Fractures parlementaires - I - Crise de la représentativité
L’Assemblée nationale compte 577 députés qui représentent l’ensemble des citoyens. Si le scrutin majoritaire corrige de facto cette assertion, l’origine socioprofessionnelle des premiers vient achever le mythe de la représentativité. Rarement débattu, ce thème mérite pourtant réflexion parce qu’on ne saurait créditer nos élus d’une indépendance face aux réflexes corporatistes. Les intérêts particuliers pourraient alors le disputer à l’intérêt général et la fracture sociale ne serait donc qu’une conséquence de la fracture parlementaire en démocratie représentative.
- Les limites du tableau
Le
tableau ci-dessous, réalisé par mes collaborateurs, dresse un portrait de nos
députés. Trois difficultés se sont présentées. D’abord les parlementaires ne
renseignent pas tous correctement leur profession. Ensuite, il est parfois
difficile de faire coïncider la terminologie qu’ils emploient avec la
nomenclature de l’Insee. Enfin, une nomenclature a été rajoutée,
« profession politique », absente de l’Insee. Elle réunit les députés
qui étaient assistants parlementaires, permanents politiques, etc. De même, les
retraités n’ont pas été distingués des autres pour l’intérêt de la réflexion.
Les limites posées, on pourrait affiner ce travail sans toutefois invalider les
grandes lignes.
Légendes :
a. Le milieu de l’enseignement regroupe les professeurs, les directeurs d’établissement et les inspecteurs de l’Education nationale.
b et c. Nombre de députés à droite ou à gauche.
d. Nombre de députés non inscrits.
e. Somme des députés.
f. Pourcentage de parlementaires, toutes orientations confondues.
g. et h . Pourcentage des parlementaires de droite ou de gauche. Par exemple, les fonctionnaires représentent 21,8 % des parlementaires de droite, et 50,88 % des parlementaires de gauche.
i. et j. Population active, exprimée en milliers d’individus, et pourcentage. Ces nombres sont issus d’un tableau de l’Insee sur la situation en 2005 à deux exceptions. Le nombre d’avocats en 2005 a été communiqué par le ministère de la Justice, et le nombre de médecins (au 1er janvier 2006), par le ministère de la Santé. ND signifie Non disponible.
- La légitimité d’une réflexion sur l’origine socioprofessionnelle des députés
Chaque individu se définit et se distingue en fonction de ses appartenances. Celles-ci enrichissent l’expérience et modèlent la psychologie individuelle. Les enseignants, les entrepreneurs ou encore les supporters seront tentés de reproduire les réflexions de leurs pairs parce que confrontés à des problématiques communes. Ces conditionnements qui résultent des appartenances viennent donc minimiser l’objectivité aussi bien que la portée du savoir théorique. Il apparaît alors difficile de se détacher des conformismes sociaux pour s’ouvrir à l’autre ou élever la pensée vers l’intérêt général. La société semble ainsi divisée en cercles d’appartenance qui communiquent difficilement. Les études sur la nuptialité sont, en ce domaine, révélatrices, qui nous rappellent qu’on ne se marie qu’avec des gens de sa caste, et l’exogamie sociale ne serait qu’une utopie véhiculée par les contes pour enfants. En revanche, un entrepreneur italien a brisé son cercle d’appartenance et de pensée formatée en tentant de vivre avec la rémunération allouée à ses employés. Devant la difficulté de la tâche, il les a augmentés de 200 euros par mois. C’est en s’ouvrant à l’autre que cet entrepreneur a pu saisir combien la théorie - on peut vivre avec 1 000 euros par mois - était difficilement applicable. Le meilleur moyen de briser les systèmes de pensée hérités des appartenances est de les multiplier, et nous pourrions alors mesurer combien l’intérêt général dépasse la somme des intérêts particuliers.
