Le capitalisme est-il pervers ?
La crise financière et économique va bientôt fêter son cinquième anniversaire. Cette lancinante durée esquinte les esprits et les corps qui y suffoquent toujours davantage. Des voix s’élèvent de toute part, tant dans une population très énervée que dans les académies et autres cénacles de la pensée, afin réformer le capitalisme (pour les plus doux d’entre eux) ou afin de détruire complètement ce même capitalisme quelles qu’en soient les conséquences pour l’organisation et la stabilité même de la communauté humaine à court terme.
Si la crise de 1929 conduisit à l’installation de régimes autoritaires au sein des Etats et finalement à la naissance d’un deuxième conflit mondial, il est à espérer que la crise initiée en 2008 ne conduira pas également à l’expression violente des tensions latentes qui s’accumulent dangereusement au cœur de tous les systèmes juridico-politiques. Non pas une guerre, au sens classique du terme, mais plutôt une fragmentation, une dissolution des Etats, une incapacité de ceux-ci à rembourser leurs dettes aux marchés, une impuissance de ceux-ci à maintenir un régime de sécurité sociale acceptable et à assurer l’ordre public de manière pertinente. Au sein de la vieille Europe, continent qui ne connaîtra pas de croissance cette année, ne risque-t-on pas d’observer un agacement croissant des capitales germaniques ou néerlandaises à l’encontre des peuples latins dont les finances sont désastreuses et dont au moins 30% de l’économie est souterraine ? Cette crise ne va-t-elle pas éprouver une bonne fois pour toute les grands idéaux humanistes qui furent à l’origine de la création de l’Union européenne, aiguisant là les tentations des replis identitaires, tant il est vrai que l’on ne peut partager avec autrui le contenu d’une assiette vide.
On voit donc se lever une cohorte de penseurs et d’hommes politiques qui voudraient démanteler tout le système financier tel qu’élaboré à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Mais qu’est-ce que le capitalisme ? Le socialisme est-il la bonne alternative à celui-ci ? Peut-on marier socialisme et capitalisme ou doit-on simplement considérer, comme les économistes californiens, que cette crise est tout à fait normale et que le marché restaurera par lui-même l’équilibre tant recherché ? Toute cette problématique a pour centre de gravité la notion de profit. L’économie post-moderne inverserait toutes les valeurs économiques et humaines en faisant du profit sans limites l’objet propre de l’économie et de toute la vie humaine, détruisant par-là l’homme après avoir lésé les principes élémentaires du droit naturel. C’est pourquoi il serait bon de séparer la notion de profit de la notion d’économie. Mais, étant donné que le goût du profit est un puissant instinct qui fait partie même de la nature de l’homme, au moins peut-on en modérer l’exaltation, ne pas l’ériger en norme de vie et ne pas en faire l’unique moteur de la culture ambiante. Au contraire, un régime économique véritablement humain devrait être édifié de telle manière qu’en tenant compte des instincts pervers de l’humanité, il les prévienne et, dans la mesure du possible, les refreine. L’accumulation du capital pour lui-même est un vice qui glorifie le culte du moi, maladie de civilisation qui n’est pas propre au capitalisme et qui se retrouve dans tous les secteurs de l’activité actuelle : les réseaux sociaux en sont un exemple cinglant. On peut y ajouter la publicité, l’adoration de la déesse télévision, la création de fêtes artificielles visant à augmenter la consommation, la favorisation de la dissolution des familles tant il est vrai qu’un être solitaire consomme plus que lorsqu’il est en communauté, et enfin citons l’abominable discrimination sociale basée sur le standing de vie de chacun : apparence vestimentaire, vacances, fonction sociale, état de santé…
Ce culte du moi, qui est un culte intégral du profit sous toutes ses formes transforme l’être humain en individu. Je dis « individu » afin de souligner l’aspect matériel et quantitatif de cette dimension humaine qui déchoit de sa nature propre en orientant toutes ses énergies et ses désirs vers les objets et non les sujets. Cette tendance générale de la civilisation est dissolutive, elle tend à la dispersion, à la désintégration, à la dissolution des liens qui unissent et protègent.
