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Accueil du site > Actualités > Economie > Le développement, une affaire de culture ?

Le développement, une affaire de culture ?

L’actuel cloisonnement entre les sciences de l’homme n’est plus de mise. L’économique se doit de renouer avec l’éthique utilitaire, l’esprit inventif, la conscience civique, le respect de la fonction accomplie... Rien n’obscurcit notre vision de la société que le préjugé économiciste.

Au cours des cinq dernières décennies, le problème du sous-développement a pris des proportions tragiques, en raison de l’aggravation des inégalités entre les nations. Que n’a-t-on pas dit et écrit sur la question ! D’aucuns peuvent dès lors difficilement imaginer ce qu’on pourrait ajouter ni même répéter utilement.

Le problème pourtant présente une acuité certaine et la nécessité d’une explication théorique se fait toujours sentir pour saisir le sens des différences de niveaux de vie observées. Alors que, durant plus d’un demi-siècle, le changement social a progressé à grands pas de par le monde, on peut compter sur les doigts le nombre de pays qui ont réalisé une mutation significative. A la réflexion, il me parait important de reprendre la question posée par les grands penseurs du XIX ème siècle et par nombre historiens contemporains : pourquoi – excepté le cas remarquable du Japon – la révolution industrielle ainsi que l’ordre social et culturel qui l’a accompagné ont dû surgir en Europe du nord-ouest, à une époque donnée et pas ailleurs ni à une autre époque ? Comment se fait-il que le monde islamique, l’Inde et la Chine qui, dans le passé, étaient à beaucoup d’égards en avance sur l’Europe n’aient pas eu inventer et promouvoir ce type nouveau de société ?

En 1930, Chakib Arsalane relançait une question qui ne cessait de tourmenter la pensée islamique : « pourquoi les Musulmans sont-ils en retard et pourquoi d’autres sont-ils en avance ?  » (traduction littérale de l’arabe). On notera au passage que c’est dans cette perspective générale que se situe l’analyse pénétrante d’Ibn Khaldoun (Al mouqaddima).

Des questions d’historien certes mais il est souhaitable que des éléments de réponse puissent y être apportés par l’économiste. Sans doute tiennent-elles pour valable au départ la notion de progrès et donnent un caractère idéal au prototype européen de la société industrielle. Mais si, comme il convient de le faire, on s’abstient de souscrire à la théorie de l’évolution unilinéaire des formations sociales, l’histoire peut être considérée comme un mouvement vers plus de bien-être et de prospérité, un mouvement continuel que les peuples divers mettent plus ou moins activement en œuvre.

Progrès, bien-être : des mots dont il importe de bien saisir le sens relatif. D’où la nécessité de circonscrire la notion de développement – une entité plus aisément sentie que définie – de la démêler (pour ne pas la confondre avec celle de croissance), de la libérer de sa lourde chape d’occidentalo-centrisme et de pharisaïsme.

Les entraves souterraines

Les nations nanties doivent-elles leur avance essentiellement au pillage de leurs colonies et à la rapine effrénée qui l’a suivi ? Inversement, l’infortune des pays décolonisés s’explique-t-elle seulement par les sujétions passées ? S’agit-il d’un « retard » (conférence de Bandung en 1955) ? Est-ce une affaire de PNB ou de PIB ? Répondre n’est assurément pas facile. Néanmoins il est des faits qui ne doivent pas laisser indifférent : des pays comme la Suisse, l’Autriche, la Suède, la Norvège et le Danemark n’ont jamais eu de colonies ; tandis que d’autres tels l’Ethiopie, le Népal, l’Afghanistan et le Tibet n’ont pas (ou pratiquement pas) été colonisés. L'expansion coloniale a même été préjudiciable à l’Espagne et au Portugal…

C’est souligner combien cette expansion et les transferts de richesse qui l’ont accompagnée ne suffisent pas à engendrer la prospérité et soutenir un processus réussi. C’est un truisme de dire que c’est leur avance technologique, économique et sociale qui a permis aux pays impérialistes de soumettre par les armes des contrées entières et de se rendre maîtres de leurs richesses. En outre, il fallait une certaine capacité d’action interne pour que les transferts de richesses tournent à l’avantage des pays conquérants. Le processus de modernisation et l’accroissement du bien-être matériel au sein de ces pays sont dus, sans doute, moins à la mise en valeur des colonies qu’à l’existence de qualités intrinsèques, de vertus sociales génératrices de progrès. De telles prédispositions ont vraisemblablement fait défaut en Espagne et au Portugal (pays qui ont connu une évolution tardive). C. Rangel a dès lors raison lorsqu’il note que les conquêtes coloniales « profitèrent à l’Occident ou en tout cas le dynamisèrent, mais uniquement parce que celui-ci regorgeait déjà d’une énergie et d’une faculté créatrice qui auraient, de toute façon, suivi leurs cours ». (1)

