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Misère du travail. Du salariat, du chômage et de Robert Castel…

Etudiant en sociologie, je me suis vraiment intéressé à Castel après avoir travaillé pour la première fois en tant qu’intérimaire. Nous devions réaliser une recherche pour l’Université et n’ayant autre expérience de la « condition ouvrière » hormis celle que l’on m’avait transmis, je partais travailler dans la grande distribution, puis dans une usine de traitement de métaux pour mieux comprendre (et me faire de l’argent de poche !). Je ne me doutais pas de ce qui se jouait dans le travail intérimaire et ne comprenais pas comment, moi, étudiant sans qualifications, je pouvais me retrouver à faire le métier d’ouvriers qualifiés et expérimentés. Cet article n’est pas un résumé des idées de Robert Castel, la presse en est remplie, et chacun est capable de lire une œuvre. Le décès du sociologue m’a donné envie d’écrire à propos de ce que j’ai compris en grande partie grâce à lui et que je crois utile d’être partagé.

Le capitalisme industriel, la condition ouvrière et le salariat.

L’Histoire longue nous apprend que ce qu’on appelle « travail » n’a pas toujours occupé la place primordiale qu’il occupe aujourd’hui. On sait que dans la Grèce antique, le travail était déconsidéré et réservé aux esclaves, lesquels n’étaient pas invités à participer à la vie politique, philosophique, ni aux jeux. Plus proche de nous, le 19e siècle voit naître la sociologie dans les écrits d’intellectuels qui sont témoins de « la Révolution Industrielle », de l’émergence rapide de sociétés qui s’organisent autour du travail. L’industrialisation et l’urbanisation amènent avec elles, la condition ouvrière : des populations appelées à migrer dans les villes pour vendre leur force de travail. Alors qu’Emile Durkheim louent la « solidarité organique » que provoque la division du travail social, Karl Marx observe d’un côté des masses aliénées et exploitées, de l’autre une minorité de possédants vivant des profits. L’extrême misère de ceux qui par leur travail participent au « progrès industriel », donne lieu à des résistances, des luttes, puis à l’organisation en syndicats, en partis qui se structurent autour d’idées socialistes, communistes, anarchistes.  

Ces luttes n’ont bien sûr pas aboli le travail. Mais elles ont imposé petit à petit aux possédants toutes ces choses qui nous paraissent aujourd’hui comme allant de soi (interdiction du travail des enfants, prise en charge des accidents au travail, limitation du temps de travail…), autant de droits acquis qui ont fondé, comme le rappelait Castel, « la société salariale ». Avec le salariat, la paie au jour le jour et le travail sans lendemain laissent place à la prédominance d’un modèle assurantiel (le salaire différé : sécurité sociale, retraites, congés payés, allocation chômage etc.) qui veut protéger les travailleurs de l’insécurité. Un compromis que doit subir le capitalisme industriel s’incarnant dans ce qu’on a l’habitude d’appeler l’Etat Providence, entité vouée à « domestiquer le marché ». Nous devons à ce modèle la place qu’occupe le travail aujourd’hui. La difficulté à penser la vie sans le travail ne tient donc pas seulement de l’endoctrinement, mais s’explique aussi parce que les luttes qui ont « agrandi la surface de la cage » du salariat nous ont légué des droits. L’idée que la précarité de la vie peut s’affaiblir alors qu’on « obtient un travail » (qui est synonyme de CDI), peut faire son chemin.  

Le capitalisme financiarisé et le tournant néo-libéral. 

Travailler, s’enrichir et jouir des loisirs est une idée dominante jusque dans les années 1970. Si bien qu’en Mai 68, « l’utopie » ce n’est pas, comme aujourd’hui on rétorque à tous ceux qui contestent l’ordre libéral, être assuré d’avoir un travail fixe à la sortie de ses études, même pas d’ « augmenter les salaires », ou de « limiter les rémunérations des grands patrons ». Non, c’est l’ordre en lui-même qui est contesté, celui de l’existence bloquée dans l’impasse de l’esclavage salarié, dans lequel la seule liberté est la consommation. Mais l’effet pervers de cette révolution ratée est que certaines revendications de liberté des mouvements de 68 vont être récupérées et accompagneront le tournant néo-libéral qui suit, revenant sur les concessions du Capital faites aux salariés.

Le travail se réorganise autour de principes « d’autonomie », « de cadres libérés des hiérarchies », de « prise d’initiatives », et même de « créativité » des employés appelés à devenir des artistes. Les collectifs sont brisés, les conflits évités et le patron vous tutoie. On a également en tête la figure du « gagnant » incarnée par Bernard Tapie (en 68 il préside une association de consommateurs et dans les années 80 présente une émission sur l’entreprise), vantant la « liberté d’entreprendre », « la libre concurrence », autant d’idées qui font du patron, un « manager » qui dirige une « équipe ». S’ancre l’idée que n’importe qui, va pouvoir monter sa PME et s’enrichir. Autre personnage bien connu, Daniel Cohn-Bendit, médiatiquement identifié comme soixante-huitard, qui se définira lui-même comme « libéral-libertaire ». 

