Israël est l’extraordinaire dynamisme de l’industrie technologique.
L’entrepreneur israélien, et cela est sans doute dû au contexte géopolitique dans lequel se trouve le pays depuis sa création, est impatient (il a envie de réussir et de faire de l’argent vite, voire très vite) et n’a peur de rien (plus le problème adressé est complexe, plus la route vers le succès est de type "face Nord", plus son énergie et son enthousiasme sont importants). Ce mélange d’impatience et d’ambition donne un modèle de management d’entreprises commando qui convient bien au secteur des technologies.
En plus du secteur de la sécurité, dans lequel le pays excelle grâce à une bonne fluidité (en grande partie facilitée par le fait que le service militaire dure de 21 mois pour les femmes à 36 mois pour les hommes) entre les organismes de recherche d’Etat ou militaires et l’industrie, Israël a su se développer dans le secteur des télécoms, du software, des semi-conducteurs et de l’instrumentation médicale, avec de fort beaux succès à la clé : une cinquantaine de sociétés leaders mondiaux (souvent cotées au Nasdaq comme Amdocs, Mercury, Checkpoint... on compte moins de cinq équivalents français) et des centaines de sociétés rachetées par les leaders américains (comme Intel, Cisco, Motorola, IBM... qui ont d’ailleurs pérennisé des centres de R&D très importants dans ce pays où la main d’oeuvre est environ deux fois moins chère qu’en Californie, alors qu’ils rechignent à acheter des sociétés françaises puisque notre message politique est que nous ne le souhaitons pas, et que nos droit/coût du travail ne les encouragent pas à garder des équipes de R&D en France).
La technologie et l’innovation constitue le core business du pays, et pourtant, l’intervention de l’Etat semble simple et concentrée. Un certain nombre de dispositifs d’allégements/exonérations fiscaux rendent le démarrage des entreprises plus compétitif, de même qu’un bureau du ministère de l’Industrie, du Commerce et du Travail, dirigé par le Chief Scientist of Israël, que j’ai eu la chance de rencontrer pendant une heure l’année dernière.
Dr Eli Opper, entouré d’une petite dizaine de collaborateurs, investit sous forme de subventions dans une grosse centaine d’entreprises par an environ 100m$. Il remet en main propre, après une présentation formelle du projet, un chèque allant de 10 000$ à 10 000 000$ au chef d’entreprise, et garantit une cohérence générale qui semble extrêmement efficace (par exemple, les plus gros chèques sont allés pendant une période au secteur des biotechs dans lequel Israël se trouvait être peu actif et qu’ils avaient décidé de privilégier).
Sans parler encore de l’AII mais simplement de l’Oseo-Anvar qui joue ce rôle en France, on notera quelques différences sensibles :
- l’effectif de l’Oseo-Anvar est de plus de 500 fonctionnaires répartis sur tout le territoire
- les sociétés bénéficiaires d’avances remboursables se comptent par milliers (effet "saupoudrage") -il s’agit principalement d’avances remboursables sous conditions, donc d’un instrument compliqué
- les montants sont très peu différenciés (moyenne vers 100 000€ soit presque 7-8 fois par société moins que l’équipe du Dr Opper) pour un montant total de l’ordre de 250 m€
- l’entrepreneur reçoit cet argent comme un remboursement de "Sécu" (je caricature un peu), pas vraiment comme un encouragement solennel donné par une haute personnalité de l’Etat...
Venons-en à l’AII créée à la suite du rapport Beffa dont j’ai lu des extraits et qui m’a paru fort décalé par rapport à ma perception de ce qu’est l’innovation. On a l’impression à sa lecture que la compréhension de ce concept n’a pas évolué depuis la fin des 30 Glorieuses et les projets du type Ariane, Airbus, TGV, centrales nucléaires...
Selon moi, l’innovation aujourd’hui "tient dans la poche" et elle ressemble à un téléphone portable. Elle doit répondre à deux questions illustrées ainsi :
- comment mettre dans un appareil plus puissant qu’un PC un téléphone, une télévision, une caméra vidéo, un lecteur MP3, un bureau mobile (et que sais-je encore ?) en maintenant le coût total en dessous de 100$ (afin que le marché soit un marché de masse incluant la population chinoise ou indienne) ?