Qu’en est-il maintenant des « pays du Sud » ? (2) Quelles sont les raisons profondes de leur inhibition et leur léthargie chroniques ? Il est primordial de bien comprendre pourquoi dans ces pays les dysfonctionnements ne sont pas solutionnés et ont même une fâcheuse tendance à se répéter et s’accumuler.

L’observateur le plus optimiste en vient à se demander si le sous-développement, en fin de compte, n’est pas un état chronique… et la tentation demeure grande de conclure qu’il n’y a peut-être « rien à faire ». Quant à l’analyse économique conventionnelle, elle se révèle inopérante – et pour cause – dès lors que l’on s’éloigne des phénomènes d’ordre strictement économique, plus ou moins comptabilisables (PNB, PIB, dette). Il est alors vain d’en attendre des réponses à des questions longtemps hors de sa portée ou dont l’envergure est en règle générale sous-estimée.

Tout bien considéré – si l’on met de côté l’hypothèque impérialiste et les diverses formes d’apathie politique – l’obstacle névralgique au processus de changement économique ne nicherait-il pas dans les pesanteurs culturelles ? Les vertus sociales, l’esprit positif sont l’un des fondements principaux de la société moderne. Mais peut-on les considérer comme l’équivalent dans l’ordre culturel de la rationalité dans l’ordre économique ?...

Ici, on se heurte à une objection persistance, à savoir qu’il n’appartient pas à l’économique de rendre compte des comportements humains et des spécificités culturelles, qu’il ne lui appartient d’étudier que les mécanismes et les faits « objectifs ». Mais l’objection tombe par avance si le fait « objectif », le mécanisme sont conditionnés et orientés par le fait socioculturel. Comme les activités de production et d’organisation dépendent étroitement de la façon dont les hommes se comportent dans le cours habituel de leur existence, l’économique retrouve ses droits à côté d’une perspective psychosociologique.

Une situation économique n’existe pas, désincarnée, dans le monde éthéré des schémas de production. Pour qu’un schéma se réalise et se reproduise durablement, il faut que des formes institutionnelles, des habitudes, un état d’esprit conduisent les hommes à se conformer à ce schéma. L’économique, comme le notait M. Friedman il y a trente ans, ne « traite pas d’un problème économique dans l’abstrait, mais elle étudie la façon dont une société donnée résout ses propres problèmes économiques  ». (3)

Par cela même, les aspects économiques, sociaux, culturels s’interpénètrent ; on ne saurait les séparer analytiquement. Pour K. Polanyi, en effet, « l’idée même d’économie est récente. Dans les autres civilisations et cultures, ce que nous appelons phénomènes économiques n’est pas distingué des autres phénomènes sociaux, n’est pas érigé en un monde distinct, en un système, mais se trouve dispersé et étroitement imbriqué dans le tissu social ». (4)

Au fond, l’homme social n’accorde de valeur à la pratique matérielle que pour autant qu’elle serve des fins non économiques. Le problème des relations entre le changement économique et les traits socioculturels surgit à la fois de l’orientation encore diffuse de la recherche économique et du défi des réalités humaines observées dans l’espace sous-développé.

L’économique et la perspective culturelle

L’appareil d’analyse conventionnel est avant tout orienté vers la saisie de ce qui se passe en Occident. Il s’applique plus au cadre de la société positiviste et technicienne – réalité occidentale – qu’à celui de la civilisation et de la culture – réalités humaines. Le réalisme exige de cesser de contourner les constats et les vérités qui, pense-t-on, froissent l’amour-propre. Si l’on convient que la longue léthargie du sous-développement n’est pas due – exclusivement et dans son essence – à des obstacles économiques, à un manque de ressources, on s’aperçoit de l’existence d’entraves souterraines nées du comportement humain et des pesanteurs socioculturelles.

