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Gros titres... à la une

On peut légitimement s’interroger sur ces traits d’humour qui foisonnent dans les énoncés-titres des journaux, des quotidiens de Paris ou de province, des hebdos, des mensuels.

Cette façon de concevoir le monde et de l’afficher en première page a connu un gros coup d’accélérateur dans les années 80-85 avec les attitudes de dérision systématique et amplifiée par Coluche. Avec, aussi, à la télévision même, les écarts de langage d’un Bruno Masure par exemple. Cette recherche de jeux de mots reste constante encore aujourd’hui. Je relève pour ce seul 9 janvier :

« Manger mieux pour vivre plus » (Libé)

« Sarkozy cause, les Français trinquent » (L’Huma)

« La Mort annoncée des 35 heures » (Le Dauphiné)

« A vos démarques ! Prêts, soldez  ! » (Ouest-France)

« Mêmes ses staphylocoques sont dorés  » (20 Minutes à propos de l’intervention chirurgicale de Sarkozy)... etc.

Dans cette mouvance des années 80-85, afin d’attraper le chaland et le téléspectateur d’alors, l’ambiance était à l’humour à tout va, ultime refuge des impasses politiques de l’époque : l’ère mitterrandienne offrait ses scandales et promouvait la gauche-caviar pendant que le Front national, sur le thème « Tous pourris », rassemblait des couches de population frappées par la crise. Dans les gros titres, le calembour, le coq-à-l’âne, l’à-peu-près devenaient peu à peu la norme, envahissaient une bonne partie de la presse (et pas uniquement satirique). Même les journaux qui ne plaisantaient pas s’y étaient mis : mots du journal Le Monde, calembours raffinés au Figaro...

Ces jeux de mots ne stigmatisaient personne et celui qui prenait la responsabilité de les écrire n’avait pas d’identité spécifiable, y gagnant là une apparence de détachement et de désinvolture propres à l’idéologie des intellectuels toujours tendanciellement prompts à se croire au-dessus de la mêlée, croyant magiquement vivre en un Royaume sacré et voulant nous faire croire à son existence. Entre l’écrit et l’écrivant, il y avait une distance signifiante, opérante en ce qu’elle indiquait au lecteur que le locuteur se plaçait hors-contexte.

Rappelons que le temps d’un message informatif et argumentatif télévisuel aux USA a été réduit à environ sept secondes. Aussi ne nous étonnons pas de voir que notre vie politique se résume médiatiquement 1. par des slogans. 2. par des « petites » phrases. Facilement mémorisables, elles ne respectent plus le temps nécessaire à l’argumentation, à la réflexion, à la synthèse et éventuellement à la contestation. Cela est allé de pair dans le champ journalistique avec la prédominance des intellos médiatiques (Delarue et Fogiel aux phrasés supersoniques, Ruquier et son air de Grand Duduche, la hargneuse Christine Bravo, l’inénarrable Steevie, parlant en toute légitimité des problèmes de société) et une rage constante de ces derniers contre l’intellectuel dit et catalogué à l’ancienne, intello ringardisé derrière ses théories, rat de bibliothèque, post-soixante-huitard aigri ou attardé, etc.

Cet esprit frondeur français s’est généralisé et n’a pas uniquement touché la politique mais a aussi essaimé dans les rubriques Sport, Arts et Spectacles, Mode, Vie pratique etc. Certains journaux en font toujours leur fonds de commerce, sans se soucier du discrédit qu’ils jettent sur leurs articles. (Libé est un champion pour ça - hélas !) Bien souvent, faute de temps, faute d’exigence personnelle, le lecteur s’arrête là, dans cette contemplation sidérante de l’énoncé-titre. Avec le bénéfice narcissique de l’avoir compris - merveille des merveilles - en souriant.