Et puis, une chose qui doit nous paraître familière, les dirigeants ont pour eux le prétexte de « la crise » de 1973 pour se plaindre que le « coût du travail » est trop élevé. A ce propos il est frappant de voir la vieillesse des pleurnicheries que l’on entend actuellement (« on-ne-peut-plus vivre-comme-avant ») mais qui ont réussi à ancrer l’idée que le droit à un emploi stable, relève de l’utopie ! Plus que jamais, on a libéré les entreprises des « contraintes » de cet « Etat providence archaïque » en transférant les décisions aux actionnaires, en permettant avec la complicité des dirigeants de faire toujours plus avec toujours moins. Les notions de compétitivité, de flexibilité, se sont imposées et se sont traduites concrètement par trois choses : des « compressions d’effectifs », c'est-à-dire des licenciements boursiers quand la rentabilité à 2 chiffres n’est pas atteinte ; le recours accru à l’externalisation, on sous-traite, on remplace des ouvriers qualifiés par des « prestataires de travail » que représentent bien les intérimaires (des travailleurs « temporaires », des jeunes qui ont besoin de payer leurs études etc.) et enfin la modération ou le gel des salaires, malgré l’augmentation de la productivité (les profits étant captés par la finance).

Le précariat et le retour du « travail sans lendemain ».

Ce que j’ai compris des travaux de Robert Castel, c’est que l’effritement de cette société salariale a permis l’explosion des « surnuméraires », dont parlait déjà Marx dans le Capital. Plus simplement formulé, le grand patronat (qu’on entend en ce moment gémir sur les chiffres record du chômage) en organisant la flexibilité et en demandant toujours plus, peut désormais profiter d’une masse de gens (surnuméraires) sans droits, prêts à toutes les concessions possibles pour travailler. Les surnuméraires ce sont tous ces travailleurs temporaires, saisonniers, embauchés comme « prestataires », pendant « des arrêts », puis débauchés. Le projet du patronat n’est plus du côté du « plein emploi » et du compromis de type fordiste. Il n’a plus vraiment d’intérêts à le faire, il a trouvé les moyens de tirer beaucoup plus en préservant une situation de chômage massif. C’est une exploitation sans exploiteurs, car sur le modèle du travail intermittent, vous êtes en concurrence sur un marché ultra-plein et on vous sélectionne pour une prestation temporaire. Coïncidence, le projet du MEDEF (en forme olympique) de janvier 2013 proposait pour réduire le chômage, «  la mise en œuvre de contrat de travail intermittent » (Article 18). Les surnuméraires sont autant de rats de laboratoire, de populations tests pour des politiques qui s’appliqueront à l’ensemble de la population. 

Dans cette situation de chômage massif entretenue volontairement par les dirigeants pour les raisons évoquées précédemment, Robert Castel ne prophétisait pas une « fin du travail » annoncée déjà cent fois… Bien au contraire, ce qu’il constatait, c’est la multiplication des situations de sur-travail : le précariat imposant à une masse grandissante de salariés, la débrouille, le cumul de plusieurs emplois pour boucler les fins de mois. En d’autres termes, des gens qui travaillent, mais sont désaffiliés, inutiles au monde, qui ne peuvent pas se projeter. L’effritement de cette société salariale n’est pas tant « un retour en arrière », ce qui impliquerait de conclure qu’il faudrait revenir au compromis du capitalisme industriel qui était plus humain. Non, Castel expliquait justement que nous sommes dans une « insécurité postérieures aux protections ».

Même si je n’ai pas exactement connaissance des conclusions politiques que Castel tirait de ce constat, personnellement, ses travaux m’ont amené à penser qu’une convergence des luttes pouvait avoir lieu sur la question du chômage. Le succès du mouvement contre le CPE, la surprise que provoqua l’arrivée des lycéens sur la réforme des retraites, sont autant de preuves que notre génération n’est pas « prête à tout » pour « s’insérer dans le monde du travail ». Les mouvements des ultra-précaires que sont les intermittents du spectacle ont été en ce sens précurseurs des luttes qui viendront, parce que l’intermittence, représente la forme de travail que le patronat souhaite généraliser. Les interminables files d’attente des castings, et autres concours musicaux etc. ont précédées l’engorgement de l’ANPE. La patronne du MEDEF déclarait à une représentante du Parti Socialiste il y a quelques jours : « si vous n’adoptez pas une politique pro-entreprise, le chômage explosera ! » S’il est peu plausible que les gouvernements précédents responsables de ce bilan ai été anti-patronat, le MEDEF ferait bien de se méfier de ce qui risque d’exploser dans un pays qui compte 10 millions de chômeurs, qui ne vont pas éternellement aller s’immoler devant Pôle Emploi, et qui auraient des raisons de perdre leur sens de l’humour. 


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