Réhabiliter les corps intermédiaires
De quel mal profond souffre la France ? Qu’est-ce qui rend les réformes si difficiles dans notre pays ? Généralement, on répond à ces questions par des considérations psychologogiques ou sociologiques qui dénoncent le « tempérament français » : nous sommes des protestataires, des idéalistes qui ne conçoivent le mouvement que dans la révolution et non dans la réforme. Nous sommes donc victimes de nos vices individuels, fruits d’un important héritage historique. Même si cette thèse a sa part de vérité, je pense que c’est avant tout de nos vices collectifs, c’est-à-dire de notre manière d’organiser la société que nous souffrons le plus aujourd’hui. En effet, en France, les corps intermédiaires n’ont pas la place qu’ils devraient occuper dans une grande démocratie. J’essayerai tout d’abord d’expliquer cette spécificité française avant de plaider pour une réhabilitation de ces corps intermédiaires.
Les corps intermédiaires sont toutes les organisations d’individus
qui se situent entre le citoyen et l’Etat, il peut donc s’agir de
syndicats, d’associations ou d’organisations territoriales. En France,
ces corps intermédiaires n’ont pas très bonne presse, on conçoit la
République avant tout comme la relation directe entre le citoyen et
l’Etat. La Révolution est souvent accusée d’être la cause de la
disparition de ces corps intermédiaires, et il est vrai qu’habitée par
la modernité, elle a voulu casser tout ce qui rappelait l’Ancien Régime
et qu’elle a substitué dans les consciences la confrontation des
intérêts à la recherche de l’intérêt général. Mais le mouvement de
déconstruction des corps constitués est antérieur à 1789, c’est la
centralisation du pouvoir sous la monarchie absolue qui a
progressivement retiré le pouvoir aux organisations locales pour tout
mettre sous le contrôle de l’Etat. Comme le montre Alexis de
Tocqueville (encore lui) dans "L’Ancien Régime et la Révolution", le
vrai pouvoir dans les provinces françaises à la fin du XVIIIe siècle
n’était pas dans les mains de la noblesse mais dans celle des
intendants, souvent issus du Tiers-Etat et qui représentaient le
pouvoir royal. Ce sont eux qui étaient chargés de lever l’impôt ou de
recruter pour l’armée.
Nous sommes donc les héritiers de cette
histoire singulière qui confère au pouvoir central un rôle omnipotent
dans la vie politique, puis économique puis sociale de notre pays. Au
nom de l’égalité des citoyens et de leur protection face à la société,
on exige que tout soit décidé par l’Etat, qu’il s’agisse du salaire
minimum, du temps de travail, du tracé des routes ou des programmes
scolaires. Loin de remettre en cause l’égalité des conditions des
citoyens, je pense qu’il faut mettre plus de mouvement et plus de
liberté dans la société, ce qui passe nécessairement par une profonde
réhabilitation des corps intermédiaires. Trois pistes doivent être
envisagées : favoriser un syndicalisme de masse, approfondir et
clarifier la décentralisation et donner l’autonomie nécessaire à
certains organismes publics.
Si la démocratie sociale ne
fonctionne pas correctement, c’est que ses principaux acteurs, à savoir
les syndicats salariaux et patronaux, y sont trop faibles. Ainsi, le
pouvoir qui est dévolu à certaines organisations n’est pas corrélé par
rapport à la représentativité. Ce manque de légitimité des acteurs
sociaux induit de leur part un comportement moins responsable et plus
contestataire. C’est donc paradoxalement parce qu’ils sont faibles que
les syndicats parviennent à bloquer le pays sur certaines réformes.
D’un point de vue strictement utilitaire, les salariés n’ont aucun
intérêt à adhérer à un syndicat puisqu’ils bénéficieront de toutes
façon des accords trouvés par les cinq centrales syndicales et les
trois organisations patronales. A ce niveau, le militantisme syndical
devient vraiment un acte de foi. Pourquoi ne pas envisager une adhésion
des salariés aux syndicats "par défaut", libre à eux ensuite de
démissionner, un peu comme ce qui se passe en Allemagne pour la
déclaration de la religion. On pourrait également envisager que seules
les personnes syndiquées bénéficient des accords obtenus par leur
centrale. Une fois les partenaires sociaux renforcés et
responsabilisés, on pourrait envisager de leur confier davantage de
responsabilités comme la fixation pour chaque branche du salaire
minimum ou de la durée de travail.
La décentralisation se
justifie par le principe de subsidiarité : la meilleure gouvernance
consiste à confier la responsabilité d’une action publique à la plus
petite entité capable de résoudre le problème d’elle-même. Il tombe en
effet sous le sens qu’on administre mieux quand on est près du terrain
et que l’on peut vérifier les résultats des politiques menées.
Toutefois, les dernières réformes de décentralisation n’ont pas
convaincu les Français puisqu’elle se sont traduites par une
accumulation d’échelons intermédiaires aux compétences souvent
croisées. Il faut donc effectuer un double mouvement : donner aux
collectivités locales plus de pouvoirs et clarifier leurs sources de
financement tout en simplifiant les différents échelons administratifs.
Pour faire simple il faut confier toute l’organisation de la vie locale
(transports en commun, enseignement primaire, politique culturelle,...)
aux communautés urbaines et aux communautés de communes, la politique
sociale aux départements (du moins son exécution), le développement
économique aux régions en enfin recentrer l’Etat sur ses missions
régaliennes.
Enfin l’Etat doit donner plus d’autonomie à
certains organismes publics. Plutôt que d’en régir le fonctionnement
quotidien, il devrait plutôt donner des objectifs de résultats. Par
exemple, il faut laisser les présidents d’universités libres de choisir
qui ils recrutent, quels cours ils proposent, quels financements ils
choisissent ou quel système de bourses ils accordent. Comme la liberté
implique la responsabilité, les responsables de ces organismes publics
pourraient être démis de leurs fonctions plus facilement
qu’aujourd’hui. Il faut cesser d’avoir le culte de l’uniformité pour
prendre en compte la diversité des situations et des territoires, ce
qui ne doit pas empêcher l’Etat d’être le garant de l’égalité entre les
citoyens. Plutôt que de de concevoir le salut de notre système
politique par la démocratie participative qui n’a aucun sens dans un
pays de plus de soixante millions d’habitants, je pense qu’il faut
réhabiliter et approfondir la démocratie représentative ce qui passe
par une promotion des corps intermédiaires.
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