Etre ministre : la douleur du pion sur l’échiquier
Ce matin, Roger Karoutchi était l’invité d’Europe 1 à 8h20. L’occasion pour Aymeric Caron de revenir sur les modalités de sa récente éviction du gouvernement, et de tenter d’en savoir plus à ce propos. Roger Karoutchi, stoïque, parlait alors du statut de ministre comme d’un CDD inéluctable, dont il connaissait la nature avant d’en accepter la responsabilité. Avant lui, il y a quelques semaines, Alain Lambert avait abordé ce sujet dans l’un de ses billets avec beaucoup de sincérité.
Alain Lambert fut ministre délégué au Budget de 2002 à 2004, dans le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin. Dans la description qu’il fait de la nomination des ministres, il lève plusieurs tabous. Le premier d’entre eux concerne la consultation au préalable des principaux intéressés, qui semble aller de soi dans le cadre d’une fonction aussi importante, tant d’un point de vue honorifique que par les enjeux qu’elle draine : or dans les faits, il n’en est rien. La nomination d’un ministre relève plus de la mobilisation en temps de guerre que de la proposition d’emploi :
"Généralement, vous êtes appelé tard le soir pour vous entendre dire que vous allez sauver la France et que, tel le pompier dans sa caserne, vous devez bondir au secours du Pays et accepter, sur le champ, une mission que personne d’autre ne saura mieux que vous remplir. Par curiosité, par faiblesse, ou par orgueil, vous finissez par accepter. Dès le lendemain, vous mesurez l’étendue de cette folie. Vous abandonnez votre famille, votre siège au Parlement, votre fonction de Maire ou de Président d’Assemblée, votre activité professionnelle et parfois l’estime de vos vrais amis. Mais il est trop tard pour reculer car vous êtes dans la seringue et personne ne comprendrait un renoncement immédiat."
Alain Lambert, qui tient à l’époque un Carnet de route, raconte comment cela s’est déroulé dans son cas précis, et le rôle qu’y ont joué le Président Chirac et le Premier ministre fraîchement nommé, Jean-Pierre Raffarin :
"Lundi 7 mai 2002, lendemain du 2ème tour de l’élection Présidentielle. [...] 22h45. La standardiste de Matignon me passe Jean-Pierre Raffarin notre nouveau Premier Ministre. "Bonsoir Alain. Le Président souhaite que tu prennes « le budget », aussi je te propose la fonction de Ministre délégué au Budget. Je ne sais pas et ne veux pas savoir ce que vous vous êtes dit dans le passé, sache simplement qu’il tient beaucoup à ce que tu acceptes. Je t’indique que le Ministre des Finances sera Francis Mer." M’appliquant depuis longtemps la célèbre maxime chère au monde politique : « les promesses n’engagent que ceux qui les croient ! », j’oublie sans amertume les hypothèses beaucoup plus généreuses évoquées par le Président au coeur de l’été précèdent. Peu importe. "Combien de temps ai-je pour réfléchir ?" Dis-je. "Comme disait Giscard : le temps que vous voulez, je reste en ligne", me répond amicalement le Premier Ministre."
Quelques minutes donc pour se prononcer sur un engagement quasi monacal, qui conditionnera sans aucun doute le reste de votre vie, ou tout au moins la perception que le public en aura. Des mois, parfois des années passés à travailler d’arrache-pied sur des dossiers dont l’opinion - ou ce que l’on croit connaître d’elle - décide selon le sens du vent ce qui sera ou non mis en oeuvre finalement. Mais aussi les critiques, les attaques, qui obéissent à des lois politiques indépendantes de la valeur réelle de votre travail. Puis, implacable et tout aussi aléatoire, vient la sortie :
"Comme il n’y a aucune solide raison qui justifie votre nomination, il n’en existe pas davantage pour votre éviction. Elle se produit comme l’épluchure d’un fruit qui se gâte progressivement. [...] Votre famille s’est habituée à vivre sans vous. Heureusement, elle vous accueille comme l’enfant prodigue. Quant au reste, votre ancienne fonction, votre job, le confort matériel auquel vous vous étiez insidieusement habitué s’envolent ou leur disparition vous apparait soudain au grand jour. Sans compter la séparation brutale et douloureuse d’avec les équipes avec lesquelles vous venez de partager des jours et des nuits de labeurs épuisants. Inutile d’ajouter que le téléphone et les amis les plus zélés qui ne cessaient de vous trouver des mérites incommensurables brillent par leur assourdissant silence. [...] Généralement on vous a forcé à faire en partie ce que vous vous refusiez avant d’imaginer. Et les seuls mérites dont vous pourriez, éventuellement, vous prévaloir sont totalement inconnus de l’opinion. Alors vous restez seul. Seul. Avec votre remord d’avoir un soir, une nuit, accepté d’entrer dans un univers que vous croyiez doré et qui n’était, en fait, qu’une prison !"
Plus d’un mois après le dernier remaniement qui a parfois donné lieu à certaines déclarations donquichottesques de la part des principaux intéressé(e)s, la lecture de cette analyse troublante d’humanité permet de porter un regard adouci sur ce moment ingrat, celui de la sortie impromptue et soudaine d’un gouvernement, qui pour toute personne impliquée sans retenue dans son travail doit représenter une forme de deuil.
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