De la mesure du crime ou l’instrumentalisation d’un phénomène complexe
Si, incontestablement, la science statistique est parfaitement exacte, il n’en va pas de même quant à l’interprétation des résultats qui peuvent être obtenus lorsqu’une étude est réalisée. Aussi, la meilleure illustration que l’on puisse donner quant à cette affirmation concerne la production annuelle des chiffres de la criminalité en France. Ainsi, et non sans un certain triomphalisme déplacé, Michelle Alliot-Marie affirmait lundi 19 janvier, en présence du président de l’Observatoire National de la Délinquance Alain Bauer, que le chiffre de la délinquance générale affichait une baisse de 0,88% par rapport à l’année 2007 [1]. Pour autant, la ministre de l’intérieur ne pouvait cacher que les données concernant les violences faites aux personnes avaient considérablement augmenté. Il faut ainsi tout de suite prendre du recul par rapport aux chiffres avancés, l’état 4001, outil statistique vieux de presque quatre décennies étant tout à fait imparfait, alors que le recueil des données peut-être biaisé, voir instrumentalisé, par une politique pénale orientée.
Nicolas Sarkozy n’avait pu s’empêcher de dévoiler la statistique flatteuse bien avant son ministre de l’intérieur, comme pour faire siens les résultats obtenus en matière de criminalité, soit une baisse de la délinquance générale de 0,88% pour l’année 2008. Chacun mesure ici l’effet d’annonce au plan politique qui démontre combien la mesure du crime peut-être instrumentalisée par une classe dirigeante avide d’afficher des résultats probants dans cette matière d’une sensibilité exacerbée au niveau de l’opinion publique. Opportunément, le chef de l’État ne manquera pas de marteler « que plus que jamais, dans ces moments de doute, il faut rappeler aux Français que la première mission de l’État est de les protéger ». On ne saurait être plus démagogique que cela, et personne n’aura oublié le rôle de tout premier plan qu’aura joué la notion de sécurité dans l’élection de ce dernier qui n’aura eu de cesse d’agiter le spectre du crime sous les fenêtres des croyances populaires.
Pour autant, il faut savoir prendre du recul quant à la mesure de la criminalité en France, car non seulement les outils quantitatifs sont imparfaits, mais en plus soumis à la volonté d’une politique pénale qui ne manquera jamais d’orienter sa pression en fonction des résultats souhaités, à savoir une baisse constante des faits de délinquance, corrélée a une efficacité affichée de notre chaîne pénale [2].
Mais, et ici réside le premier travers, la notion de délinquance recouvre un spectre si étendu dans la diversité des infractions qui la composent que cette notion en devient quelque part absurde. Dès lors, amalgamer au sein de l’entité délinquance générale aussi bien le vol à la roulotte que les infractions à caractère sexuel relève de la gageure intellectuelle certaine. Ainsi, 3,558 329 crimes et délits ont été constatés en 2008 contre 3,589 293 en 2007, et chacun conviendra que livrée ainsi cette donnée n’apporte que peu à la mesure qualitative du phénomène criminel. En outre, les chiffres avancés affirment que le taux d’élucidation est lui en hausse, ce qui sous-entend que les forces de l’ordre remplissent de mieux en mieux leurs missions puisque ce taux est en hausse. Mais, ce chiffre peut-être aisément manipulé, il suffit pour cela que l’activité policière privilégie les affaires ou l’interpellation permettra de fait l’élucidation, par exemple en accroissant la pression sur les petits consommateurs/revendeurs de cannabis, ou bien sur les personnes en situation irrégulière sur le territoire, très facilement repérables. En conséquence de quoi le flagrant délit permettra aussi d’afficher un résultat positif en matière d’élucidation, ce qui aura pour effet de biaiser la statistique en l’orientant volontairement. Devant le Sénat, M. Bauer, outre de confirmer que l’outil statistique était tout à fait imparfait, de révéler qu’il y avait de flagrantes anomalies en matière de taux d’élucidation, certains chiffres fournis par la gendarmerie faisant état d’un taux supérieur à 100% !
Laurent Mucchielli démonte parfaitement cette logique dans un article intitulé « le nouveau management de la sécurité » à l’épreuve : délinquance et activité policière sous le ministère Sarkozy (2002-2007) publié dans revue numérique Champ Pénal. L’auteur démontre combien la culture du résultat imposée aux forces de l’ordre modifie l’appréhension du phénomène délinquance, a fortiori lorsque l’État, par ailleurs, combine cette logique à un accroissement du filet pénal en faisant adopter par le législateur nombre de textes définissant de nouveaux crimes et délits. En outre, l’auteur de conclure qu’il ne peut y avoir de relation directe entre activité policière et niveau de délinquance, hormis sur les résultats statistiques. Ainsi, en combinant culture orientée du résultat et mode de recueil des données, il est facile d’obtenir les données escomptées et ainsi d’affirmer que la délinquance baisse du fait de la plus grande efficacité des services de police et de gendarmerie. C’est ici le biais fondamental lié à toute production de statistiques en matière de délinquance.
