Afrique du Sud : à l’ombre de l’arc-en-ciel, le désespoir
Tandis que la République d’Afrique du Sud vend son rêve multicolore, ses citoyens voient rouge et le sort des réfugiés est désormais plus noir que jamais.
Jacques a grandi dans la province de Kivu, en République Démocratique du Congo (ex Zaïre). Une nuit, des miliciens rebelles ont frappé à sa porte et ont contraint le jeune homme à intégrer l’armée rebelle sous peine de violer ses sœurs et tuer ses parents. Il accepte, mais déserte quelques jours plus tard. « J’avais un fusil dans les mains mais je ne voulais tuer personne » déclare-t-il tristement. De retour dans son village, il constate que sa famille et sa petite amie ont fui. Il apprend aussi que cette dernière, dont il attend un enfant, a été violée une nuit par des soldats rebelles.
Solange a grandi dans le même village. Elle y vécut dix-sept paisibles printemps au sein d’une famille nombreuse, religieuse et soudée. Une nuit, un groupe de soldats pénétra sa maison pour y trouver ses frères et les enrôler dans leur milice. Ceux-ci ayant pris la fuite, les hommes tuèrent le père et violèrent Solange ainsi que chacune de ses sœurs. « La plus jeune n’était même pas encore une femme » me dit-elle entre deux sanglots.
Charlotte est rwandaise. Une nuit, des hommes armés ont frappé à sa porte, emmené de force ses frères, puis l’ont violé, elle et sa mère, avant de tuer cette dernière. Elle prit alors la fuite et quitta son pays avec son mari, Jean de Dieu, et ses deux enfants.
Quel est le point commun entre ces vies ? Qu’est-ce qui rassemble ces êtres sinon leurs origines géographiques et la violence inouïe qui marqua leur jeunesse ? L’Afrique du Sud. Chacun d’entre eux a voulu croire au renouveau, à un nouveau départ dans l’eldorado du continent noir. Chacun a épousé l’espoir du rêve arc-en-ciel. Malheureusement, Jacques, Solange et Charlotte vont être confrontés à une réalité bien différente de celle revendiquée et exportée par les dirigeants sud-africains profitant de l’aura d’un Nelson Mandela sacralisé aux quatre coins de la planète.
Le réfugié politique est, dès son arrivée, confronté à une bureaucratie hostile et entachée de corruption, voué à de lourdes démarches administratives qu’il peine à comprendre et à de longues files d’attentes dans des Home Affairs Offices désuets s’apparentant plus à des hangars qu’à de véritables bureaux. Bien souvent, son parcours est marqué par des violences policières et une discrimination fermement ancrée au sein du système et des infrastructures sud-africaines. Le réfugié est rarement légalement embauché et se voit contraint au travail ingrat de car-guard. Il ne peut constituer une épargne en raison du refus catégorique des banques d’ouvrir un compte à son nom. La combinaison de ces deux facteurs le condamne à s’installer dans l’un des nombreux townships (bidonvilles) qui bordent les zones urbaines. Ses diplômes n’ont généralement aucune valeur et les universités sont peu zélées pour lui venir en aide, à l’instar des établissements hospitaliers qui font parfois preuve d’une franche hostilité envers ces étrangers ne possédant ni carnets de santé locaux, ni couverture sociale.
Mais ces éléments sont avant tout symptomatiques d’une xénophobie larvée qui touche la société sud-africaine dans son ensemble. La violence la plus aigüe ne s’exprime pas à travers l’interface étatique mais à travers la population elle-même, et surtout dans ses couches les plus déshéritées. Ce malaise qui empoisonnait la classe pauvre – très largement majoritaire – s’est subitement transformé en haine de l’étranger, trouvant son point d’incandescence dans les évènements de mai 2008 dont les scènes d’une violence inouïe – immolations de personnes vivantes dans la rue, viols, meurtres – se conclurent avec un bilan effrayant de 62 morts, 670 blessés et 100 000 personnes se retrouvant sans abris.
- Kayelitsha
- À une vingtaine de km des parasols de Camps Bay, le plus grand bidonville d’Afrique du Sud
« Ils m’ont attaqué en pleine rue parce que j’étais étranger, puis ils m’ont tailladé avec un tesson de bouteille » me confie Jacques en me montrant son coude couvert de profondes cicatrices. « Quand ils sont partis, j’ai couru jusqu’à chez moi puis j’ai fui avec ma femme et mes enfants par la fenêtre. Des hommes étaient là et saccageaient tout tandis que l’un d’entre eux essayait de violer mon épouse » ajoute-t-il. Si le pays n’a pas connu de telles explosions de violences depuis lors, cette tension xénophobe n’a pas pour autant décru : menaces, insultes, agressions et discriminations sont le lot quotidien des centaines de milliers de réfugiés politiques et demandeurs d’asile présents sur le territoire sud-africain.
Mais pourquoi une telle violence dans un pays où le nombre d’individus nés à l’étranger ne dépasse pas les 4% de la population totale ? Pourquoi une telle haine de la part d’un peuple qui a connu l’une des discriminations les plus aigües et instituées du XXème siècle, mais qui a aussi su pardonner et se réconcilier ?
La réponse ne se situe peut-être pas là où on l’attend traditionnellement. On ne peut ignorer les traditionnels facteurs économiques, non plus que la réappropriation populiste que certains leaders politiques font du thème de l’étranger ou encore le rôle joué par les médias et cette même classe politique dans la stigmatisation de la minorité issue de l’immigration politique ou économique. Mais la racine du mal se trouve certainement dans une lutte sociétale pour une affirmation identitaire positive. La démocratie sud-africaine est jeune, et le peuple cherche encore ses marques. Ce processus de création d’une nation et de son identité passe par une construction fictive de symboles et de repères stimulant le patriotisme. Or l’édification d’une identité « arc-en-ciel » positive, encore mal définie, nécessite l’édification, toute aussi fictive, d’une contre-identité négative qui puisse servir de socle à une unité nationale soudée autour de son rejet. Est-il utile de préciser que les étrangers sont inévitablement destinés à composer cette entité « négative » ?
- Khayelitsha
- À une vingtaine de km des parasols de Camps Bay, le plus grand bidonville d’Afrique du Sud
Rares sont les pays où l’on puisse trouver autant de drapeaux dans les rues et sur les voitures. Rares sont les pays où la mythification d’un homme tel que Mandela est aussi forte. Rares sont les pays où la fierté nationale est aussi librement exprimée et décomplexée. Mais la médaille a son revers : aujourd’hui, les étrangers font profil bas. Jacques, Solange et Charlotte ne veulent pas, ne peuvent pas, retourner dans leur pays et sont prêts à tous les sacrifices pour rester ici.
Mais qu’adviendra-t-il lorsque la seconde génération d’étrangers atteindra l’âge de penser et d’agir ? Qu’adviendra-t-il lorsque ces enfants éduqués dans la violence et le rejet atteindront l’âge de se rebeller ? « Qu’est-ce que je peux faire ? Je ne veux pas faire le trottoir pour nourrir mes enfants, sinon Jésus ne m’aimera plus », déclarait Charlotte, maintenant veuve et mère de 4 enfants, à la fin de notre entretien.
L’Afrique du Sud est sur le point d’amorcer une bombe à retardement et de créer une seconde apartheid sur les cendres de l’ancienne. Sa nouvelle classe dirigeante, sous la présidence de Jacob Zuma, pour éviter les nombreux écueils qui se dressent devant elle, devrait consacrer plus d’efforts au thème de l’immigration et de l’intégration plutôt que d’assurer son hégémonie politique en jouant la carte ethnique.
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