Si alors nous tenons pour acquis que le processus de changement est suscité et entretenu en partie par des attributs socioculturels, nous pouvons décider de la place que les facteurs non mesurables doivent occuper dans le champ économique. Si nous admettons enfin que le développement en tant qu’action suppose la transformation des hommes eux-mêmes, nous pouvons prendre acte des freins dus à l’emprise d’une psychologie de dépendance sur les peuples du Sud.

Si, a contrario, il convient de faire grand cas de l’homme, le bien-être et le progrès peuvent-ils être assurés sans assise économique ? Que fait-on des composantes matérielles (infrastructures, nourriture, accès à l’éducation, santé) ?... C’est précisément cette façon de poser les questions qui maintient la confusion et qui fait que la plupart des débats économiques et politiques font silence sur des aspects primordiaux. L’ankylose culturelle, le laxisme social, l’esprit de démission, le népotisme, les phénomènes d’aliénation sont depuis longtemps remisés par les économistes au « magasin des accessoires ».

En Occident, l’économique est considérée (depuis le 18ème siècle) comme une discipline autonome, qui trouve en elle-même ses propres références. L’observateur et l’analyste semblent n’admettre guère que les schémas strictement délimités par la discipline. Si bien que culture et économie ont longtemps suivi des voies distinctes : l’une étant la thématique de l’humanisme et de l’éthique, l’autre se fondant sur l’utilitarisme et la fonctionnalité. C’est une dissonance entre ceux qui considèrent la réalité vécue comme l’émanation des valeurs et des représentations et ceux qui la voient comme le reflet des forces matérielles.

De temps à autre, il est vrai, ce qu’il est convenu d’appeler les « facteurs extra-économiques » sont évoqués. Mais si les économistes admettent que des facteurs de cette nature peuvent avoir une incidence sur l’activité économique, ils se sont rarement efforcés de les analyser. Somme toute, la place de la culture dans le développement est une préoccupation tout à fait récente dans la science économique.

Quelques études – encore minoritaires dans l’éventail des interprétations contemporaines – font ressortir l’interaction de la dynamique économique et du substrat culturel. (5) Le changement économique est regardé comme une affaire de culture, plus que de capitaux. On en vient à s’apercevoir qu’aucun progrès matériel ne peut se réaliser sans d’abord la sensibilisation/adhésion de l’homme social.

La tentative pour appréhender d’un œil déshabitué des questions traditionnellement maintenues hors du « territoire » de l’économiste, mérite toute l’attention, car elle serait de nature à débusquer les idées reçues. Ainsi, l’argumentation défendue, si elle devait être confirmée, représenterait une voie de recherche féconde. Peut-on, au reste, interdire à l’économiste de réfléchir sur les comportements sociaux inhibiteurs, alors que l’on sent que là peut se nouer la problématique décisive ?  Ne doit-on pas se résoudre à rechercher l’invisible derrière le visible ? Ce que l’on tient d’ordinaire pour l’accessoire ou l’épiphénomène ne serait-il pas la clé de l’objet étudié ?

L’actuel cloisonnement entre les sciences de l’homme – les facettes du réel – n’est plus de mise. L’économique se doit de renouer avec l’éthique utilitaire, l’esprit inventif, la conscience civique, le respect de la fonction accomplie... Rien assurément n’obscurcit notre vision de la société que le préjugé économiciste.

Thami Bouhmouch

Décembre 2011

http://bouhmouch.blogspot.com

________________________________________________________

(1) Carlos Rangel, L’Occident et le tiers-monde, R. Laffont 1982, p. 166. Je souligne.

(2) Ce vocable est retenu ici comme un pis-aller. La limite Nord-Sud, on le sait, ne marque pas une division exacte entre les pays. Certains pays de l’Europe de l’Est, par exemple, forment une sorte de périphérie à l’intérieur du « Nord ».

(3) Milton Fiedman, Prix et théorie économique, éd. Economica 1983, p. 2. Je souligne.

(4) Louis Dumont, Préface à K. Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Gallimard 1983, p. VII. Voir aussi p. 106.

(5) Cf. en particulier : Mahdi Elmandjra, Rétrospective des futurs, éd. Oyoun 1992.


