« Profession corrupteur », le livre choc de Roger Lenglet
Roger Lenglet signe en septembre 2007 un ouvrage aussi sidérant qu’excellent. « Profession corrupteur » décrypte dans le détail, au moyen d’interviews sous couvert d’anonymat et d’une enquête minutieuse, les méthodes concrètes du milieu discret des corrupteurs professionnels. Ce livre ouvre des clés inédites de compréhension de la corruption en France et en Europe, en 2007. Sa publication n’a pourtant quasiment pas été relatée dans les medias traditionnels (à part une interview succinte sur france info). Il est pourtant inédit.
Le livre ne tourne pas autour du pot : il s’agit d’interviewer des professionnels de la corruption, et de leur permettre de se livrer sous couvert d’anonymat sur les pratiques quotidiennes de cette profession. "La Truite", "le Cardinal", "le Pilote", "l’Instituteur", quelques-uns des contacts de Roger Lenglet, philosophe et journaliste d’investigation, se livrent assez directement et décrivent leur expérience d’une pratique dont on parle finalement assez peu relativement à l’ampleur du phénomène décrit. Bien au-delà des quelques affaires retentissantes (Elf, Frégates de Taïwan, machés publics des Hauts-de-Seine, etc.), à l’occasion desquelles se révèlent quelques-unes des "stars" (immanquablement déchues puisque ce milieu opère de façon discrète) de ce milieu qui compterait selon les interlocuteurs, plusieurs milliers d’individus, c’est tout un monde d’intermédiaires, de passerelles illégales entre les pouvoirs économique et politico-administratif, qui est très précisément disséqué tout au long du livre
Ces quelque whistleblowers affirment tous vouloir se livrer pour libérer leur conscience, permettre à leurs concitoyens d’ouvrir les yeux sur les caractéristique du monde dans lequel ils vivent, et dont les abus des pouvoirs économiques et politiques restent peu visibles, peu compréhensibles. Laisser une trace. On les remercie.
Qui sont ces corrupteurs de profession ? Les lobbyistes, les agences de renseignement ou de sécurité privée, qui usent de toutes sortes de moyens pour faire pression sur les élus, infléchir leurs décisions, particulièrement en matière d’attribution de marchés publics, afin de les faire attribuer aux entreprises mandataires. Ils décrivent avec quelle déconcertante facilité ils font accepter à des politiques - ou à des responsables administratifs-clés dans les commissions d’attribution de marchés publics - des enveloppes remplies de billets visant à désigner telle ou telle entreprise qui les mandatent (ou que les corrupteurs eux-mêmes contactent pour leur proposer un véritable "plan de corruption"). La plupart sont plutôt débonnaires, et vivent dans la recherche permanente de l’oubli et du travestissement des actions immorales qu’ils commettent. Ce qu’ils veulent, c’est de l’argent qui, dans ce milieu, coule visiblement à flots. Leur conscience, ils en font leur affaire...
Comment opèrent-ils ? Il s’agit d’abord de "cerner la proie" au moyen de toutes sortes de méthodes d’espionnage visant à connaître l’individu, ses faiblesses, ses besoins, ses passions. On prépare un plan d’approche. Selon le "Pilote", quelqu’un qui refuse une offre de corruption a simplement été "mal approché". Tout individu finit selon eux par ployer sous la séduction du corrupteur et la douceur d’une enveloppe en kraft contenant les dizaines, ou centaines de milliers de francs ou d’euros. Les incorruptibles seraient exceptionnels (l’auteur relate l’anecdote de Michel Charasse menaçant de dénoncer immédiatement des corrupteurs à moins que l’enveloppe qu’ils lui tendaient ne nourrissent le compte des dons de sa commune !). Il est vrai que ce genre d’offre est difficile à refuser. De même, l’on peut jouer sur les faiblesses d’un individu, faisant jouer le chantage, s’il a par exemple une maîtresse ou autre faiblesse trop humaine.
Ces corrupteurs peuvent également intervenir pour affaiblir un concurrent dans le cadre de procédures de marchés publics. Il s’agit par exemple d’évincer un concessionnaire de marché publics au moyen de sabotages ciblés, permettant à l’entreprise mandataire de se présenter ensuite en "sauveur" de la situation.
Dans l’ensemble, pour ces pros de la corruption, "le lobbying sans la corruption, ce n’est plus rien", contrairement à ce que cherche à faire croire la profession, se retranchant derrière leur fonction de "communication auprès des décideurs". Rien ne fonctionne mieux que l’argent. Sur ce point, ils sont clairs. Celui qui ne se plie pas à cette logique ne peut suivre la concurrence.
