Le nécessaire intérêt pour l’anthropologie du don
Dans notre société moderne, le don est malheureusement perçu comme un acte généreux et plutôt exceptionnel, qu’on lie très généralement à des motifs éthiques précis, d’origines religieuses ou philanthropiques. Or, le don n’a pas forcément ces origines. Donner n’est pas seulement l’œuvre de l’homme religieux, ou aisé, aidant l’homme pauvre. Donner ne s’inscrit pas forcément non plus dans le cadre d’un partage contractuel et reconnu par une autorité étatique.
L’organisation des sociétés traditionnelles est là pour nous rappeler une historicité du don et son ancestralité. « Donner ce n’est pas seulement donner. Ce ne peut pas être un acte purement unilatéral : il faut pour donner que le destinataire accepte de recevoir. Or, recevoir un don ne va pas de soi car cela aboutit, qu’on le veuille ou non, à reconnaître une sorte de dette. Il va donc falloir s’acquitter de celle-ci, donc rendre. » (Jean-Baptiste De Foucauld, Les trois cultures du développement humain, résistance, régulation, utopie, 2002) Certes, l’obligation de rendre n’étant pas originellement juridique mais morale (elle ne fait pas l’objet d’un contrat), je préfère parler de nécessité (qui, guidée par le bon sens, s’accorde avec la liberté). De Foucauld poursuit : « Il y a bien quelque chose à rendre, mais à un terme qui n’est pas déterminé. Sa forme ne l’est pas davantage. C’est le récipiendaire qui choisira, à moins d’impossibilité de sa part, ou de volonté de rupture. Le Don n’est donc pas un acte isolé. Il s’inscrit dans une chaîne, celle qui conduit à Donner, Recevoir et Rendre et qui, une fois lancée, s’alimente toute seule tant que chacun joue à peu près le jeu. C’est précisément ce circuit de dons et de contre-dons qui nous lie les uns aux autres par un jeu de créances et de dettes jamais soldées. » D’où le don par « endettement mutuel positif »
L’un des principaux anthropologues français Marcel Mauss (1872-1950) nous précise alors ceci : « Ce principe de l’échange-don a dû être celui de sociétés qui ont dépassé la phase de la prestation totale (de clan à clan, de famille à famille) et qui cependant ne sont pas encore parvenues au contrat individuel pur, au marché où roule l’argent, à la vente proprement dite et surtout à la notion du prix estimé en monnaie pesée et titrée. » (Sociologie et anthropologie)
Trois exemples historiques du don en question, que j’évoque brièvement ici.
a) Le potlatch (traduit par « action de donner ») est une cérémonie d’échanges de biens. Le mot est d’origine chinook. Les Chinooks sont une tribu amérindienne. Ils vivent au nord-ouest de l’Amérique du Nord, le long du fleuve Columbia, sur la côte pacifique où se situent aujourd’hui les États de l’Oregon et de Washington (États-Unis). Autrefois, les Chinooks pêchaient beaucoup. Ils se déplaçaient également beaucoup afin d’assurer leur commerce de poisson (surtout du saumon) auprès de tous les peuples alentour. Le potlatch est pratiqué surtout à la fin du XIXe siècle par non seulement les Chinooks mais aussi les autres tribus de cette partie de l’Amérique allant jusqu’à l’Alaska. Aujourd’hui, ce sont principalement les 5000 Kwakwaka’wakw encore vivants – peuple amérindien de la province de Colombie-Britannique (Canada) – qui continuent de pratiquer le potlatch. Leur langue traditionnelle est, au passage, en voie de disparition. D’où les propos alertants de l’anthropologue et ethnologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009) au 60e anniversaire de l’UNESCO en 2005 : « Les langues sont un trésor, d’abord en elles-mêmes, et parce que leur disparition entraîne celle de croyances, savoirs, usages, arts et traditions qui sont autant de pièces irremplaçables du patrimoine de l’humanité. »
Le potlatch est une cérémonie festive et fréquente réunissant plusieurs clans d’une tribu, célébrant des destructions d’objets ou bien des dons entre clans qui se font rivaux par sentiment d’obligation de non pas strictement restituer le don reçu (même si, parfois, ils se contentent de cela) mais de redistribuer d’une façon plus importante. Autrement dit, le lien social est entretenu par une coutume de dépassement des dons reçus en redonnant davantage. Le chercheur français en ethnologie et anthropologie François Laplantine nous précise en 1974 : « Le potlatch [...] est une cérémonie assez spectaculaire que certains jugeront « exotique », « aberrante » [...] feignant d’ignorer que par nos cadeaux d’anniversaire ou du jour de l’an, par notre système d’invitation qui veut que l’invité réponde à ses hôtes par une invitation au moins équivalente et si possible supérieure, nous perpétuons un mécanisme rigoureusement identique et dont probablement les hommes ne peuvent pas se passer. »
b) La kula est un système cérémonial et pseudo-commercial d’échanges de biens auxquels il n’est reconnu, par ceux qui l’exercent, aucun droit de propriété, aucune valeur économique mais seulement une valeur symbolique et prestigieuse. Il est pratiqué en Nouvelle-Guinée (Mélanésie) entre des tribus économiquement autosuffisantes et situées sur plusieurs îles allant jusqu’en Micronésie. Les biens échangés sont surtout des bracelets (soulava) et des colliers (mwali) de coquillages qui peuvent alors parcourir des milliers de kilomètres mais ne sont d’aucune utilité pratique ni même décorative. L’objectif atteint est d’ordre politique : il est la paix intertribale. Surtout que la kula peut concerner des tribus aux langues et cultures différentes. Plus largement, la kula socialise les hommes par la découverte d’hommes vivant « autrement », les voyages qu’ils font pour les rencontrer, le divertissement obtenu par son aspect cérémonial. A savoir aussi que des noms propres sont attribués aux précédents colliers et bracelets dans le but d’historiciser la kula, de l’ancrer dans un souvenir et une tradition de l’échange.