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12 réactions à cet article    


  • Marc Bruxman 21 décembre 2011 19:41

    Suffit d’aller en Affrique pour voir que leur condition est due à leur mentalité et que tant que celle ci n’évoluera pas il ne servira à rien de leur envoyer du fric. La plupart de ce qui a été construit pendant la colonisation est toujours la mais n’a pas été entretenus : Routes devenus défonçés, centrales électriques laissées en l’état qui tombe en panne tous les 3 jours, ...

    Ils n’ont pas compris comment cela marchait et n’ont pas su nous imiter une fois que l’on s’est tiré. De même les chinois sont chez eux pour le buziness mais eux ne font rien. Que voulez vous que cela donne ? Rien ! Il faut qu’il change de mentalité et trouvent par eux même comment on fait. Après ils rattrapperont vite leur retard. La Chine a mis seulement 30 ans.


    • Thami BOUHMOUCH Thami BOUHMOUCH 21 décembre 2011 23:07

       @Bruxman

      - Vous dites : ’ils n’ont pas su nous imiter une fois que l’on s’est tiré« . Vous n’avez pas à être fier de cette période sombre de la colonisation.
      - Ce n’est pas l’Europe qui »envoie du fric" en Afrique mais c’est tout à fait le contraire. Cela crève les yeux. La philanthropie et l’impérialisme c’est comme le blanc et le noir.

    • al.terre.natif 22 décembre 2011 09:22

      @ Marc Bruxman

      Ben voyons... C’est un peu ce que doivent se dire les banques étrangères de notre pays et de nous ! On leur a prêté tellement d’argent, et ils en ont toujours besoin de plus... Quelle bande de mauvais gestionnaires !

      Pourtant, on leur avait appris à ces français le capitalisme, l’économie ... ont leur a fait confiance, et maintenant ils ont tout laisser tomber, n’ont pas entretenu leur consommation et leur croissance.

      Lorsque nous même nous changerons de mentalité on pourra donner des leçons à ces « enfants » qui ne comprennent rien (non plus) à l’économie et au grand capital !

      D’autre part, et pour finir, la merveilleuse colonisation des blancs n’a pas eu que des effets positifs (comme NS aurait souhaité nous le faire croire via le rapport de Arno Klarsfled sur le rôle positif de la colonisation). Il ne faut pas oublier que nos centrales nucléaires fonctionnent avec de l’uranium ... africain, que notre pétrole est lui aussi, en grande partie ... africain, que notre liberté d’aujourd’hui à le goût du sang des combattants français, mais aussi ... africains, que l’or qui tapisse ostensiblement nos beaux édifices étatiques, est aussi ... africain.
      Donc dire, une fois tout pillé, que ce sont des gens qui « n’ont rien compris » et qui « n’ont pas su nous imiter » .... c’est un peu fort. D’ailleurs, en parlant d’imitation, vu le mal qu’on leur à fait, si ils nous avaient imités ... peut être n’aurions plus chez nous que quelques chèvres et beaucoup de plastique ! 

      Au passage, et pour petit rappel, avant la colonisation, il y avait l’esclavage, sans lequel nombreuses de nos villes, de nos marchants, n’auraient pas prospéré aussi bien (bordeaux, nantes, ....)

      Alors, avant de parler en moralisateur de ces petits enfants qui ne comprennent rien au monde moderne, faites un effort. Si ce n’est un devoir, la mémoire est au moins un droit !


    • bourrak 21 décembre 2011 22:03

      Là où le développement et l’argent avancent, l’humain recule.


      • ddacoudre ddacoudre 22 décembre 2011 10:20

        bonjour thami

        indépendamment du fait que l’on observe que la civilisation de l’abondance par le commerce glisse du moyen orient vers l’ouest et rejoint l’extrême orient, pas tout t’a fait de manière linéaire, car nous pourrions dire que la commerce entre l’Égypte et l’indu, donc l’extrême orient, en fut le créateur, et qu’il retourne a ses sources.
        ensuite la perception de l’abondance est culturelle, je ne développe pas, un bien désiré acquiert une valeur, à l’inverse ne rien posséder de désirable nous enrichi.
        jean marie albertini explique bien le moteur de cet enrichissement, la rareté.
        son frein une intégration trop forte dans le communautarisme qui conduit au suicide altruiste, et l’on peu considérer que le dogme en est un, ce que nous vivons et qui fait que le commerce glisse vers les lieux où il y a une croissance de consommation encore vierge correspondante à l’usage des matières premières exploités. le tour de l’Afrique viendra, si nous ne faisons pas exploser la vie sur cette planète.
        ta réflexion est très intéressante merci.
        ddacoudre.over-blog.com
        cordialement.