Quelle est l’extension du système ? La "profession", opérant derrière certains cabinets de conseil, d’audit, de lobbying (surtout), d’architecture ou d’urbanisme, compterait plusieurs milliers d’individus, et coûterait à la collectivité plusieurs dizaines de milliards d’euros en surcoût de marchés publics. Il y a donc un enjeux clair de maîtrise des finances publiques. 30 milliards d’euros, c’est 3/4 du déficit public annuel de l’Etat, 3/4 du remboursement annuel des intérêts de la dette, c’est 3 fois le déficit annuel de la Sécurité sociale toutes branches confondues. C’est deux fois le produit des avantages fiscaux mis en oeuvre par le président Sarkozy et son gouvernement.
Cette corruption participe également du silence prolongé de nombreux décideurs informés sur divers scandales qui ont mis en danger la vie de plusieurs milliers de personnes (amiantes, vache folle, etc.).
Il montre également les dérives violentes dans lesquelles certains corrupteurs tombent pour parvenir à leur fin, lorsque d’autres moyens ont échoués.
Que faire ? Les interlocuteurs de l’auteur font clairement savoir que leurs problèmes viennent :
- des incorruptibles ;
- des militants associatifs qui ont le mérite de mettre le nez dans les
dossiers et qui effectuent des investigations sur les liens entre
individus, entreprises qui participent de diverses situations de
corruptions ;
- les "citoyens vigilants", "les pires" nous dit avec un
certains respect à leur égard, l’un des interviewés. Autrement dit "les
emmerdeurs", d’internet ou d’ailleurs.
Roger Lenglet insiste sur la proposition de l’association Anticor, à laquelle il appartient, consistant à rendre inéligible à vie tout décideur politique qui aurait été jugé coupable de corruption, et d’interdire tout marché public pendant une durée certaine toute entreprise qui aurait corrompu. Cela constitueraient des mesures suffisamment dissuasives pour réduire l’étendue de cette pratique, à moyen terme.
Quelles limites à l’ouvrage : on en citera deux.
- D’abord, il faut se méfier d’analyse par trop généralisante, consistant à laisser penser qu’il s’agit d’un système systématique. Roger Lenglet ne tombe pas dans cet écueil. Mais un manque d’esprit critique dans la lecture de l’ouvrage pourraît créer une véritable paranoïa sur l’intégrité de chacun de nos élus. La démocratie n’y gagnerait pas plus que si elle laissait le système se gangrenner plus avant. Un choc est clairement nécessaire, afin d’inciter à la réduction de ces pratiques. Mais on ne peut pas être dans le soupçon généralisé ni se draper dans une posture d’incorruptible. Il faut surtout voir l’homme derrière la fonction. Et nous sommes tous des hommes.
- Ensuite, on ne peut pas mettre sur le même plan toutes les formes de corruption. Le pantouflage, largement traité en milieu d’ouvrage, ne peut pas réellement être assimilé à des pots-de-vin ou à des avantages en nature donnés pour inciter au favoritisme dans une attribution de marchés publics, même s’il s’agit d’une pratique qui doit être encadrée, notamment au niveau des conflits d’intérêts, qui doivent être mieux identifiés. Et si l’on payait les fonctionnaires à leur juste valeur, ils ne chercheraient pas à quitter le public pour le privé. Leur traitement étant ce qu’ils sont, on ne peut pas s’étonner que certains cherchent une meilleure rémunération.
Roger Lenglet déconstruit méticuleusement un système qui reste peu visible, sauf exception. On peut lui rendre un hommage appuyé dans la mesure où il a déjà dû subir des poursuites (comme Denis Robert) d’un grand groupe français, suite à l’une de ses précédentes enquêtes (sur des propos qu’il a tenu lors d’une interview). Il faut du courage, de la patience, et une bonne dose d’abnégation pour se lancer dans une telle enquête.
Dans l’ensemble, il s’agit d’un excellent ouvrage, très bien documenté, au style d’une fluidité parfaite, qui se lit d’une traite et j’invite tous les lecteurs d’Agoravox à le lire.
Agoravox pourraît peut-être d’ailleurs consacrer l’une de ses futures "enquêtes citoyennes" à ce phénomène de corruption. Et pourquoi pas un observatoire de "vigilance citoyenne" afin de faire reculer ce phénomène en forte croissance.
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