En cet automne 2004, les débats sont électriques au Comité économique et financier (CEF). Les directeurs du Trésor de la zone euro, les représentants des banques centrales, de la Commission et de la Banque centrale européenne se réunissent à Bruxelles, comme chaque mois. Mais cette fois, ils sont sous le choc.
Le ministre des finances grec, George Alogoskoufis, vient de présenter au Parlement le résultat de l’audit engagé par les conservateurs, après leur victoire en mars. Les comptes publics de la Grèce s’avèrent sans rapport avec les chiffres annoncés jusque-là : en 2000, le déficit n’était pas de 2 % du produit intérieur brut (PIB), mais de 4,1 %. En 2001, l’année où le pays est entré dans la zone euro, il n’était pas de 1,4 %, mais de 3,7 %. En 2003, idem. En 2004, il n’était pas de 1,2 %, mais de 5,3 %... L’appareil statistique sur le recensement des dépenses, les hypothèses de croissance, le calcul de la dette, les reportings de la Grèce à Eurostat (office européen des statistiques), toutes les données étaient fausses. Dans ces proportions-là, du jamais-vu.
Au sein de la Banque centrale européenne (BCE), l’exaspération est à son comble. « Tout le monde était très agacé. On a eu le sentiment de s’être faits avoir », se souvient l’une des membres du comité de politique monétaire de l’institution. Les relations entre la BCE et la déléguée grecque étaient déjà « épineuses », se souvient-elle. « La manière de faire les présentations de comptes n’était pas toujours très soignée. Cela ne donnait pas une impression de sérieux. »
Au Comité économique et financier, c’est aussi la douche froide : la Grèce a menti. Plus ou moins légalement, afin d’arranger ses comptes et d’entrer en douceur dans la zone euro. Poliment, on la regarde soudain d’un autre oeil : comme un passager clandestin de l’Union monétaire. Au comité, les représentants de l’Etat grec font profil bas. Evasifs, ils font porter la faute sur le gouvernement socialiste, promettent des clarifications.
Une fois de plus, une fracture se dessine entre le Sud et le Nord : « La solidarité latine contre la rigueur germanique, avec les Français et les Belges comme arbitres », résume Jean-Pierre Jouyet, alors directeur français du Trésor. Jürgen Stark, à l’époque sous-gouverneur de la Banque centrale allemande, demande une surveillance renforcée de ces Etats entrés sur le tard dans l’Union européenne (UE), affublés du surnom peu sympathique de « pays du club Med ». L’Italie, l’Espagne, le Portugal craignent de se voir assimilés à l’accusé : « On ne savait pas si c’était la fin ou le début de l’histoire. On avait peur de la contagion », indique un participant. « Quant à moi, dit M. Jouyet, ma position était légaliste : »La Grèce a triché, il faut la sanctionner.« »
Mais la Grèce n’est pas sanctionnée. C’est comme ça : l’Union européenne met en garde, distribue des cartons jaunes, mais ne sévit pas. Jamais. Pourquoi ? « Parce que les Européens, ce sont les Tontons flingueurs », plaisante M. Jouyet, désormais président de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Comme dans le film de Georges Lautner, précise-t-il, tout le monde se tient par la barbichette, craint d’être « éparpillé façon puzzle » et fait la paix dans la cuisine autour d’un alcool à la pomme. Si les Etats membres sont indignés par les tricheries à grande échelle de la Grèce, aucun n’a intérêt, pour des raisons différentes, à crier haro sur ce pays. Chacun a plus à y perdre qu’à y gagner. Conclusion : les Tontons flingueurs n’ont pas flingué.
L’affaire grecque de 2004 survient dans un contexte politique où l’euro (mis en place le 1er janvier 2002) en est à ses balbutiements, où les gardiens du temple sont peu regardants. Après le 11 septembre 2001, les économies patinent. La monnaie unique est faible.
Rares sont les Etats de l’eurozone qui n’ont rien à se reprocher : les Irlandais ont trop d’inflation, une croissance en surchauffe. Ils ne respectent pas la « ligne de conduite économique » de l’UE ; les Allemands, les Français et les Italiens font exploser leurs déficits et, avec eux, les règles du pacte de stabilité. Personne n’est puni. Giovanni Ravasio, à la Commission, met en garde M. Jouyet. « Il m’a dit : »Jean-Pierre, si le Conseil laisse passer l’Irlande sans rien dire pour non-respect de la politique économique, vous pouvez dire au revoir à la discipline européenne.’’"
Par ailleurs, chacun a ses petites tricheries légales, ses zones grises de comptabilité, ses tours de passe-passe comptables. La France a bénéficié d’un versement exceptionnel de France Télécom, lors du changement de statut de l’opérateur. L’Allemagne a fait de même avec les recettes des licences pour l’exploitation de la norme de téléphonie mobile UMTS, et joue sur la séparation des budgets de l’Etat fédéral et des Länder.