C’est la raison pour laquelle un capitalisme pur est un régime de dissolution des sociétés et des communautés qui se désintègrent comme des atomes et qui se livrent à une concurrence effrénée et sauvage. Voilà pourquoi paradoxalement, la pure liberté, synonyme de destruction des liens naturels, érigée en système est très dangereuse. Une pure liberté de commerce et d’échange, une pure liberté illimitée de posséder conduit au chaos. L’homme est condamné à ne plus être qu’un simple individu au milieu de millions d’autres qui sont, comme lui, déliés des liens protecteurs de la communauté. Quelle surprise désagréable que de s’apercevoir que ces régimes économiques sont promus par les Etats eux-mêmes suite à la Révolution française. Ainsi donc, la sortie de la féodalité a donné naissance à des Etats modernes qui, au nom de liberté, ont créé les conditions de possibilité de leur propre disparition.
Quel est l’avenir immédiat d’un tel régime étatique et économique ? Exactement le même que celui d’un jardin peuplé de bêtes pacifiques et de bêtes féroces dans lequel soudain, le mur protecteur qui séparait les deux espèces s’effondre. Les faibles tombent alors sous les griffes des forts et sont réduits à une servitude immonde ou bien détruits sous la domination brutale des forts. En effet, sûrs de leur puissance supérieure, les forts dépouilleront peu à peu les faibles de leur ressources et, voyant leur pouvoir augmenter, à mesure que les autres s’affaiblissent, imposeront une contrainte toujours plus infâme à la foule considérable des personnes pauvres. On nous parle de crise depuis 2008 mais on oublie vite de dire qu’il s’agit d’une crise des pays riches et c’est ce pourquoi on en parle. Mais cela fait des décennies que l’on ne parle pas d’une crise beaucoup plus profonde qui voit chaque jour mourir de faim et de soif des milliers d’enfants et d’adultes dans le monde. On oublie également de stipuler que l’argent qui a été dépensé afin de rembourser les dettes de gouvernements étatiques irresponsables aurait largement suffit à mettre en place des fonds d’investissement éthique éradiquant définitivement la faim dans le monde. Oui, toute la vie économique est devenue, surtout pour les plus jeunes et les personnes âgées, horriblement dure et cruelle.
Ce capitalisme-là, sous couvert des Droits de l’Homme, n’a de règle que son propre estomac boulimique, et est en train de détruire les valeurs fondamentales suivantes :
- Les valeurs culturelles et spirituelles par la destruction de la tradition du fait d’un consumérisme effréné.
- Les valeurs intellectuelles en soumettant l’intelligence à la technique et la technique au profit.
- Les valeurs politiques en les orientant uniquement vers l’angoisse de la non-obtention de l’équilibre budgétaire.
- Les valeurs économiques par le dur esclavage que connaissent encore la plupart des ouvriers.
On ne pourra éternellement faire subir un tel sort austère à la jeunesse actuelle dans le cadre d’un monde qui s’unifie totalement sur le plan des nouvelles technologies de la communication et de l’information.
L’alternative socialiste, quant à elle, ne peut faire abstraction de la notion de plus-value. Le sort funeste qu’a connu l’ex-URSS en 1991 en est la démonstration la plus brillante. La Corée du Nord et Cuba connaîtront le même sort. La véritable question est de savoir si l’on redistribue véritablement la plus-value de manière équitable et si la mise en œuvre de ladite plus-value se réalise de manière humanisante. Ce n’est donc pas un système mécanique qui viendra à notre secours mais l’introduction de valeurs traditionnelles dans la société et surtout dans la nouvelle génération qui la prépare. Le socialisme ne peut pas être un égoïsme inversé : s’il n’était rien d’autre que le désir ardent de réalisation de profit dans le cœur de celui qui n’a rien, il ne serait rien d’autre que la glorification ou la systématisation de l’envie des richesses à l’instar du libéralisme. C’est pourquoi, la société économique actuelle se divise en libérale et socialiste : autrement dit, en avarice des possédants et en avarice des dépossédés.
Le socialisme peut être considéré d’un double point de vue : soit dans sa progression soit dans son point d’arrivée. Dans sa progression, il lutte pour détruire la classe bourgeoise grâce à son programme de revendications ouvrières. Dans son point d’arrivée, il souhaite créer une sorte de paradis prolétaire, lieu d’égalité parfaite. Dans la première étape, le socialisme se montre flatteur et opportuniste. Il se dit être un ennemi terrible de la conception bourgeoise de la vie : c’est le coryphée inflexible des droits bafoués. Dans la deuxième étape, lorsque le régime socialiste arrive à écraser totalement la petite bourgeoisie, il devient alors, comme en Chine, un supercapitalisme d’Etat. En effet, la bourgeoisie étant exterminée, elle est remplacée par l’oligarchie composée en partie de professionnels et en partie de prolétaires, et la société économique continue pour l’essentiel avec la même structure qu’elle possédait dans le libéralisme économique. On retrouve là les anciens traits du capitalisme tant condamné par ce qu’il s’agissait d’une lutte au sein de la production de richesses et non d’une réforme substantielle du système visé.
