Le Darfour brûle au feu des passions tribales, religieuses et internationales
Il a fallu que le chaos dans lequel est plongé le Darfour atteigne son paroxysme et que l’on y compte, selon les Nations unies, 400 000 morts et 2,5 millions de réfugiés, pour que les grands de ce monde s’émeuvent et parlent de génocide.
Il a fallu plus de cinquante ans de drame qui ravage la société soudanaise, provoqué par des sécheresses successives, des haines tribales, la répression des rébellions et les massacres continus qui en ont résulté, pour que le monde occidental finisse par s’émouvoir et parler de « génocide ».
Quand je me suis trouvé à Khartoum en 1952, venant d’Égypte, c’était le bon moment pour apprendre que Le Caire venait de reconnaître le droit à l’autodétermination du Soudan.
J’avais trouvé, dans la capitale du Soudan anglo-égyptien, une atmosphère de club colonial britannique où, malgré les rigueurs du climat, se jouait déjà, avec brio, la prochaine indépendance de ce pays, dans le palais du nouveau gouverneur général, Sir Robert Howe, et du « civil secretary », sorte de secrétaire général, un Écossais, ancien officier des « Black Watch », Sir James W. Robertson. Ce survivant de l’Empire victorien possédait l’expérience et le flair qu’avaient pu lui apporter tous les recoins de ce pays où avait servi la Couronne depuis 1922.
Sir James avait insisté longuement sur le réveil et sur le rôle de l’islam, partagé, disait-il, à cette époque, en deux dominations dominantes conduites par deux grands chefs religieux. Il avait mentionné en passant, mais sans faire de commentaires, ni de prédictions, le fait que dans le Sud, au-delà du 10° parallèle, vivaient des Africains noirs de religion catholique ou protestante, si exogènes par rapport aux habitants du Nord qui représentaient 70% de la population soudanaise, que ce territoire était administré en partie par l’administration coloniale du Kenya à Nairobi.
« Cela allait changer, disait-on dans les milieux anglais. C’est là que se joue depuis plusieurs années le sort politique du pays tout entier. »
Ce que les officiels britanniques ne disaient pas, c’était que depuis 1947, le Nord Soudan s’opposait violemment au sud du dixième parallèle en raison d’une différence fondamentale entre les religions, les sentiments politiques et les nuances de couleurs en présence.
« Cela n’est pas étonnant, me dit-on, à Khartoum, quand on considère que depuis des siècles, le Sud a toujours été persécuté et livré au pillage par les gens du Nord. C’est dans le Sud qu’au XIXe siècle, les expéditions turco-égyptiennes allaient réapprovisionner leurs marchés aux esclaves. C’est là aussi que le Mahdi lui-même , chef religieux craint et respecté, envoyait ses hommes de main durant la première moitié du XXe siècle. Cet état de choses, au moins les Britanniques avaient tenté de le réformer. »
Le lendemain de mon arrivée, avertis par je ne sais quel téléphone de brousse, trois étranges personnages vinrent me rendre visite à mon hôtel. Ils se présentèrent comme étant trois chefs soudanais du Sud. Conscients de l’incongruïté de leur démarche, ils me souriaient en montrant leurs rangées de dents - incisives comprises - taillées en pointe, comme le sont parfois celles de certaines peuplades cannibales.
L’un était instituteur. Il professait dans un collège religieux de la Mission italienne catholique, le second était le fils d’un chef de tribu, le troisième catholique et négociant en coton blanchi. Les trois « mages » étaient vêtus, à l’anglaise, de flanelle grise.
Ils m’ont confié qu’ils désiraient profiter de mon passage pour faire connaître au monde extérieur les sévices que leur faisaient subir régulièrement les gens du Nord, des bandes de gangsters anonymes équipés d’armes automatiques. Rien ne pouvait leur résister. Ils brûlaient des villages entiers, violaient les femmes, incendiaient les maisons ou les paillotes.
