Peut-on encore être anarchiste de nos jours ?
L’anarchie a eu ses heures de gloire à la fin du 19ième siècle en Russie avec les nihilistes prêts à se faire sauter à l’explosif pour éliminer le Tsar et ses séides. Reviennent en mémoire les noms de Kropotkine, Bakounine et Netchaïev et leur lutte acharnée contre le régime impérial et l’Okhrana, le KGB de l’époque. En France la grande période anarchiste se situe de part et d’autre de l’année 1900 avec entre autres Ravachol, Vaillant, Henry et Bonnot, prônant l’action violente, l’appropriation des biens et pour les anarchosyndicalistes, l’action paralysante dans les usines et les ateliers. Certains de ces antimilitaristes convaincus essayèrent même d’infiltrer l’armée et des tentatives de sédition et de crosse en l’air eurent lieu à l’initiative des anarchistes, en particulier par le refus de se battre, de tirer sur les ouvriers et les viticulteurs. On retrouve un peu plus tard l’anarchie aux Etats-Unis avec Sacco et Vanzetti, mais aussi avec le Suédois, Joseph Hillström, dit Joe Hill, bien moins connu en France (fusillé en 1915 dans l’Utah) et tout un mouvement de pensée libertaire non marxiste qui perdura jusqu’à après le premier conflit mondial.
Mais peut-on vivre sur le souvenir d’une épopée qui n’a plus le même sens au début du 21ième siècle, car le monde a radicalement changé. Avant de devenir anarchistes, Vaillant, Ravachol ou Libertad ont connu la pire des misères, une enfance sordide dans un environnement d’injustices flagrantes et de disparité sociale impensable de nos jours. Leur univers, la pauvreté extrême que l’on retrouve caricaturale, remaniée ou misérabiliste dans les romans d’Eugène Sue, de Victor Hugo, d’Hector Malot, de Dickens, mais surtout beaucoup plus réaliste dans le reportage de Jack London dans « Le peuple des abimes » décrivant le dénuement à Londres des miséreux et des sans abri. Comment est-il encore possible de professer l’anarchie, surtout dans sa composante radicale et armée quand existent le SMIC, le RMI, les aides sociales et que la majorité des citoyens croit au leurre des élections et de la démocratie pour changer de politique ? La politique sociale des démocraties occidentales et en particulier de la France, est suffisamment attrayante pour endormir les faibles, sans pour autant résoudre les causes les plus criantes d’inégalité. Le petit confort matériel, la peur de perdre les droits acquis, refroidissent les ardeurs des plus protestataires. On ne renverse pas un gouvernement en défilant Bastille-Nation ! A niveau social et économique égal, les Flamands et les Wallons se seraient égorgés comme Croates, Serbes et Bosniaques l’ont fait récemment. Les Belges se contentent d’injures et de revendications linguistiques, car ils ont trop à perdre dans des affrontements violents.
Et puis, il n’est pas raisonnable de demander le beurre et l’argent du beurre quand on a un minimum de dignité. Les rebelles qui ont l’argent de papa et maman et qui assurent leurs arrières avec l’aide de l’état providence, peuvent-ils de nos jours être pris au sérieux ? Seule une baisse drastique du pouvoir d’achat semble pouvoir voir refleurir les théories anarchistes. Mais quand on a la chance de ne pas crever de faim, est-on encore crédible quand on se bat contre la société et ses privilèges, une société dont on profite de la manne qu’elle dispense ?
Et puis, il faut être réaliste, lutter contre l’ordre établi demande une éthique personnelle stricte pour ne pas tomber dans la complaisance, la délinquance purement crapuleuse drapée dans un alibi politique et finir par la perte de dignité. Ce qui est envisageable quand on ne sait si l’on va manger ce soir et s’il va falloir dormir dans la rue se justifie difficilement quand on rêve d’écran plat ! Saccager un magasin et y voler des Nike ou des DVD ne peut être sérieusement considéré comme un acte politique, même pour des adeptes tardifs de Proudhon. Enfin, certains reprochent aux anarchistes leurs méthodes radicales et agressives. « La violence n’est pas une solution » disent les beaux esprits. On aurait bien aimé le voir, Gandhi face à Hitler ou à Staline, il n’aurait pas eu le temps de commencer une grève de la faim, qu’il aurait déjà pris une balle dans la nuque. Les Anglais de son époque étaient presque des tendres si on les compare à d’autres régime. L’autre joue ne marche pas à tous les coups.
