La sondophilie opiniomaniaque
Etes-vous sondophile ? Etes-vous opiniomane ? Voilà deux questions qui auraient pu faire l’objet d’un sondage. Quels sont les principaux troubles associés à cette maladie ? Ils sont avant tout d’ordre obsessionnels : le sujet souffre d’une quête maladive permanente d’approbation de la population dont il se veut le reflet, pour incarner une légitimité qu’il opposera à ses rivaux, et ainsi affirmer sa différence et sa prétendue suprématie (ce phénomène est dit de « rupture tranquille » ou de « bravitude »). Mais, paradoxalement, cette maladie renvoie aussi et avant tout à un fort sentiment narcissique. Le malade est fasciné par deux visages : le sien, qu’il chérit plus que tout au monde et ne se lasse pas de contempler, et celui de « l’Opinion publique », un être imaginaire jamais rencontré et dont il dit entendre la voix.
Les études menées à partir de cas cliniques sur deux sujets contemporains de même classe d’âge, Nicolas et Ségolène, deux malades hélas particulièrement atteints, ont permis de dégager des constantes : le recours systématique à la séduction des foules, la restriction minimaliste du vocabulaire (ce qui peut aller jusqu’à emprunter des mots injurieux pour stigmatiser la populace, comme racaille), le "simplificalisme", la tendance à créer des néologismes absurdes comme bravitude, le délire d’identification de forme "démagoïde" ("Mon opinion sera celle des Français"). En période de crise aiguë, existe aussi un fort risque pour le sujet de se prendre pour un animal : un aigle royal ou une blanche hermine. Le choix d’un animal emblème de la royauté et la propension à constituer autour de soi une cour formée de vedettes montrent aussi une tendance mégalomaniaque : elle veut être reine, il veut être empereur !
Les deux cas cliniques étudiés ont sombré dans la déraison la plus irréversible et ils persistent à affirmer, rejetant toute réalité, qu’ils sont missionnés pour être au service de l’Opinion publique ! Or, cette idée de prédestination relève de l’illusion délirante, comme le montrent les travaux d’éminents professeurs :
- le professeur sociologue Pierre Bourdieu, pour qui l’opinion publique n’existe pas, c’est une création des médias et des sondages. Idée que corrige Gérard Grunberg : pour lui, l’opinion sondagière est un artefact, mais toute opération scientifique est un artefact.
- Le professeur philosophe Bernard Stiegler, après avoir examiné le sujet Ségolène, pose son diagnostic dans son livre La Télécratie contre la démocratie : Ségolène confond l’opinion et l’audience.
- Le professeur sociologue Philippe Breton souligne la démagogie qui a gagné les deux malades. La démagogie, "la démocratie athénienne s’en défiait terriblement, parce qu’elle n’aimait pas le recours à la séduction".
- Avant ces éminents confrères, le professeur Alfred Sauvy avait déjà identifié le "zéro prise de tête" de la manie sondophile : "Les sondeurs sacrifient trop souvent au souci d’avoir un pourcentage élevé de réponses et répugnent aux questions tortures qui posent à l’enquêté des choix délicats, mais significatifs."
Pourtant, l’opinion publique a bien existé dans une époque lointaine : entre 1760 et 1789. La paternité de l’expression est attribuée à Jean-Jacques Rousseau, mais elle avait un sens opposé à celui que leur donnent nos deux malades. Elle apparaissait comme un accomplissement majeur des Lumières, et comme une étape cruciale vers la démocratisation de la société française. Bref, elle était signe de Raison, et non de déraison. Aujourd’hui, les sujets atteints de la "sondophilie opiniomaniaque" opèrent une véritable personnalisation de l’opinion publique, une création d’un personnage politique et social fictif qui représente le peuple et auquel ils prêtent une volonté et une stratégie." Quand les sujets qui souffrent de ce mal entendent la voix de cet Etre -qu’ils se disent les seuls à pouvoir entendre-, ils s’écrient : "Les Français ont dit que..." afin de justifier leurs actes déments.
Des confrères s’affolent et parlent de risque de "démocratie d’opinion" (expression née en 1983 avec le virage néolibéral des socialistes). Mon avis est que le mal est loin d’avoir atteint un tel paroxysme et que la raison commande, ne serait-ce que dans une visée thérapeutique, de donner corps à cette idée d’opinion publique en libérant l’expression pluraliste des idées dans des forums citoyens. J’ai prescrit à mes deux patients une cure à la station thermale AgoraVox ! On y donne des bains vivifiants, à base d’échanges vraiment démocratiques.
P.S : Illustration : portrait de Jean-Jacques Rousseau
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