« Nous n’avons aucune confiance dans les gens du Nord, me déclarèrent-ils, S’il arrivait un jour que le pays soit administré par eux, tout tomberait inévitablement sous leur coupe et, par conséquent, sous leur exploitation et leurs exactions. Depuis 1945, des rezzous mettent à sac nos villages, dont ils tuent les habitants, et assassinent les personnalités du Sud Soudan qui ont exprimé le désir de se séparer du Nord auquel ils ne voulaient plus être rattachés que par les liens ténus d’une fédération. [...] Il ne s’agissait plus déjà de considérer les interventions de l’armée de Khartoum comme des expéditions punitives mais comme des actes d’une guerre sans pitié, mais personne n’en parle... », se plaignaient mes interlocuteurs.
Ils ne pouvaient pas prévoir, même en imaginant le pire, que cet état de chaos allait durer jusqu’à l’an 2000 et s’étendrait à d’autres provinces dans l’Ouest du pays, jusqu’aux frontières du Tchad.
À la longue, dans l’indifférence générale des puissances, les raids meurtriers se sont transformés en un conflit endémique qui dura plusieurs décennies, opposant les armées rebelles et les forces gouvernementales soudanaises.
Les tentatives de médiation en vue de la paix furent nombreuses et toutes également inefficaces, au Kenya et à Khartoum. Les plus récentes eurent lieu à plusieurs reprises, entre juin 1987 et décembre 2002, entre le gouvernement soudanais des gens musulmans et les victimes en rébellion du Sud Soudan, représentées par l’Armée populaire de libération du Soudan (SPLA). Elles se terminèrent apparemment, sinon définitivement, par une déclaration d’intention de paix avec les sept factions sudistes à Machako, au Kenya, en décembre 2002. Une déclaration finale prévoyait un cessez-le-feu et une période d’observation de 6 ans, à la suite de quoi il y aurait éventuellement un référendum d’autodétermination. Il avait fallu attendre encore trois ans pour que le conflit Nord-Sud prît fin.
Les analystes africains et l’organisation des Médecins sans frontières estiment que ce conflit, dont les premières manifestations remontent à plus d’un demi-siècle, aurait fait environ 1,5 million de morts. Il est pourtant impossible en l’absence de statistiques véritables d’accorder la moindre crédibilité à ces estimations locales.
Ce que les administrateurs britanniques du Soudan de l’ère coloniale ne disaient pas, ou bien qu’ils ne savaient pas encore, c’est que dans les régions situées au Sud du 10° parallèle se trouvaient des champs pétrolifères pleins de promesses autrement plus intéressantes que quelques centaines d’hectares pouilleux.
Cinquante années plus tard, il était devenu légitime de se demander si la guerre Nord-Sud dont les combats venaient de se terminer n’avait pas d’autres causes que des conflits locaux religieux ou tribaux.
Le 30 août 1999 un consortium a entrepris la construction sous le nom de « Great Nile oil project » d’un oléoduc de 1610 kilomètres entre la Mer Rouge au Nord et une zone pétrolifère qui s’étend sur pratiquement toute la largeur du Sud Soudan, entre Bor, Bhar el Ghazal, et Bahr el Arab, près de la République centre-africaine. Des capitaux malaisiens, chinois de RPC et canadiens ont été investis dans cette entreprise. Plus tard, une société française allait poursuivre, à l’invitation du gouvernement soudanais, ses prospections dans la région de Bor, après vingt ans d’interruption, pour cause de guerre.
En septembre 2001, les premières expéditions de pétrole furent réalisées Depuis, la production de pétrole soudanais a atteint 500 000 barils par jour, contre 270 000 en 2003, et pourrait bien atteindre 750 000 barils par jour en 2006. Le premier bénéficiaire de cette exploitation est la République populaire de Chine. Ceci se révéla ne pas être du goût du gouvernement de Washington.
Dans le Sud du Darfour également, ont été décelés d’importants gisements d’hydrocarbures, mais le pays déjà affecté par des sécheresses et famines successives, par la guerre qui a ravagé pendant cinquante ans le Sud Soudan,et a eu des répercussions politiques et économiques démesurées, longtemps ignorées hors d’Afrique.