        • Thami BOUHMOUCH Thami BOUHMOUCH 22 décembre 2011 15:47
          Bonjour, 
          J’apprécie ton humour : « Si cela n’est pas l’art de la communication je me les......, non finalement ce gouvernement ne mérite pas que je les sacrifie. »
          Tes commentaires, mis à part le contenu pertinent, me donnent l’occasion de consulter ton blog.
          Cordialement.

        • easy easy 22 décembre 2011 15:27

          «  »«  »«  »«  »«  »L’actuel cloisonnement entre les sciences de l’homme – les facettes du réel – n’est plus de mise. L’économique se doit de renouer avec l’éthique utilitaire, l’esprit inventif, la conscience civique, le respect de la fonction accomplie... Rien assurément n’obscurcit notre vision de la société que le préjugé économiciste.«  »«  »«  »«  »

          Je partage cet avis.



          L’Occident décompose beaucoup, il découpe beaucoup, il analyse beaucoup, il synthétise peu.

          Je n’ai aucun intérêt pour le classement de valeur de ce que font les uns et les autres.

          C’est hors manichéisme que je souligne deux faits.
          Le langage synthétique qu’on pratique par exemple en Extrême-Orient, offre à chacun de ne jamais perdre de vue l’ensemble des choses (le concept d’harmonie y est donc majoré). Pendant que le langage analytique qu’on pratique en Occident apporte le scalpel, le microscope et le colimateur (en métal ou en mots) ces outils offrant à chacun une redoutable efficacité dans le détail.


          Prenons un exemple simple.
          Le tir à l’arc.
          partout dans le Monde, jusqu’en 1900, on tirait à l’arc en ne visant que ne manière synthétique. Ce que l’Occident a appelé le tir d’instinct.
          Viser de manière synthétique, avec un arc, un boomerang, une fronde c’est tenir compte d’un bouquet de paramètres, en particulier quand on tire pendant une bataille en étant juché sur un cheval au galop (ce qu’on n’a pas fait en Occident).
          Après 1900, seulement en Occident, poussés par la culture analytique, les meilleurs archers qui tiraient jusque là d’instinct, se sont mis à installer des mires sur les arcs. Soudain, après 30 000 ans d’archerie mondiale, voilà qu’on se mit à viser (on aligne trois points grâce à un colimateur)
          En compétition olympique, tous les tireurs d’instinct se sont retrouvés largués par ceux qui utilisaient des mires.

          Quand on tire en visant, on a un paquet de problèmes à résoudre mais il s’agit essentiellement de ne pas bouger pour bien aligner la mire sur la cible, ce qui est difficile même quand on est debout sur un sol stable et par vent nul. On est alors hyper concentré autour d’un nombre de paramètres réduits au minimum grâce à la technique du viseur

          Quand on tire d’instinct, donc sans viseur, comme Robin des Bois, on a également un paquet de problèmes à résoudre mais le champ des considérations est beaucoup plus étalé (surtout qu’on est alors dans une chasse au bison ou dans une bataille contre des Cow-Boys). Cet étalement du champ des considérations (Mouvements du cheval sur le mouvement du terrain, vitesse relative du Cow Boy, poids de la flèche, fatigue de l’arc,...) ne produit pas chez le tireur une hyper concentration à le faire transpirer à grosses gouttes. Il peut conserver un état d’esprit assez ouvert à d’autres sujets et peut donc changer de cible, d’objectif ou de stratégie toutes les deux secondes. Ca le laisse aussi plus fataliste. Il ne pique pas une crise s’il rate sa cible et ne se sent pas doué si sa flèche fait mouche.


          De cette histoire de tirc à l’arc, on peut retenir que le tir avec viseur est très performant en compétition mais ne vaut rien en bataille (sinon en stratégie de sniper)
          Nos ordinateurs ont cherché à résoudre cette faiblesse en offrant aux chars le moyen de colimater une cible tout en roulant à 80 km/h sur des bosses.