Libertad, Vaillant, Ravachol sont nés dans la misère la plus noire, quasiment livrés à eux même dès la plus tendre enfance et pourtant, ils ont appris à lire et à écrire à un niveau nettement plus élevé que ce que l’on peut espérer des élèves formés dans un établissement d’une zone d’éducation prioritaire de nos jours. On peut associer à ce trio, bien qu’ayant fait de solides études, Raymond Callemin, dit Raymond la Science, la tête pensante de la bande à Bonnot et Victor Serge leur présumé complice. C’est ce mélange de misère sordide associée à une formation quasi autodidacte à la lecture et à l’écriture et à la réflexion qui est à l’origine de leur engagement politique. Certains anarchistes cependant franchiront la ligne séparant l’acte politique du délit purement crapuleux, ce qui est loin de les glorifier. Mais la fin du 19ième siècle voit également un foisonnement d’idées révolutionnaires, utopistes et altruistes qui ont pris comme terreau la misère totale, le manque de respect élémentaire de la dignité des travailleurs et des pauvres. Certains en resteront à l’action purement syndicale et au recours à la grève, tous deux interdits à l’époque, il ne faut pas l’oublier, d’autres considèreront que seule une action violente contre l’ordre établi est capable de faire bouger les choses et obtenir des résultats. Résumer l’Anarchie au terrorisme est donc une méconnaissance totale du mouvement, l’attentat n’est qu’une composante possible de l’expression anarchiste mais il n’est pas un but en soi. Tous les anarchistes ne prônent pas l’action violente, mais certains la considèrent comme primordiale et indispensable pour faire avancer la société.
Curieusement, de prime abord, mais en réalité tout à fait naturel, les communistes bolcheviques, tout comme ceux de la guerre d’Espagne se montrèrent parmi les plus farouches adversaires des anarchistes. Dès la prise de pouvoir des Soviets, les anarchistes furent du côté de l’Ukrainien Nestor Makhno et de la révolte paysanne ainsi que des mutins de Kronstadt. Le communisme ayant dérivé quasiment depuis les origines vers un totalitarisme d’état se voulant prolétarien, mais de fait au service de privilégiés du régime. Pour les marxistes, la violence d’état est justifiée quand elle est orchestrée par le Parti Communiste dans l’intérêt de « la cause du peuple ». Par contre les anarchistes sont considérés comme des aventuristes, des opportunistes et des déviationnistes quand ils refusent d’agir dans la ligne d’un mouvement.
Mais en dehors de la violence, les anarchistes se veulent actifs dans de nombreux autres domaines. D’abord par le rejet de la religion, considérée comme une aliénation et un outil de pouvoir et de domination aux mains des puissants. « Ni Dieu ni maitre » fait avant tout ressortir la concussion entre religion et pouvoir. En se débarrassant de l’emprise religieuse, l’homme se met sur la voie de la libération politique et sociale et prépare son émancipation du pouvoir des humains. Les anarchistes sont aussi depuis longtemps pour une libéralisation des mœurs, pour l’union libre, pour le droit à la sexualité et à l’avortement. La première législation libéralisant l’avortement date du régime républicain espagnol sur proposition des anarchistes. Les anarchistes se sont aussi longuement exprimés sur la famille, sur l’éducation, le milieu du travail, la liberté de la presse, le partage des richesses et sur d’autres utopies constructives. La phrase de Bakounine « il ne faut pas éduquer le peuple » souvent comprise comme un a priori de stupidité de celui-ci, peut aussi être interprétée comme une défiance vis-à-vis d’un système éducatif aux mains du pouvoir et des puissants, donc comme un instrument d’aliénation.