Dans cette région mitoyenne du Tchad et de RCA, les Anglais à leur arrivée au début du XXe siècle, avaient aidé les tribus nomades fixées et paysans traditionnels qui étaient parvenus à faire fructifier des cultures vivrières. Pas plus.
À partir des années 1970, cette région frontalière avec le Tchad est devenue pour ses voisins l’objet d’importantes intrigues géopolitiques. Hissène Abré, en son temps, président du Tchad, se servit du Darfour comme arrière-base de ses forces armées. Khartoum manifesta un moment le désir de s’en servir comme d’un potentiel « cadeau » à la Libye, en remerciement de son appui, soutien politique et militaire. Muhamar Kadhafi y a vu un temps un possible affermissement de sa vision panarabe.
Le déclenchement d’une guerre au Darfour avait fait réapparaître des « personnages » déjà connus dans le reste de l’Afrique, et notamment au Sahara occidental : silhouettes de groupes mercenaires de bande dessinée, dont les effectifs sont mal connus, composées d’un 4 x 4 « pick-up » diesel japonais Toyota peint en ocre, et capables d’emporter à cent quarante à l’heure à travers la brousse des groupes de combats d’une dizaine d’hommes vêtus de kaki, coiffés d’un chèche de couleur sable et armés de fusil d’assaut Kalachnikov, de missiles antichar RPG 7 (et en réalité anti-tout), quelquefois, de canon sans recul de 105 millimètres. Ainsi, ont fait leur apparition les « Cavaliers du diable », connus au Soudan sous le nom de « janjawid », connus également sous le nom anglais de « technicals » et dont il est maintenant avéré qu’ils sont les auteurs des vagues génocidaires que les experts sont peu enclins à définir dans le détail. Constatant le développement du sursaut populaire darfourien, les autorités soudanaises - qui le nient - avaient laissé carte blanche à ces milices pro-gouvernementales pour lancer des attaques contre les populations sédentaires.
Lors de leurs opérations contre les « rebelles », les forces gouvernementales soudanaises ont mené une campagne systématique de « purification ethnique » contre la population appartenant aux mêmes groupes ethniques que les rebelles. Conséquence, plus de 1 800 000 Darfouriens sont dans des camps, et environ 220 000 ont fui vers le Tchad voisin, où ils survivent dans des camps de réfugiés. Tous dépendent entièrement de l’aide humanitaire internationale, indique-t-on aux Nations unies. Pendant ce temps, les « Cavaliers du diable » des milices arabes mènent ce que les Nations unies qualifient de campagne de la « terre brûlée » contre une population estimée à 870 000 personnes environ, des civils pour la plupart, alors que « les autorités soudanaises imposent un embargo sur l’information » , selon ce que rapportent Human Rights Watch et Reporters sans frontières (RSF).
Du Nord au Sud, cette région a été soumise à toutes les famines les plus meurtrières du continent et de tous les temps, génératrices de guerres locales pour la conquête de terres cultivables et de pâturages. Pendant des siècles elle a été le terrain de parcours obligé des grandes caravanes chamelières transsahariennes, agressives et armées. Puis, en 1822, les Turcs ottomans sont venus l’occuper pendant soixante années, après avoir conquis la vallée du Nil tout entière.
Le Darfour a toujours été un « pays de nulle part », dans lequel des populations aux multiples tribus profitaient à peine des miettes que laissait sur son passage l’opulent commerce transcontinental arabe de l’époque. Des caravanes de chameaux transportaient vers l’Est des produits manufacturés, en Angleterre ou en Europe, et vers l’Ouest des épices venues des Indes par la Mer Rouge, du sel des Danakil, des produits de la cueillette comme le café d’Abyssinie, et ceux des esclaves, capturés au Sud du 10e parallèle .
Rien n’a changé. Cette région est toujours, de nos jours, le théâtre de combats entre des milices motorisées appuyées par les forces gouvernementales et les tribus, qui, préconisant une distribution plus équitable des richesses du pays, ont été traitées en rebelles.