          Cette différence de concept a été mise en évidence lors de la bataille de Dien Bien Phu, en 1954.
          Les Français avaient fortement focalisé sur une étroite vallée près du Laos en considérant que c’était idéal pour y installer une base à partir de laquelle leur aviation pourrait contrôler l’ennemi Viet Minh dans cette région de montagnes boisées. Ils considéraient que les montagnes autour de cette plaine étaient si pentues que jamais le Viet Minh ne pourrait y installer des canons ou des mortiers pour les arroser de haut.
          Ils ont oublié de considérer que les Viets ont une conception du déplacement logistique différente, beaucoup plus instinctive donc moins technique se passant de routes et de camions.

          Et au-delà même de ce champ de bataille, les Français avaient fondé toute leur stratégie de victoire sur ce seul terrain. Ils ne pensaient plus à rien d’autre. Ils négligeaient des paramètres régionaux, hexagonaux et internationaux. ne considérant que les armes en acier, ils négligeaient les autres outils de guerre, comme la propagande, le relationship, l’esprit de contradiction.

          En face, Nguyen Vo Giap, beaucoup plus synthétique, ne faisait pas de calculs hyper pointus sur le site même de la bataille (pas trop mléticuleux sur le site, il y a perdu 10 fois plus d’hommes que les Français) mais il considérait le champ de bataille à l’échelle mondiale. Il prenait en compte même ce qui se passait dans notre Hexagone. Des communistes de France étaient très mobilisés contre cette guerre et certains sabotaient même les armes et munitions de nos soldats. Giap avait placé dans notre Hexagone, en Russie, en Chine, en Amérique, en Algérie, presque autant de billes qu’autour de Dien Bien Phu. Ho Chi Minh utilisait les affirmations de Victor Hugo et d’Albert Camus, non les siennes, pour saper les convictions des Français colonialistes.

          Alors que cette défaite française était, sur le plan technique, circonscrite à une petite vallée sans aucune maison ni route, strictement inconnue du monde entier jusque là, alors que techniquement la France n’avait pas perdu la guerre, alors qu’elle aurait pu renvoyer des troupes fraîches, Giap avait fait un si grand nombre de prisonniers et l’oncle Ho avait si bien travaillé l’opinion internationale y compris française que le lendemain, les Chefs français se sont vus ruinés et ont donc capitulé (Pour essayer de prendre leur revanche en Algérie) 




          Il faut donc toujours s’attendre à ce que les pays à culture analytique soient capables de performances de pointe aboutissant à des désastres globaux. Les implants mammaires PIP en étant un des derniers avatars.




          D’où vient que l’Occident ait été si porté par le scalpel, le microscope et le colimateur ?
          Je n’en sais rien sûrement.
          Mais je remarque que la configuration de l’Europe géographique est particulière. L’Europe est particulièrement constituée de péninsules. Une péninsule n’est ni exactement un continent (comme l’est si bien la Chine) ni exactement une île. Même l’île Anglaise est si proche de nous qu’elle est presque une péninsule.
          Un continent dentelé en péninsules offre divers états d’esprit depuis l’isolationnisme le plus immobiliste au circulationnisme le plus curieux.
          C’était donc le berceau idéal du prométhéisme.

          Il ne me semble pas étonnant que ce soit entre nos péninsules que le concept de création ait pris autant d’importance et que ses dieux y aient été autant et si essentiellement des Créateurs.
           
          Dans les autres régions du Monde, il y a aussi des idéaux, des idoles, des dieux, mais ils ne sont pas aussi créateurs qu’ici. Ils sont plutôt gestionnaires de l’état existant. Ici nous en sommes à considérer que nos Dieux ont essentiellement Créé avec une visée de paix parfaite puis se sont mis à faire la sieste. On ne les voit donc plus intervenir. Ailleurs, il est parfois évoqué l’épisode créateur des dieux mais on les voit beaucoup plus nettement intervenir au quotidien. La gestion de l’état présent ressort alors prépondérant sur la création, sur le neuf, sur l’innovation.
          Ici, on est obnubilé par la recherche de nouvelles solutions et cela se sait de manière collective. Ailleurs on préfère le continuum.

          Ailleurs, chacun invente des bidules dans son coin sans concevoir que ça puisse intéresser la collectivité. Ici, chacun est obsédé par le projet de devenir un créateur attendu-reconnu, un messie créatif. alors ici les inventions, quand elles prennent, ont toujours des impacts grandioses.