L’appartenance professionnelle est sans doute la plus importante de toutes puisqu’elle reflète le degré d’intégration. Cela n’a pas toujours été le cas. En effet, c’est la citoyenneté qui intégrait dans les sociétés de la Grèce et de la Rome antiques, et la foi chrétienne dans les sociétés de l’Occident médiéval et moderne. Après la Seconde Guerre mondiale, c’était l’appartenance à la Résistance. Aujourd’hui, les candidats aux différentes élections affichent leur profession, gage d’intégration, donc de crédit. Il s’agit-là d’un premier vice en démocratie représentative, une discrimination qui empêche toutes les couches sociales d’être représentées quand notre société reconnaît le travail comme première source d’intégration ! Il apparaîtrait en effet incongru de voter pour un chômeur quand bien même celui-ci serait paré de toutes les vertus. Une démocratie honorable exigerait qu’aucun candidat à un mandat électif ne puisse se prévaloir de sa profession puisque cela oriente indéniablement le vote et ne reflète aucunement des prédispositions particulières. Un mandat électif n’est pas une profession, et les députés ont tous des assistants, souvent des juristes ou des historiens. Les parlementaires, comme tout élu, bénéficient en plus d’une formation continue et peuvent faire appel à des experts pour les aider à décider.
Outre le poids des lobbies, l’origine professionnelle des députés peut donc expliquer que la République soit en réalité une affaire privée dont est privée la majorité des citoyens puisque la citoyenneté n’est plus un facteur d’intégration.
- Le député-type
A en croire la composition de l’Assemblée nationale, chargée de nous représenter, la France aurait le visage suivant :
Elle serait divisée en deux camps : la droite (UMP et apparentés : 344 sièges) et la gauche (PS, Gauche démocrate et républicaine et apparentés : 226 sièges). Seuls 7 élus sont non-inscrits, dont des MoDem.
Elle serait composée en grande majorité d’hommes. La droite compte 12,57 % de femmes (elles sont 43), et la gauche 26,75 % (elles sont 61).
Ces hommes seraient Blancs (une demi-douzaine de Noirs seulement) et auraient entre 50 et 60 ans.
Si le quinquagénaire blanc est de gauche, il a une chance sur deux d’être fonctionnaire, de préférence professeur ou assimilé. S’il est de droite, il y a deux chances sur cinq pour qu’il soit entrepreneur ou qu’il exerce une profession libérale, de préférence médecin ou avocat.
Enfin, le Français serait un cumulard. A droite, 260 députés cumulent deux mandats et 37 trois. A gauche, ils sont 160 à cumuler deux mandats et 25 trois. Au total, 84,7 % des députés cumulent au moins deux mandats ! Une situation quasi-unique en Europe. Les citoyens seraient en droit de se demander comment leurs élus peuvent les représenter correctement. Cela invaliderait également l’argument selon lequel les députés doivent bénéficier d’un traitement confortable, d’autant plus qu’une bonne partie d’entre eux jouit déjà d’une retraite professionnelle ou continue d’exercer une activité professionnelle, à l’image du président du groupe UMP, Jean-François Copé ! On pourrait alors envisager une interdiction stricte de tout cumul, ainsi qu’un traitement à la carte, selon la situation personnelle des députés. Après tout, des responsables d’associations exercent une activité non rémunérée qui rend service à la collectivité, tout en engageant leur responsabilité.
- Focalisation sur les catégories professionnelles
La gauche aime particulièrement les fonctionnaires - surtout le monde de l’enseignement - et ne dédaigne pas les professions libérales. En revanche, elle méprise les entrepreneurs puisqu’un seul député a dirigé une entreprise. Et encore, ce député est un retraité de SCOP. Notons cependant que les entrepreneurs représentent 0,5 % de la population active contre 0,44 % des députés de gauche, et la représentativité serait alors conforme.
