Lorsque la fumée se dissipe sur le champ de bataille
C’est à l’issue de l’affrontement pour la présidentielle que l’on commence à discerner un nouveau paysage, et que l’on peut juger, rétrospectivement, de la stratégie mise en œuvre par les belligérants. Lorsque la fumée se dissipe au dessus du champ de bataille.
Repensant à cette campagne électorale, aussi riche en rebondissements tactiques que pauvre en propositions politiques, je me suis rappelé ce livre du « Doktor » Max Euwe, qui fût un éphémère champion du monde du jeu d’échecs (en 1935). Ce scientifique, excellent pédagogue, réussit à l’emporter sur le grand Alekhine par une analyse approfondie du jeu de son adversaire et une préparation méticuleuse. Son style sur l’échiquier ne laissa pas une impression extraordinaire, mais il légua aux générations futures quelques livres de stratégie, dont un, fort intéressant, et encore usité, intitulé « Maître contre Amateur ».
C’est bien à cela que nous venons d’assister. La victoire du maître sur l’amateur. Le succès d’une approche méthodique, professionnelle, d’un quadrillage patient et exhaustif du terrain - un travail commencé très en amont de l’affrontement. On a souvent qualifié Nicolas Sarkozy d’ « homme pressé ». En l’occurrence, dans cette affaire, il fut la tortue plutôt que le lièvre. Sa victoire vient de loin. Très exactement de la prise de l’UMP à la barbe d’un Jacques Chirac affaibli, en 2004. Dès lors, sans faillir, il s’attacha à mettre cette machine au service de son projet. L’UMP, c’était la clé du coffre et des investitures - c’est-à-dire l’argent et le pouvoir (de nuire comme de récompenser). Ceux qui prétendaient lui résister furent balayés, un à un. Les derniers grognards chiraquiens rentrèrent dans le rang. Réduire les oppositions, si nécessaire par la menace et la force. En commençant par son propre camp. Accroître le nombre des obligés. Retourner un à un les pions de l’adversaire pour construire une position inexpugnable. Centraliser tous les pouvoirs sur son nom et sa personne. Seul François Bayrou tenta de s’opposer à cette mainmise.
Comme le montre Euwe, l’amateur est souvent aussi doué, sur un coup, que le maître. C’est sur la distance, sur la compréhension profonde des facteurs qui mènent à la victoire, que le second a une longueur d’avance. Son pragmatisme, son expérience du feu, sa capacité à jouer non pas forcément le meilleur coup dans l’absolu, mais celui qui lui donne les meilleures chances pratiques de l’emporter, sa vision de toutes les données de l’affrontement, sa capacité à éviter les risques inutiles, à refuser le beau geste pour lui préférer l’efficacité... Nicolas Sarkozy aura mené une belle bataille stratégique, s’en tenant, sur le plan des idées, à une ligne claire : mettre en scène sa personnalité énergique, flatter le goût de l’ordre d’un pays vieillissant, produire des boucs émissaires (étrangers, fonctionnaires, Mai 68), se poser en victime (des médias, de la pensée unique, etc) et n’oublier aucune clientèle.
Que l’on adhère ou non à son approche du pouvoir, son sens des rapports de force font de lui un chef de guerre remarquable - et un excellent organisateur. On ne peut s’empêcher de repérer un mimétisme avec son mentor en politique, Jacques Chirac.
Face au maître, Ségolène Royal fut l’amateur. Elle tenta - et réussit - une échappée belle au sein de son propre parti, « agrégat inconstitué de barons désunis », pour paraphraser Siéyès. C’était sans espoir. La lutte du pot de terre contre le pot de fer.
La victoire, disent les taoïstes, se décide avant la bataille. Or depuis le début, au PS, tout fut mené à l’envers. Le résumé des épisodes précédant la campagne électorale proprement dite est un modèle de ce qu’il faut faire pour arriver au combat avec de la poudre mouillée et une armée sans élan. La procédure qui a consisté à établir un projet (au contenu, disons, minimaliste pour ne pas être désobligeant) avant de désigner un leader pour aller au combat, relève en soi d’une parfaite incohérence. D’abord le plus petit dénominateur commun, pour complaire aux baronnies. Ensuite une campagne interne pour faire émerger une personnalité, corsetée ensuite par ce harnais propositionnel mal ajusté.
C’est que personne n’avait vu venir « la » Royal aux primaires. Elle dribbla la lourde défense des éléphants Fabius et Strauss-Kahn et planta un but en pleine lucarne. Un véritable hold-up. Créativité, sens du mouvement, culot d’acier - ses qualités tactiques. Devenue candidate, elle ne put jamais se libérer, passa son temps à faire le pas de deux entre le projet du parti et ses envies, pas tranquille sur ses arrières et sur ses flancs, quand ses camarades n’attendaient qu’un faux pas pour la supplanter. (Par parenthèse, la sortie assassine de DSK au soir de la défaite, et dix minutes après l’annonce du résultat, explique a posteriori pourquoi Ségolène Royal aurait eu quelques difficultés à composer avec lui un ticket crédible pour recentrer la doctrine socialiste.)
Je lis aujourd’hui, dans le Canard Enchaîné, que l’ex-candidate reconnait l’importance de prendre le parti pour espérer l’emporter à la présidentielle (de 2012 ?). C’est d’une assez grande évidence. La tacticienne saura-t-elle se muer en stratège ? La suite aux prochaines échéances.
Ah oui, encore une chose. Le Doktor Euwe écrivit une suite à son livre. Son titre : « l’Amateur devient maître ». Toute défaite contient les germes d’une future victoire. A condition que l’on sache en tirer les leçons.
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