La fonction primaire de cet énoncé-titre est d’attirer l’attention plutôt que d’informer. Avec leurs lettres souvent en majuscules et en gras, ils rompent l’ensemble du texte sur une page ou une partie de la page. Le but implicite est de devoir capter l’attention du lecteur, et - secondairement - de l’inciter à lire l’article. La dramatisation (et/ou le résumé) de l’énoncé-titre ne vise pas forcément à faire de l’acheteur un lecteur. Condenser le thème principal en un jeu de mots suffit. Avec ces buts secondarisés : accrocher le regard des lecteurs pour leur permettre un choix de lecture, pour leur donner envie de lire l’article. Sans oublier cet autre but : par l’humour et/ou l’ironie contribuer à l’image du journal.

C’est qu’il faut aller au plus vite pour l’œil du lecteur, balayer le tout de la page à toute vitesse visuelle. L’époque est à la rapidité, au slogan, au clip, à la volonté d’interpréter le monde dans son immédiateté, l’époque est au principe infantile de ne rien rater de ce monde qui nous offre tant à voir. Voyez d’ailleurs l’économie textuelle dans les gros titres : peu de signes de ponctuation sauf peut-être des points d’interrogation ou d’exclamation qui excitent plus qu’ils ne poussent à la réflexion. Ces jeux de mots accompagnent le climat de scepticisme généralisé, ils ont contribué à polluer l’espace-citoyen, à faire grandir la méfiance sur les politiques et - effet pervers et plus grave - la méfiance sur le politique.

Naturellement, on pourrait croire qu’il ne s’agit que d’amuser la galerie, qu’il y a là un territoire ludique sans conséquences et sans a priori. Depuis Freud et son livre sur le Mot d’Esprit dans ses rapports à l’Inconscient, on sait qu’il ne s’agit pas que de gratuité. Le jeu de mots est par nature ambigu. Il est là pour épater le lecteur mais il est aussi là pour laisser libre cours à une agressivité plus ou moins forte qui, sans ce camouflage, sans ce second degré, sans cette polysémie ostentatoire, pourrait difficilement passer. Le calembour n’a pas de cible précise et il se sert de n’importe quoi pour faire du public-lecteur son complice. Ne peut-on faire alors l’hypothèse suivante : les propos pleins de bonhomie, le langage gouailleur et bon enfant des journalistes n’attaqueraient-ils pas finalement... le journalisme lui-même, montrant, à l’insu de son plein gré, ce qu’il est destiné à cacher. Ne s’agit-il pas pour le journalisme de se moquer finalement de la mission d’information dont il se targue d’être chargée ? Bien entendu, le jeu de mots suggère qu’il existe dans notre terrible monde des choses horribles, difficiles à supporter, qu’il se passe des histoires scandaleuses et des faits intolérables, des choses anodines amusantes mais il dit dans le même temps qu’au fond, il n’y a quand même pas lieu de désespérer, pas lieu de s’alarmer parce que « nous, journalistes, ce que nous vous racontons dans nos titres racoleurs quotidiens ou dans nos propos à la petite semaine, n’est finalement pas si important que ça, et nos articles n’ont finalement jamais que le poids du papier, papier dont on n’est pas loin d’enrouler le poisson frais du marché avec ».

Du coup, ces nouvelles, ces articles aux intitulés si accrocheurs, si pleins de dérision ne sont en réalité ni faux, ni vrais. Ils flottent dans l’esprit des lecteurs comateux juste pour 24 heures car demain, après-demain, ces nouvelles seront chassées par d’autres nouvelles. Et ce, sept ou six jours sur sept... Aussi hourra pour les lecteurs que nous serons devenus car... qu’aurons-nous à faire d’autre que de suivre l’exemple du journaliste lui-même ? Qu’aurons-nous à faire d’autre que de devenir mouton-suiveur et prendre le jeu de mots qu’il nous offre pour une invite collective à la dérision populiste et chargée d’anti-intellectualisme ?

Rions, sourions de tout et sur n’importe quoi devant ces infos ravalées au rang de l’Almanach Vermot. Louons ces titres à l’humour à deux balles pour notre santé psychique.

Et saluons notre bon président qui, sur la plus haute marche du perron élyséen, dit avec fierté et délectation : « Moi ? Mais je ne suis pas un intellectuel ! »


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