La droite cajole les professions libérales. Elles représentent 1,39 % des actifs contre 30,23 % des députés de droite, soit un rapport d’1 pour 22. Cet écart est encore plus important chez les avocats puisqu’il est de 1 pour 51 ! La représentation des fonctionnaires est, quant à elle, conforme à la répartition des actifs. Notons cependant que la France comprend une proportion de fonctionnaires nettement supérieure aux autres pays.
Un ovni : les professions politiques. Ce sont des gens qui ont été assistants parlementaires, directeurs de cabinet, etc. C’est-à-dire qu’ils n’ont pas connu de vie active et sont entrés immédiatement en politique. Une sorte de place réservée, et on serait en droit de se demander si la cooptation n’a pas joué à plein. Ils représentent quand même 3,64 % des parlementaires !
En réalité, les grands absents sont les ouvriers, les employés et professions intermédiaires. Ils représentent près de 56 % des actifs, contre à peine 4 % des députés ! S’il est impossible qu’ils composent 100 % des abstentionnistes, il n’en demeure pas moins qu’ils ne peuvent être investis par les partis politiques, les places sont prises. Si le lecteur ne trouve pas forcément de légitimité aux mouvements revendicatifs de ces professions, il comprendra néanmoins qu’ils constituent leur seul moyen d’expression en l’absence d’un écho parmi ceux qui font les lois et organisent notre devenir.
- Origines de la sur-représentation des catégories socioprofessionnelles
Pourquoi les fonctionnaires, professions libérales et entrepreneurs représentent-ils environ 64 % des parlementaires quand ils ne forment qu’à peine 22 % de la population active ?
D’abord, ils maîtrisent le temps. Les fonctionnaires ont un statut très protecteur. Ils peuvent demander à être en disponibilité, détachés auprès d’associations ou autres administrations. Les professeurs dispensent peu d’heures de cours présentiels, ce qui facilite la gestion de leur emploi du temps. Les professions libérales et entrepreneurs échappent aux contraintes imposées par un employeur.
Ensuite, toutes trois bénéficient d’un potentiel en communication important. Les enseignants côtoient des centaines de parents ou étudiants, les médecins et avocats autant de patients ou clients. Ce sont des professions qui s’investissent massivement dans des associations et peuvent tisser un réseau. Les mairies comptent parmi les plus gros employeurs d’une commune, aussi les fonctionnaires territoriaux peuvent-ils fréquenter de nombreux collègues et collaborateurs tout en étant en contact avec les administrés. Cette faculté à construire un réseau est servi par une maîtrise de la langue. Les fonctionnaires passent des concours où le français et la culture générale testent leur capacité à communiquer au travers de dissertations, notes administratives, notes de synthèse, etc. Les avocats, même s’ils ne plaident pas, maîtrisent l’argumentation. Les entrepreneurs sont polyvalents et intègrent la communication dans leur savoir-faire.
Enfin, ce sont des professions qui, dans l’inconscient collectif, jouissent d’une certaine respectabilité, aussi un électeur confiera-t-il davantage son suffrage à un médecin qu’à un ouvrier ou un employé.
L’exposition de ces données laisserait croire à une confusion entre représentation parlementaire et méta-syndicat. Loin d’être illusoire, elle se trahit concrètement par des décisions qui ne participent pas de l’intérêt général, mais des intérêts particuliers. Au lendemain de la seconde Guerre mondiale, l’un des facteurs qui faisait l’élection d’un député était son appartenance à la Résistance, ni sa profession ni ses réseaux. Il en a résulté, en période de reconstruction, une primauté de l’intérêt général. Soixante ans plus tard, des groupes de pression ont pu se structurer pour peser sur la République et en faire une chose privée dont sont privés la majorité des citoyens. L’élection vient avaliser un système où règne le népotisme, la cooptation, bref, l’oligarchie au lieu de la démocratie. Le poids des lobbies, la légitimité des partis, le recours à l’expertise et à la communication, les conséquences de l’origine socioprofessionnelle des députés sur leurs décisions, tout cela sera abordé dans la seconde partie de ce billet.
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