          Ici, les cas comme celui du facteur Cheval ou de Séraphine de Senlis sont rarissimes. Ici chacun n’envisage de créer que dans l’optique d’en être reconnu par la Société.

          Ailleurs les philosophes sont le plus souvent dans la sagesse du continuum (Confucius, Lao Tseu, Omar Khayyam ne proposent aucune transformation, aucune révolution). Ici ils sont critiques et proposent toujours une nouvelle utopie. Ici, même les psycholoques et psychanalystes sont prométhéens. Ils proposent de nouvelles solutions pour que ça aille mieux demain. Ici, il n’y a quasiment que les géographes pour dire les choses comme elles sont sans proposer ni panacée ni pays de Cocagne

          Les livraisons de créativité -portées par le concept « de solution par le changement »- qui sont faites à notre Société, la rendent donc beaucoup plus dynamique.

          Nous avons eu une tare qui nous a longtemps freinés : nous n’avions que les chiffres romains auxquels il manque le zéro. Mais dès que nous avons récupéré, grâce à Fibonacci, ce zéro qui dansait en Algérie où il était venu de l’Inde, nous avons pu faire des calculs d’intérêts et notre prométhéisme a explosé.

          Le prométhéisme ne peut être qu’analytique (les livres occidentaux qui prétendent expliquer sont en fait des monographies). Ce prométhéisme doit toujours faire l’impasse sur beaucoup de ses conséquences. Il doit toujours comporter des oeillères. Au moins 7 fois sur 10 nos créatifs ont entrevu les inconvénients des inventions qu’ils livraient mais ils les ont tues.

          Le prométhéisme implique le phare. Il ne faut plus voir que le phare. Il en découle l’éclat, le brillant, la gloire, le luxe, l’apparent. 

          La publicité + l’écran, donc l’imagisme, traduisent ce pharisme + prométhéisme + oeillérisme.


          Ici, déjà avec Platon puis Saint Augustin mais plus encore à partir de 1200, a régné le concept de solution par le progrès et de développement, donc par le changement.
          Ailleurs, on a souvent préféré le statu quo.

          ( Les Anglais et les Français avaient saccagé le Palais d’Eté en 1860. Alors que l’impératrice Cixi aurait, dans un esprit occidental, dû consacrer les moyens du Trésor à la reconstruction d’une marine capable de bloquer les navires occidentaux qui injectaient de l’opium en Chine, elle a été obsédée par la nécessité de reconstuire ce palais. Priorité au continuum des valeurs.

          A noter toutefois que vers 1851, était apparu le cas extraordinaire d’un Chinois -inspiré par les Jésuites- qui avait bel et bien voulu changer les valeurs et fonder une utopie en se prenant pour un nouveau Jésus : Hong Xiuquan. Il a ouvert un sillon dans lequel Mao n’aura eu qu’à semer )

           


          • Thami BOUHMOUCH Thami BOUHMOUCH 22 décembre 2011 16:23

            @easy

            - A près avoir distingué le langage synthétique (Orient) du langage analytique (Occident), vous donnez des exemples très intéressants sur le tir à l’arc et la bataille contre les Viet Minh.

             - L’exposé sur l’impact de la géographie sur l’état d’esprit est également intéressant, ce qui vous a permis de comparer les diverses situations d’une contrée à l’autre.

             - A propos du zéro (sifr en arabe), je voudrais préciser : Fibonacci a eu l’occasion de se confronter aux travaux de mathématiciens arabes comme Al Khwarizmi. C’est à travers ses voyages autour de la Méditerranée, qu’il a pris connaissance des méthodes de calcul indo-arabes.




          • al.terre.natif 22 décembre 2011 17:39

            « qualités intrinsèques, de vertus sociales génératrices de progrès »

            Tout est une question de point de vue. Le développement tel qu’il est considéré par les occidentaux (sans parler de croissance) est-il réellement une amélioration ? ou bien juste le terme qui désigne la distance séparant tel ou telle société de notre « beau et magnifique » modèle ?

            Vous vous demandez pourquoi les occidentaux ont colonisé et pas les africains par exemple ? Pour moi ce n’est pas une question de « vertus sociales » ! ni de « qualités intrinsèques », mais tout simplement d’un penchant pour l’expansion et l’impérialisme ... et dans ce cas, ce n’est plus les « pays du sud » qui auraient un problème de manque de vertus sociales, mais plutôt nous, qui ne voyons l’autre que comme une menace ou bien une opportunité ... mais jamais comme un égal.