Que faire ? Car, aujourd’hui, ne va-t-on pas vers la faillite d’une économie de pur profit ?
Nous avons dit plus haut que l’effort suprême de l’économie contemporaine consiste à étendre sans limites la consommation humaine. Si le capitalisme parvient à accroître la consommation jusqu’à égaler sa capacité productive, le libéralisme économique sera sauvé et continuera à régner sur le monde. Or, quelle est aujourd’hui la situation économique du monde ? Contre toute attente, nous ne pouvons faire qu’un scandaleux constat : il y a de toute évidence une surcapacité financière. Il y a trop d’argent qui se trouve accumulé sans pouvoir être investi ni placé. Les finances sont saturées tant il est vrai que la capacité d’épargne ainsi que la masse d’épargne des pays développés est considérable et que la financiarisation du monde se réalise au détriment d’une économie industrieuse réelle qui ferait de l’être humain le centre de l’activité économique. Dans les pays riches, la surcapacité financière va jusqu’à déclencher parfois une surcapacité mercantile. Faudra-t-il bientôt trois téléphones portables par individu et trois voitures par ménage ? Les pays autosuffisants détruisent des quantités considérables de produits technologiques et de nourriture uniquement pour maintenir des prix au-dessus d’une certaine ligne de flottaison macroéconomique.
Donc la saturation financière que l’on dénote, même réorientée vers une hausse de la productivité industrielle, sature tous les compartiments de la consommation. On aura compris que pour que tout cela fonctionne il faut que la consommation progresse aussi rapidement que la finance et l’industrie. On voit immédiatement la limite d’un tel système.
Pour que la consommation explose il faut que le coût de la vie soit bon marché et que les ressources des ménages soient abondantes. Or, le coût de la vie ne peut être qu’élevé et les ressources des particuliers limitées. Ce coût élevé de la vie a une cause très simple. En effet, entre le consommateur et le producteur viennent s’intercaler deux éléments qui biaisent l’intersection entre la courbe de l’offre et de la demande : le financier et l’Etat, deux entités qui, de soit, ne produisent rien et consomment beaucoup. Leur entretien pèse nécessairement sur le coût de la vie.
L’Etat moderne se transforme de plus en plus en mutualité : ses budgets sont énormes, sa fiscalité n’est que de s’accroître de décennies en décennies au point de signifier dans certaines régions d’Europe une expropriation pure et simple. Depuis 2008, on peut aisément observer comment, dans la taxation de certains produits, les charges fiscales ont augmenté de plus de 50% dans l’espace d’une seule législation. La culture du déficit de l’Etat semble devenir une règle commune : on le constate particulièrement dans les pays latins de la zone euro. La cause qui y conduit est permanente et son influence ne cesse de s’agrandir. Et chez nous, Européens, la chose est facile à vérifier.
Grâce à ces trois éléments qui dévorent l’argent sans rien produire, la vie ne peut qu’être exagérément chère. C’est ainsi que le coût des denrées essentielles à l’entretien des ménages augmente plus vite que l’accroissement des salaires. On en conclu donc que les ressources des particuliers s’amenuisent. Premièrement, parce qu’on leur a enlevé leur argent grâce au prêt à intérêt, deuxièmement, en raison du progrès technologique qui provoque des licenciements massifs et la baisse des salaires. Voilà pourquoi lorsque la vie est chère et que les ressources se réduisent artificiellement, la consommation ne peut ni augmenter ni fonctionner. Cela explique la faillite virtuelle de cette version du capitalisme.
En favorisant les finances et non pas l’esprit communautaire, l’argent passe des mains des personnes pauvres aux mains du rentier, des mains du producteur à celle du financier international. On a créé un capital énorme mais profondément morbide. En favorisant la plus-value et en remplaçant l’être humain par la machine, on condamne la majeure partie de l’humanité à la misère.
Et voici la punition finale que la nature inflige à cette mécanique meurtrière : c’est aujourd’hui, au moment précis où l’économie aurait besoin d’accroître la consommation pour survivre que celle-ci refuse de redémarrer. La raison en est claire : on a fait de la consommation le terme du processus économique plutôt que d’en faire le principe.
Stéphane Bleus
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