Chirac par Rotman (Acte II), une réaction décalée sur le sens du politique
Réactions à chaud après le deuxième volet du documentaire sur Jacques Chirac par Patrick Rotman. Les impressions sont cette fois différentes. On passe de cette lutte à mort à une sorte de pacification progressive de la vie politique. A la fin, Chirac épouse la figure du vieux sage. La cohabitation haineuse avec Mitterrand président ne ressemble pas à celle de 1997 avec un Jospin plutôt populaire mais sur le fond, assez froid, et la mondialisation qui avance. Qui décide de l’élection de 2002 et que peuvent faire les hommes dans la tourmente de l’histoire ? Voilà une question découlant de ce documentaire et sans doute, la vérité de Chirac. Ce type est incroyablement un capitaine de l’histoire, comme le fut Mitterrand, capitaine au long cours, pendant plusieurs décennies, capable de suivre le navire et de le piloter sans le commander. C’est cela, et d’ailleurs aucun journaliste ni homme politique n’aura l’idée de convoquer Hegel et son Introduction à la phénoménologie de l’esprit. C’est dommage, la philosophie recèle quelques vérités et le bateau ivre barré par un capitaine lucide est la marque de l’homme d’esprit en pleine possession de sa conscience.
Cela dit, les capitaines se font la guerre pour orienter la barre qui doit aller à gauche ou à droite. Et c’est la marque de fabrique de Chirac que d’être de droite, et être de droite, c’est être opposé à la gauche, le PS et Mitterrand, tout en ayant fait le vide au centre. Chirac n’a cessé de se positionner en génial tacticien mais sans déployer une stratégie à long terme. Chirac n’est pas l’homme des convictions et des idées incarnées mais un réactif qui sonde les tendances, obéissant à ce que François Julien, sinologue réputé, désigne comme le procès sans création. L’affinité avec la Chine et le Japon transparaît dans le personnage.
Le citoyen français hésitera entre fascination, admiration mais aussi écœurement. Une guerre politique entre la droite et la gauche, datant de décennies, remise au goût du jour dès l’élection de Mitterrand, mais n’est-ce pas là le lot des luttes et combats faisant de l’homme un être essentiel ? La France, pays idéologique. La France et son peuple qui gronde. Sa jeunesse qui, faite de jeunes cons, selon le professeur Choron, ou de sidéens mentaux selon Pauwels, s’oppose à la loi Devaquet. La droite est élue par le peuple mais un autre peuple envahit la rue. 1995 puis le CPE. Ce pays est difficile à gouverner, comme le dit Chirac. Le politique affronte les luttes sociales alors qu’au sein même des cercles de pouvoir, le règne des tueurs et des intrigues ne cesse pas. La politique est en France un roman, plus que dans aucune autre nation. Nous sommes des gens bizarres, héritiers de la Grèce et de Rome.
On aura aussi noté le cynisme avec lequel Sarkozy évoque son destin politique à propos de son ralliement à Balladur en 1995. Et d’ailleurs, cette question des destinées dans le jeu du pouvoir est largement présente dans le film de Rotman. Ce qui laisse au citoyen un goût amer. Comme si les préoccupations de la société civile passaient en second plan face aux priorités de carrière des politiques. Ce film est subversif, je l’ai dit, mais les Français sont-ils devenus apathiques, inaptes à entendre le cynisme, et ma foi, je dirais même complices, admirateurs des coups bas, se délectant par procuration de ce spectacle romanesque leur offrant la vie dont il rêvent mais qu’il n’auront jamais ? Recalés de l’histoire et du destin, pétris de ressentiments, envieux, hélas incapables de voir l’incroyable richesse qu’ils possèdent mais qu’il ne savent pas faire fructifier (lire la parabole des talents, dans les Evangiles).
Retour à Chirac et à sa machine à gagner sur fond de slogan comme la fracture sociale. Une aile gauche avec Séguin, une caution libérale avec Madelin. Juppé, homme de conviction politique, animal très intuitif mais joueur et gagnant. Poste de Premier ministre. Vite balayé par l’histoire. La dissolution. Une énigme. Ou un coup de génie ? Chirac ne fonctionne pas avec des convictions mais avec des intuitions. Les élections de 2002, il ne les a pas gagnées. C’est la gauche qui les a perdues. La France est une nation déboussolée qui, par on ne sait quel miracle et quel subterfuge des destinées, parvient en naviguer en trouvant le cap, alors que l’équipage est dans une mutinerie permanente. C’est ce qui ressort de l’aventure du capitaine Chirac. Une analyse plus poussée, convoquant Luhman, permettrait d’élucider de quelle manière le système du pouvoir s’est rendu autonome de la société civile alors que les médias et la démocratie auraient dû souder les parties. Etrange affaire qui devrait susciter une prise de conscience des citoyens. Ils ont gagné une bataille en 2005. Mais la société française n’est pas pour autant fixée sur une route, et le jeu qui se prépare risque d’être sans saveur en 2007. Espérons que le futur capitaine ne fera pas échouer le navire France.
On pourra toujours tirer sur Chirac, critiquer son louvoiement, ses frasques luxurieuses, sa race de tueur, il n’en reste pas moins qu’il incarne toutes les contradictions d’une France qui avance avec ses convictions, ses travailleurs performants, ses innovateurs, ses obsessions politiques et idéologiques, ses égoïsmes mâtinés de sentiments généreux, de désir de solidarité. Si ce documentaire de Rotman devait servir à quelque chose, ce serait de déclencher un vaste mouvement de conjuration, plus essentiel que la révolution, et sans doute nécessaire car le scénario mettant face à face les deux présidentiables adoubés par les sondages risque de nous faire regretter l’ère Mitterrand-Chirac. Nous devrions placer la barre plus haut.
Réaction à froid le lendemain. A vrai dire, rien à ajouter de plus, sinon que ce documentaire ne doit pas occulter la complexité réelle des structures de pouvoir, la place des réseaux et syndicats, l’état d’esprit des Français qui votent. Evitons de trop personnaliser le pouvoir et reconnaissons à Chirac un charisme hors du commun et une humanité universelle moderne, faite de contradictions, de passions, de cœur et de raison. Le personnage est ambivalent sur le plan moral, comme tout un chacun. Quant à la politique, son rôle a été d’être rassembleur, pour sa majorité élective mais aussi dans la conduite des affaires du RPR. On comprend pourquoi cet objectif d’unitarité est devenu un sujet d’importance pour Sarkozy qui ne cesse de répéter qu’il sera unitaire, clé tactique d’une élection réussie, pense-t-il, mais attention, peuple français, si nous ne retenons pas les leçons de l’histoire (les piètres résultats de Chirac), nous sommes condamnés à la répéter avec un Sarkozy qui semble loin d’avoir sa stature et sa « spiritualité entre Orient et Occident ».
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