On peut fort bien ne pas adhérer aux vues des anarchistes, les trouver irréalisables, du domaine du rêve et totalement inadaptées à notre société, mais on ne peut condamner et dénigrer tout un courant de pensée sans une analyse profonde de la portée de son message. Par exemple, la réflexion de Libertad sur le culte des morts, (le culte de la charogne) est un texte fondateur, qui ouvre le débat sur l’importance donnée aux morts par rapport aux vivants dans toutes les sociétés.
De nos jours, la question qui se pose est celle du terrorisme islamiste et de ses attentats suicides. Si l’on considère que l’action violente est envisageable comme réponse à une agression par quelqu’un de plus fort, de plus équipé militairement et technologiquement, de plus riche que vous alors elle peut se justifier comme arme des pauvres. Par contre s’il s’agit de propager la foi, d’atteindre un jour le Khalifat universel, alors le terrorisme est à l’opposé du message et de la pensée anarchiste, qui prône la libération de l’homme sans l’aide de Dieu. Le terrorisme islamique est finalement assez proche de la secte des ashachites qui envoyait des assassins fanatisés et drogués dans tout le Moyen-Orient pour liquider des opposants au temps de Saladin. Il existe donc plus qu’une nuance, mais un monde entre « ni Dieu ni maitre » et « Allah akbar » quand on se fait exploser. Par contre pour les victimes, il est certain que peu importe la motivation du poseur de bombe. C’est pourquoi, un acte dirigé contre des responsables politiques, une armée ennemie, un bâtiment symbolique comme le Pentagone ou un parlement comme dans le cas de Vaillant, peut se justifier. En revanche, dans un avion, un restaurant et même un lieu de culte, il passe à côté de l’objectif de lutte armée libératrice et ne peut être que condamné. Sauf si l’on considère comme Emile Henry « qu’il n’y a pas d’innocent ! » Mais alors, encore faut-il arriver à déterminer la culpabilité collective, ce qui est loin d’être évident.
Si les attentats contre le Tsar Alexandre, l’Archiduc autrichien, les présidents, Mac Kinley, Sadi-Carnot et Doumer sont le fait d’anarchistes, ceux contre le Roi de Yougoslavie, contre de Gaulle et bien sûr contre Hitler, ceux du FNL en Algérie ou ceux du groupe Stern en Palestine ne furent pas le fait d’anarchistes, mais ils avaient tous un but politique incontestable. Une bombe sur un marché, dans un bistro, dans un hôtel visent une toute autre catégorie de victimes qui le plus souvent n’ont rien à voir avec le but de la revendication. Enfin, il ne faut en aucun cas résumer l’action et la pensée anarchistes au seul recours à l’attentat, mais comme une réponse possible dans certains cas précis. Cela serait commettre la même erreur que de se limiter au terrorisme aveugle pour réfuter le droit à la résistance aux Palestiniens et aux Irakiens et à tant d’autres peuples opprimés ou occupés..
Et puis, pour ceux que l’action violente de l’anarchie répugne, reste la vision séditieuse chantée par Georges Brassens dans L’hécatombe au marché de Brive-la-Gaillarde et ses mégères gendarmicides, criant « Mort aux vaches, vive l’anarchie ! » au moins, le massacre reste-t-il symbolique et irrévérencieux ! Et pour les plus pointus sur le thème, se reporter sur Béranger !
La vision anarchiste du monde est une utopie, mais sans utopie se développe un peuple de comptables et d’épiciers. Est-ce vraiment mieux ?
Quelques figures de l’anarchie
Chacun mériterait un article biographique à lui seul, mais celui qui est intéressé peut lui-même faire des recherches de lecture pour approfondir ses connaissances.
Rien qu’en France : Auguste Vaillant, Ravachol, Jeronimo Caserio (affaire Sadi Carnot), Gorguloff (affaire Doumer), Emile Henry, Jules Bonnot, Albert Libertad, Victor Serge et Rirette Maitrejean et tant d’autres.
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