            Pourquoi tous les peuples de la Terre devraient fonctionner de la même manière ? Avoir les mêmes buts (avoir une couverture mobile optimale, du pétrole et de l’électricité partout, une monnaie échangeable partout dans le monde ...) ???

            La diversité d’opinion, de langue, de méthodes, permet d’avancer, de s’enrichir. L’unité mondiale des objectifs n’est qu’un leurre qui sert des intérêts qui ne sont pas les nôtres.


            • Thami BOUHMOUCH Thami BOUHMOUCH 23 décembre 2011 15:20

              @al.terre.natif


              — Ce que vous dites à propos de l’expansionnisme et l’impérialisme exprime la vérité profonde. Il n’y a rien à redire. J’ai rédigé un texte sur ce point dans ce site même. Prière de voir : http://www.agoravox.fr/actualites/international/article/nations-subalternes-et-hypotheque-
              Dans le présent article, j’ai essayé de voir le problème sous un autre angle. Il y a des dysfonctionnements et des défaillances que chacun peut observer dans « les pays du sud » qui ne sont pas imputables à la domination externe. Lorsqu’on construit un trottoir, il est défoncé dans les 6 mois qui suivent. Pourquoi ? L’impérialisme ne me semble pas responsable de l’indolence, de la concussion, de l’incurie, du désordre, de l’esprit de démission...

              — Vous dites : « Pourquoi tous les peuples de la Terre devraient fonctionner de la même manière ? » Je n’ai pas pensé une seconde à une telle éventualité. J’ai écrit un jour dans un forum le commentaire suivant :
              "Privilégier le progrès scientifique et technique, c’est être en accord avec la raison [...] Ce qu’il faut défendre globalement, c’est un ordre socio-économique qui récompense la probité, le sens du rationnel, les vertus d’investissement et d’innovation. Il existe des valeurs universelles qu’aucun groupe social ne peut ignorer sans se placer hors des temps présents... L’économie comme la culture imposent une communication avec l’autre, une ouverture sur le réel. Mais, pour se conformer à l’âge moderne, faut-il mettre au rebut les caractères et les idéaux qui sont la raison d’être des peuples ? Bien sûr que non... Si changer constitue a priori un signe d’évolution, il est grave qu’il prenne la forme d’un reniement de soi. De même qu’un enfant se développe en devenant un adulte, non en mettant un long pantalon, une nation se développe à partir de ce qu’elle est ».

              Cordialement

            • gidmoz gidmoz 4 janvier 2012 20:51
              @Thami BOUHMOUCH
              Vous dites rechercher un « ordre socio-économique qui récompense la probité, le sens du rationnel, les vertus d’investissement et d’innovation ». Par cette phrase, vous venez de décrire exactement le concept de droit de propriété. Hernando De Soto soutient que la seule cause structurelle de la pauvreté des pays pauvres est l’absence du droit de propriété moderne. C’est à dire ce droit de propriété inventé au 15e siècle européen devint une jouissance exclusive et cessible du bien. 

              Lorsque le droit de propriété est respecté, les gens peuvent s’enrichir. Lorsque le droit de propriété est respecté, les biens et investissement s’orientent naturellement vers l’investissement qui produira le plus de richesses. 

              Le droit de propriété a non seulement des vertus morales de probité, d’honnêteté, mais encore, il permet la maximisation de la production. Hernando De Soto aide des gouvernement à mettre en place des droits de propriété modernes dans leur pays. 

              • Thami BOUHMOUCH Thami BOUHMOUCH 4 janvier 2012 22:39
                @gidmoz

                Pour l’économiste De Soto, le droit naturel à la propriété permet aux citoyens concernés de créer, d’investir, de développer des projets... Mais il ne s’est pas focalisé sur les vertus sociales qui se rattachent à ce droit. Il est parti du constat que les pays pauvres vivent dans l’extra-légalité et l’informel à cause des lourdeurs et obstacles administratifs.

                J’avoue que je n’ai pas vu la question sous cet angle particulier. J’ai parlé de probité, du sens du rationnel et des vertus d’innovation en pensant au mode d’existence sociale et à tous les secteurs de la vie humaine.

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