Dans cet exercice, pour profiter des ambiguïtés du langage comptable et pratiquer la débudgétisation, l’Italie reste la grande championne. Avec l’accord de Bruxelles, elle multiplie les opérations de titrisation de ses dettes : revendues au marché sous la forme de titres financiers, ses créances disparaissent de son déficit. « C’était conforme. Mais quand l’Italie faisait ça, on rigolait bien, se souvient René Defossez, opérateur sur les marchés. On se disait : »Ils sont encore en train de tripatouiller leurs comptes !’’"
Les banques les plus prestigieuses sont mandatées pour « aider » certains Etats à présenter les comptes publics sous un meilleur jour. Au service de la Grèce, Goldman Sachs permet au pays de « gommer » l’équivalent d’un milliard d’euros de dette publique en 2001. Et la banque JP Morgan, explique un banquier, « faisait pareil avec l’Italie ».
En 2005, le magazine Euromoney va jusqu’à évoquer « l’Enronisation » des comptes publics européens - du nom de cette entreprise américaine, Enron, au coeur de l’un des plus grands scandales financiers de Wall Street. « La créativité comptable n’est pas le monopole des entreprises privées », ironise l’économiste Jean-Paul Fitoussi.
Claire Gatinois et Marion Van Renterghem
Dans ce contexte d’hypocrisie généralisée, la Grèce peut-elle être accusée de ce que certains qualifiaient de « mensonge d’Etat » ? « Tous ceux qui disent que (le gouvernement socialiste) a falsifié les chiffres mentent », défend Iannos Papantoniou, ministre socialiste des finances de 1994 à 2001. Il dit sans détour ce que formule plus poliment l’actuel premier ministre socialiste, Georges Papandréou.
Selon les protagonistes grecs, les variations de l’affichage des déficits grecs ne sont pas le produit d’un « mensonge » voué à rester dans les clous exigés par l’Europe, mais d’un changement de règle comptable pour plomber le budget du gouvernement précédent. En 2004, ce changement de règle a joué sur l’affectation du budget de la défense, important en raison du conflit latent avec la Turquie : les conservateurs ont pris en compte la date de la commande des armes plutôt que celle de leur livraison.
« La Commission européenne recommandait pourtant notre méthode comptable », s’indigne l’ancien ministre socialiste, M. Papantoniou. Qui accuse : « Je pense qu’il y a eu une complicité entre M. Caramanlis et M. Barroso (président de la Commission et ami politique des conservateurs). La Commission a accepté un changement des règles de comptabilité contraires aux usages pour aider les conservateurs. Elle a encouragé l’amalgame, et c’est une grave erreur. »
Yannis Stournaras, conseiller économique du gouvernement grec de 1994 à 2000, renchérit : « Il ne s’agit pas de falsification, mais seulement d’une mauvaise gestion de la situation par le gouvernement inexpérimenté des conservateurs, qui voulaient se débarrasser du fardeau des dépenses militaires, en les attribuant au passé. » Il ajoute : « Ils ne savaient pas que ce changement provoquerait un tel scandale au sein de la zone euro. »
A tort ou à raison, cet épisode de 2004 marque un tournant pour la Grèce : dès lors, sa crédibilité est entamée. Le pays deviendra un objet de défiance pour les investisseurs et la cible des spéculateurs. Mais qui est le plus coupable ? La Grèce, qui a truqué ses chiffres, où l’UE, qui n’a rien vu et n’a puni personne ? Comme le remarque Didier Reynders, ministre des finances belge et ancien président de l’Eurogroupe, « la crédibilité est ébranlée à plusieurs niveaux : tant à celui du gouvernement grec qu’à celui de l’UE et de la zone euro qui n’ont pas vérifié les chiffres ». Un haut diplomate français renchérit : « La Commission européenne doit jouer un rôle de gardien et d’alerte. Barroso n’a pas été aussi vigilant qu’il aurait dû l’être. »
C’est le péché originel de l’UE et de la zone euro : un système de confiance mutuelle, sans garde-fou, sans instances de surveillance, sans l’autorité d’arbitre dont bénéficie le Fonds monétaire international (FMI) pour remettre au carré la comptabilité des pays.
Mais les Européens accepteraient-ils de se doter d’une telle instance qui vienne se mêler de leurs affaires statistiques ? L’interventionnisme n’est pas tout à fait du goût de cette vieille maison, l’Union européenne, où l’on aime tant les petits arrangements entre amis.
Claire Gatinois et Marion Van Renterghem
Article paru dans l’édition du 20.02.10http://www.lemonde.fr/esi/tarif_abonnement/afficher_tarif_abonnement/—>