Cette guerre est doublée d’une grave crise humanitaire, aggravée par une famine quasi endémique qui a fait des centaines de milliers de victimes, estiment les organisations internationales dépendant de l’ONU - qui avance le chiffre de 400 000 morts et 2,4 millions de déplacés et réfugiés...
« En raison de la sécheresse, près de sept millions de personnes, selon la FAO, sont menacées d’insécurité alimentaire d’ici à dix-huit mois. Un million d’enfants de moins de cinq ans souffrent ou souffriront de malnutrition aiguë ». À ces besoins alimentaires s’ajoutent les besoins en matériel médical, matériel de traitement de l’eau... « Si l’agence ne reçoit pas un peu plus de contributions d’ici au mois de juin, les programmes sur l’eau et l’assainissement seront coupés », prévoit l’UNICEF dans un bulletin du 8 avril dernier.
La situation a atteint un tel paroxysme que les plus hautes autorités du monde ne peuvent plus se taire comme elles l’ont fait pendant tellement longtemps.
Dans son homélie du jour de Pâques, le Pape Benoît XVI, devant 200 000 fidèles, a lancé un cri d’alarme en faveur des populations du Darfour, au Soudan, de la région des Grands Lacs, « où de nombreuses plaies ne sont pas encore cicatrisées » et « qui s’enfoncent dans une dramatique situation humanitaire qui n’est plus tolérable... »
Déjà en célébrant la fête de Noël, le souverain pontife avait condamné « les luttes fratricides », et souhaité « que se consolident les transitions politiques actuelles encore fragiles et que soient sauvegardés les droits les plus élémentaires de ceux qui se trouvent dans de tragiques situations humanitaires, comme au Darfour et en d’autres régions de l’Afrique centrale. »
Le président Georges W. Bush a franchi un seuil décisif, semble-t-il, en déclarant le 30 mars, qu’il devait être mis fin au “génocide” dans le Soudan occidental, c’est-à-dire au Darfour, et que « l’OTAN devrait lancer un message sans équivoque exprimant clairement les intentions des nations occidentales à ce sujet ».
« Et quand je parle de génocide de cette façon, avait-il ajouté, cela veut dire assurément qu’il faute mettre fin à ce génocide. »
De son côté, Condoleezza Rice, secrétaire d’Etat américain, a déclaré devant le Congrès qu’il fallait envoyer des Casques bleus des Nations unies au Darfour parce qu’elle pensait que les populations de cette région n’étaient pas à l’abri d’un génocide.
Le conseiller spécial de l’ONU pour la prévention des génocides, Juan Mendez , a dénoncé en mars dernier la dégradation de la situation dans cette province soudanaise dont 2,2 millions d’habitants ont fui leur maison et leur village incendié et dont 3,5 millions de personnes sont vulnérables aux violations des droits de l’Homme, "sont encore plus vulnérables qu’elles ne l’étaient il y a un an", a-t-il ajouté, soulignant que la situation s’était "dégradée" ces six derniers mois.
"Non seulement nous sommes dans une situation de statu quo intolérable, mais en fait nous revenons en arrière, et nous revenons à une situation qui est très fragile", a estimé le conseiller spécial du secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan.
L’Union africaine y déploie depuis 2004 une mission de maintien de la paix forte de 7000 hommes. Pourtant, constatant son impuissance en face du chaos qui règne au Darfour, elle a donné, le 10 mars dernier, un accord de principe pour le transfert à l’ONU de cette force prolongée jusqu’au mois de septembre prochain.
Du côté américain, dont on connaît l’étendue des investissements dans le domaine pétrolier en Afrique centrale, et notamment au Tchad, on a beaucoup insisté récemment sur la nécessité de porter secours aux populations frappées par le chaos qui s’est abattu sur cette région.
Une aide de 863 millions de dollars a été prévue par le Sénat, avec une rallonge de 512 millions de dollars pour les exercices de 2005 à 2007.
Relativement peu de chose, en vérité, entre 20 milliards de dollars, prix de la guerre en Irak, et les 6,8 milliards que coûte la chasse aux taliban et à Oussema bin Laden et el Queida.
© Bertrand C. Bellaigue - avril 2006
8 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON