La philosophie politique : faut-il tout repenser ?
Une période en crise en appelle souvent à une pensée formulée comme une interprétation, un salut, une retape, mais la pensée ne peut rien contre la puissance du réel. La pensée, elle s’adresse aux penseurs. Ce billet « fou », je ne veux pas le publier, mais, comme il est rédigé, je me dois de le proposer. J’ignore les raisons de cette réticence. Allez-vous m’éclairer de vos commentaires ?
S’il est une question profondément politique, c’est certainement celle du pouvoir. Celui qu’on considère comme le maître des philosophes, Aristote, est l’auteur d’un traité sur le Politique. Avec des fameuses pages sur les différents types de gouvernement dans la cité. Il y est question de pouvoir, de commandement. Monarchie, un seul commande ; aristocratie, les meilleurs commandent ; démocratie, le peuple commande. Ainsi peut-on parler de « systèmes du pouvoir ». A noter un flou sémantique avec deux racines étymologiques pour désigner le pouvoir. La plus légitime étant kratos qui se traduit improprement par pouvoir et qui signifie gouvernement, alors que archè désigne le commandement. Pourquoi ne dit-on pas monocratie pour désigner une cité gouvernée par un seul ? Ou alors une oligocratie pour évoquer cette forme déviée de gouvernance conduite pour les intérêts d’une minorité ?
Pouvoir et commandement semblent renvoyer à un même dispositif, néanmoins, on pressent quelques nuances. Le commandement évoque une armée, le pouvoir laisse penser, par exemple, à une assemblée qui inscrit les lois dans l’institution, ou bien à l’autorité. Commander suppose une dynamique, alors que le pouvoir renvoie souvent à un élément statique, voire à une potentialité. Exemple, le pouvoir d’achat. Potentialité. Passer commande d’un bien en échange de monnaie, actualité, dynamique. La pensée politique moderne a bien différencié les pouvoirs de nature différente. Le commandement figure dans l’exécutif. Dans la Constitution française, le président est le chef de l’exécutif et notamment chef des armées. Le gouvernement, nommé sous la responsabilité du chef de l’Etat, est aussi une structure de l’exécutif.
La pensée politique s’est constituée comme une spécialité autonome à l’ère contemporaine. Les Anglo-Saxons ont tendance à séparer philosophies politique et morale, contrairement à la France où les deux volets sont inclus dans une même spécialité. Faut-il y voir une différence culturelle ou bien une simple contingence liée à une division arbitraire des spécialités universitaires ? Cela n’est pas important. L’essentiel est de nous pencher sur l’utilité d’une philosophie politique à notre époque où, pour employer des mots directs, l’action politique paraît plus stérile et décousue que réellement adossée à un horizon de société précis. Un rapide coup d’œil historique nous permet de séparer cette pensée dite classique selon Leo Strauss, bâtie autour de Platon, Aristote, Xenophon et quelques autres, de la pensée politique moderne. Celle qui se dessine à partir de Machiavel et Hobbes et dont la genèse, ou plutôt la généalogie, a fait l’objet de nombreuses études. Notamment celles de Quentin Skinner. Dans l’introduction de son ouvrage majeur, Skinner décrit la transition vers la modernité politique comme le moment où le souverain cesse de défendre son propre état, sa propre souveraineté, pour servir un ordre raisonné et séparé, celui de l’Etat. Les conséquences auxquelles nous sommes habitués ont été vertigineuses pour l’époque de profondes transformations ayant succédé au Moyen Âge. C’est le pouvoir de l’Etat et non celui du souverain, qui se trouve considéré comme base du gouvernement. L’Etat se conçoit ainsi selon un dispositif typiquement moderne, comme source de la loi et de la force légitime sur son territoire propre et comme seul convenable objet d’allégeance pour ses citoyens.
A noter que l’Etat moderne est radicalement étranger à la pensée d’Aristote. Inutile de chercher cet ordre séparé et trans-immanent dans la philosophie de Platon ou d’Aristote. La pensée politique classique ne connaît que la cité concrète, régie par des hommes incertains, et le modèle divin chez Platon. L’Etat moderne s’est constitué à la fois contre les féodalités (Hobbes) et contre l’ancien ordre théocratique (Machiavel) Autrement dit contre le pouvoir des hommes et contre l’autorité séparée d’une source théocratique, celle-ci étant remplacée par une source étatique. Skinner situe du XIIIe siècle à la fin du XVIe ce long processus de constitution de l’Etat moderne. Cela paraît exagéré, mais c’est sans doute à cette période que cette idée moderne de l’Etat émerge en Europe. Ensuite vont se succéder des perfectionnements progressifs, des ajouts, des montées en puissance, grâce aux techniques matérielles et intellectuelles, des théories de l’Etat, notamment celle de Montesquieu dont la séparation des trois pouvoirs est devenu un classique, mieux encore, une fondation pour bâtir un Etat de droit moderne équilibré autant que faire se peut.
L’une des choses à retenir, pour ce qui nous concerne, c’est cette idée d’équilibre des pouvoirs, idée qu’on peut prendre dans un sens pratique, comme une pièce de construction de l’Etat, un peu à l’image des trépieds d’un tabouret, ou d’un triangle de suspension automobile, en bref, un outil permettant un fonctionnement équilibré des rouages de l’Etat. Mais il y a aussi un autre volet, celui d’éviter les abus de pouvoirs, les excès en tout genre, baronnies, pratiques arbitraires, tyrannie, emploi de la force... D’où l’idée géniale de neutralisation des pouvoirs en les séparant pour les associer en vue d’un fonctionnement harmonieux. Un horizon propre à cette époque d’espérance et d’utopie que furent les Lumières. Mais cet optimisme n’était certainement pas adopté par Hobbes qui en 1651 fit paraître le Léviathan dont on dit qu’il est le plus célèbre des livres de philosophie politique, un livre largement commenté. En deux mots, Hobbes fait preuve d’un pessimisme lucide et pragmatique. Sa crainte était de voir les individus se mener une guerre incessante, sans organisation ; tous contre tous, chaos dû à l’état de nature. D’où l’idée d’un Etat centralisé et fort, garant d’un ordre social, un Etat dont la légitimité est reconnue et dont la puissance est de nature à éteindre les velléités de prise de pouvoir arbitraire jouant de la force. Le sous-titre du Léviathan fait d’ailleurs explicitement allusion au pouvoir : « traité de la matière, de la forme et du pouvoir d’une République ecclésiastique et civile » Pour les Anglo-Saxons, la philosophie politique coïncide pratiquement avec une théorie de l’Etat.
En France, dans les années 1950-1970, la philosophie politique était articulée autour de la question du marxisme, de la lutte des classes. Une fois cette question réglée, la philosophie politique de facture plus anglo-saxonne a repris le dessus dans les débats intellectuels. Strauss, Rawls, Voegelin, Weil, des auteurs de plus en plus commentés dans les amphis. Et dans les débats politiques, un ronronnement qui a fini par devenir ennuyeux, entre le libéralisme social et le social libéralisme. Pourtant, la question de l’Etat a fait débat. Normal, elle est au centre de la philosophie politique. Actuellement, la société vit une crise importante. Le politique ne semble plus capable d’apporter les solutions. Peut-être le moment est-il venu de tout reprendre et repenser la philosophie politique sous un angle différent, mettant l’accent non plus sur l’Etat, mais sur la question du pouvoir.
Philosophie politique ou bien philosophie du pouvoir
La question du pouvoir renvoie à l’action, à la volonté, mais s’insère dans un dispositif social. Dès que deux individus sont en présence, des rapports de pouvoirs sont prévisibles. Quelle est la nature du pouvoir, son essence, son ressort, sa finalité ? Ces questions œuvrent dans le champ de la sociologie compréhensive et, pourquoi pas, de la politique compréhensive, à laquelle on opposera la politique descriptive et analytique. Maintenant que tout semble saturé, épuisé, une question : quel avenir pour la philosophie politique. Trois possibilités. Tout d’abord la plus simple, confiner cette discipline dans les universités et lui donner la même vocation que la philosophie proprement dite qui, ayant décrété son achèvement, ne fait plus que méditer sur son histoire. La politique peut très bien se passer de sciences politiques pour ce qui concerne sa pratique ordinaire. Seconde éventualité, appliquer les résultats de la philosophie politique, du moins ceux susceptibles de contribuer à l’amélioration de la société. Un plan assez sage en vérité, une reconnaissance de scientificité et de transposition d’un savoir des hommes en un savoir-faire pour gérer les ensembles d’hommes comme une nation et un Etat. Enfin, troisième option, reprendre le chantier, non pas depuis les débuts, mais en prenant un angle d’attaque différent. Construire une philosophie politique non pas en visant une théorie de l’Etat, mais une théorie des pouvoirs et leurs rapports, voire des puissances et dominations. Est-ce possible et que pourrait-il en ressortir ?
Retour sur cette incroyable période, celle du développement industriel qui s’accompagne d’une financiarisation croissante de l’économie doublée d’une centralisation des moyens de production. De nouveaux rapports de force en présence et un prestigieux analyste, Marx, qui s’est en fait égaré, comme du reste la société, incapable de maîtriser le progrès. En fait, création destructive, tel est l’un des traits du capitalisme. Marx n’est pas enterré. Il faut simplement reprendre la question des puissances économiques, monétaires et penser l’économie sous l’angle d’un second pouvoir, à côté de celui de l’Etat. Enfin, et Marx ne pouvait l’anticiper, un troisième pouvoir, d’ordre cérébral, spirituel, celui des médias. Et voilà le schème complet sans lequel aucune philosophie politique n’aura de légitimité ni de pertinence. Autrement dit, achevée la théorie de l’Etat dans sa forme moderne. Place à une théorie des pouvoirs, puissances et dominations. L’Etat étant l’un des trois centres de puissance. Les deux autres, l’économie et les médias. Ne soyons pas dupes ni les médias ni la finance n’ont l’ascendant sur les Etats. Et la seule question qui vaille, c’est la place du sujet et sa liberté, car seule la liberté a légitimité sur l’Etat… Question politique ou philosophique ? Je vous laisse juger.
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