Ce système d’échanges ne s’obtient pas sans une hiérarchie minimale. D’où les chefs de tribus – qu’il faut percevoir comme des « hommes d’influence » n’ayant aucun pouvoir politique précis –, qui le sont par prestige reposant sur la reconnaissance partagée d’une grande générosité (on peut parler de méritocratie mélanésienne). D’où, toujours en Nouvelle-Guinée, les hommes appelés les Big men, alias ces chefs de tribus du Mount Hagen qui, quant à elles, s’échangent des cochons.
c) La « chasse égalitaire » des Inuits. L’enseignant en économie-gestion Etienne Chouard, dans l’une de ses vidéos internet, nous narre le passage d’un livre appelé Dette : 5000 ans d’histoire, de David Graeber, anthropologue anarchiste américain.
Les points communs entre ces différentes pratiques :
– une culture de la rivalité par la générosité et non par la violence, de la gratitude – ou cet art de rendre – par des « micro-obligations réciproques et permanentes » (expression de Chouard) ;
– une valorisation de la dimension égalitaire de la socialité ;
– (pour le potlatch et la kula) la paix entre les populations issues de toutes les subdivisions territoriales (familles, clans, tribus) des confédérations traditionnelles en question, dans une civilité animée (cérémonies) et respectueuse des différences culturelles.
Le concept de Décence ordinaire (common decency) et, plus largement, la vision salutaires du socialisme de George Orwell – positivant la notion d’égalité (que je préfère, me concernant, assimiler à l’équité) et affirmant la triple nécessité sociale de donner, recevoir et rendre – ne peuvent être qu’adaptées, d’après moi, à ces précédentes expériences. (Relire les pages 110 et 111 de son livre Hommage à la Catalogne sur la camaraderie et « l’idée d’égalité » relevées chez ses collègues rencontrés en Catalogne, durant la guerre d’Espagne (1936-39), qui œuvraient dans le cadre de la remarquable expérience autogestionnaire retrouvable en ces temps-là sur ces terres.)
C’est, sinon, prendre, refuser et garder qui est le « symétrique négatif du don », expression de De Foucauld dans le livre cité au début de cette partie. Sa pratique absolue déboucherait sur une extinction pure et dure de tout lien social. Malheureusement, comme nous l’indique ce dernier – qui est haut fonctionnaire et engagé associatif –, l’économie de marché inscrit ce précédent symétrique dans notre réalité sociale actuelle. Car il s’agit de « prendre des parts de marché et des bénéfices (plutôt que prendre par la contrainte), refuser la dépendance vis-à-vis d’autrui (pour ne rien lui devoir), garder ce que l’on a gagné (et que l’on a donc pas à rendre ou à redistribuer) ».
Le don anthropologique – et le respect qui en découle pour les traditions entretenant la Décence ordinaire – est donc philosophiquement à remettre en avant pour concevoir une postmodernité socialiste authentique s’opposant à la fois :
– le communautarisme anglo-saxon, ne créant aucune passerelle harmonieuse (en ne proposant aucune éthique particulière et digne de ce nom) entre les communautés, faussement autonomes et vraiment isolées, soumises à une technocratie mondialiste) ;
– l’individualisme libéral, enfant terrible de la « liberté des modernes » ;
– l’idéologie assimilationniste trop méprisante à l’égard des cultures locales ;
– l’assistanat étatique encourageant les gens à rester chez eux et tuant le lien social obtenu par l’exercice d’un travail – d’où, par exemple, les personnes handicapées qui veulent quand même être « utiles à la société » ;
De surcroît, la nécessaire conception d’une postmodernité socialiste ne peut qu’intégrer la volonté d’une réconciliation entre croyants et non-croyants religieux autour du don en affirmant, comme De Foucauld, la chose suivante : « Le don anthropologique est essentiel pour que la société fonctionne. Le don inspiré et désintéressé nécessaire pour que la société s’élève. » Ce qui conduit à repousser à la fois :
– l’élitisme religieux, ayant « tendance à s’attribuer le monopole » de la pratique du don (expression de De Foucauld) ;
– le laïcisme, occultant de façon malhonnête et par dogmatisme (car dissimulant une autre logique cléricale) les actions charitables des organisations religieuses ;
– l’athéisme, dénigrant radicalement tout ce qui concerne, de près ou de loin, la religion.
« Le sentiment socialiste, […] sentiment de la grandeur historique attachée à la mission de la classe ouvrière moderne, est intérieurement tout nourri par la culture classique et la tradition chrétienne, en ce sens que :
– « cet appétit de grandeur historique que laisse le contact avec la cité antique et cet appétit de sublime moral que laisse l’éducation chrétienne, passant dans l’aspiration socialiste, en forment la sève secrète et véritable ;
– « ainsi il n’y a pas contradiction, mais collaboration, entre la Tradition et la Révolution, celle-ci se proposant non pas de détruire pour détruire, non pas de dissoudre pour dissoudre, mais d’ajouter quelque chose au capital humain en conservant ce qui est acquis à l’histoire et ce qu’on peut regarder comme les cadres éternels de la culture. » (Edouard Berth, Les Méfaits des Intellectuels)
Tags : Economie Société Histoire Culture Etienne Chouard
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