- comment rendre toutes les fonctionnalités faciles à utiliser, utilisables et utilisées par monsieur Toulemonde ? (ce second point, souvent sous-estimé, est absolument crucial et explique, par exemple, les succès du Blackberry ou de l’iPod) ?
Le schéma de propagation de l’innovation n’est pas le fait de notre culturel colbertisme, il suit celui de l’Internet : les infrastructures se déploient après que les usages par le consommateur final se sont développés. J’avais donc assez peur que notre nouveau "machin" raisonne à l’envers !
Les premiers projets lancés par l’AII semblent, pour ceux que je peux juger, adresser de bons sujets. Pour n’en citer que deux, il existe encore beaucoup de choses à inventer en matière de recherche sur Internet (et sur Internet mobile d’ailleurs) et le déploiement pervasif de la télévision numérique (en situation de mobilité notamment) est un "vrai sujet".
Les annonces faites par l’AII appellent cependant les remarques et les doutes suivants :
- les sommes annoncées sous forme de subventions et surtout d’avances remboursables semblent pharaoniques. Est-ce un effet d’annonce ? Y a-t-il une véritable gradation dans les investissements réalisés ? Quel est le ratio entre coût de gestion et réel effort de R&D de ces programmes ?
- ces programmes impliquent des start-up (NB : comme Dibcom dans laquelle mon équipe a investi l’année dernière) mais sont "leadés" par des "gorilles de 800 kilos". Quelle part va véritablement aller aux innovateurs (i.e. aux start-up) ? Quelle est la légitimité d’un Thomson ou d’un INA sur les problématiques de "search" ? Va-t-on vraiment raisonner "innovation" vs performance scientifique et technique ? "Innovation produit" vs simple "copycat" ?
J’admets qu’il vaut mieux trop d’argent que pas (d’ailleurs le budget de l’AII sur dix ans ne représente que deux ans de déficit du régime d’allocation chômage des intermittents du spectacle !), que du point de vue "éducationnel" ces annonces sont pédagogiques, tant vis-à-vis du grand public que des grandes entreprises, et que je ne vais pas jouer, moi aussi, les "party poopers".
A ce propos, pour reparler de Dibcom, start-up française leader mondial dans les "chips" permettant de recevoir la télévision numérique en situation de mobilité, primo, il faut se féliciter d’avoir un tel leader sur notre sol et, secundo, il est amusant de rapporter un coup de fil que j’ai eu récemment d’un acteur français majeur du secteur "télécom & média" qui se demandait si cela n’était pas risqué de travailler avec une petite société comme Dibcom (qui a pourtant levé 24m€ l’année dernière et a signé des accords stratégiques avec de prestigieux acteurs globaux qui ont choisi Dibcom parce que simplement c’était le meilleur partenaire au niveau mondial) et s’il n’avait pas intérêt à faire des choix techniques plus conservateurs en travaillant avec un acteur établi et américain : comme quoi la pédagogie est nécessaire !
Nos hommes politiques savent qu’une vraie économie de l’innovation pourrait "booster" notre croissance d’un facteur 50% (ou plus) et, il faut être honnête, les DSK ou les Dutreil n’ont pas chômé sur ces sujets. Les acronymes FCPI (Fonds commun de placement pour l’innovation), JEI, CIR (Crédit impôt recherche)... correspondent tous à des mesures qui vont dans le bon sens : elles sont, à l’image de l’AII, souvent imparfaites et surtout compliquées et/ou coûteuses, alors qu’elles pourraient être bien plus simples et flexibles. Je ferai probablement l’inventaire des améliorations possibles de tous ces dispositifs, dans un prochain "post"...
Un seul sigle semble toujours tabou : ISF... mais là, j’ai déjà fait mes propositions ! (cf Petite proposition extravagante). Nous en sommes toujours à la phase "éducationnelle" d’apprentissage de ce qu’est l’économie de l’innovation, et cette phase sera d’autant plus longue que ceux qui savent "vraiment" continueront à quitter notre pays...