Par ailleurs, il faut aussi faire remarquer avec insistance que la nature des passages à l’acte dénoncés par la population sera bien plus fonction de l’évolution de la société et non de l’efficacité, avérée ou pas, des services de sécurité. L’exemple type concerne les faits de délinquance sexuelle que la société française tolère de moins en moins, ce qui a permis de lever un tabou et donc de porter à la connaissance des forces de l’ordre et des tribunaux un plus grand nombre d’affaires. Dés lors, il ne peut être nullement affirmé que les faits de délinquance à caractère sexuel sont en augmentation, alors que c’est plutôt le seuil de tolérance de la société qui a fortement diminué en la matière. Il en va de même des faits de violences interpersonnelles en général qui sont eux aussi de moins en moins acceptés par le corps social, donnant lieu ainsi à de plus nombreux dépôts de plaintes.
Dans ce sens, l’ouvrage de Robert Muchembled [3] démontre parfaitement combien la société moderne a profité d’un mouvement général de pacification au cours des siècles écoulés, illustré par la baisse constante du nombre des homicides volontaires, aujourd’hui stabilisé et dont les chercheurs s’accordent à penser qu’il demeure un indicateur des plus fiable.
Aussi, afin de compléter et d’améliorer l’appréhension du phénomène criminel, différents chercheurs, ainsi que l’OND, ont développé depuis la fin des années 1990 les enquêtes de victimation. Cet outil qualitatif et quantitatif a permis de se placer sous l’angle de la victime en s’attachant à ce que peuvent déclarer les personnes en matière d’actes subis. L’utilisation de cet outil a permis de corriger en partie les défauts intrinsèques de l’état 4001 en introduisant un peu plus d’objectivité dans le recueil des données, notamment quant au ressenti des victimes. Ainsi, l’enquête menée en 2007 [4] a pu démontrer que l’origine première des violences interpersonnelles était de nature intrafamiliale, c’est à dire que le risque premier d’être une victime de violences sexuelles, et/ou physiques, se situe au sein de l’environnement familial. C’est ici une observation essentielle qui va largement à l’encontre des représentations sociales dominantes.
Ainsi, les enquêtes de victimation ont pu améliorer considérablement l’appréhension de l’aspect qualitatif du phénomène criminel en s’inspirant notamment des expériences anglo-saxonnes, tout en sortant du carcan statistique imposé par un outil quantitatif vieillissant et mal adapté.
Dés lors, chacun peut comprendre combien le phénomène criminel est complexe [4] dans sa réalité car protéiforme et recouvrant une typologie extrêmement large dans la nature des faits commis. En outre, s’il est aussi fonction de la propre subjectivité de chacun, lié à un environnement particulier, il peut aussi être déterminé par le traitement politico-médiatique [5] réservé aux faits divers les plus saillants, donnant ainsi l’illusion d’une société de plus en plus violente et risquée. Ainsi, la délinquance en col blanc, alors qu’elle s’avère très coûteuse pour la société, ne sera que très rarement mal vécue par nos concitoyens, ces derniers n’hésitant pas à voter de nouveau pour un notable pourtant condamné dans le cadre de vastes détournements de deniers publics, alors que tous les jeunes portant capuche seront identifiés comme délinquants en incarnant largement les « nouvelles » figures de la dangerosité aux côtés des infracteurs sexuels.
Notons aussi que la délinquance dite d’habitude, ou professionnelle, obéit elle à des règles de plus en plus proches du système formel, s’obligeant à une culture du résultat, impliquant une efficacité de plus grande qui ne concerne souvent que les personnes initiées et non le quidam.
Dés lors, il faut savoir ne pas céder aux sirènes du populisme politique le plus bas en mesurant combien les faits les plus graves, dont chacun peut être victime, se commettent majoritairement dans un environnement proche, voir intrafamilial, ramenant à la réalité des représentations fantasmées souvent empruntées aux faits divers les plus sordides ou bien au genre cinématographique en général. En outre, si le crime ne cesse de fasciner c’est qu’il désigne en chacun de nous tout aussi bien une victime possible qu’un auteur potentiel, soit une réflexion à méditer avant de porter quelque jugement que ce soit sur le si complexe phénomène criminel en général.
[2] Police, des chiffres et des doutes. Jean-Hugues Matelly, Christian Mouhanna, éditions Michalon
[3] Une histoire de la violence. Robert Muchembled, éditions du Seuil 2008.
[4] Enquête de victimation OND, 2007
[5] Criminologie. Raymond Gassin, éditions Dalloz.
[6] L’encre et le sang. Dominique Kalifa, éditions Fayard.
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