« Une Ve République plus démocratique » : chronique d’une non-réforme annoncée ?
Après le sommet européen de Lisbonne et la perspective, désormais claire et sans doute inévitable, d’une ratification par la voie parlementaire de la mouture dite « modificative » du traité constitutionnel européen que les Français avaient décidé de rejeter en 2005, la France va-t-elle, en sus, écoper d’une Constitution abâtardie ? C’est en tout cas l’impression tenace que laisse la lecture du rapport de la commission Balladur sur la réforme des institutions, qui s’est vu gratifier de l’intitulé débordant d’optimisme d’« une Ve République plus démocratique ».
Une batterie de réformes sans véritable ambition
Cette seule expression mérite déjà que l’on s’y attarde, car le choix des mots n’est pas neutre, du moins peut-on supposer qu’il ne l’est pas en la circonstance. Et il est possible de l’analyser sous deux angles bien différents.
Le premier consiste à mettre en cause le caractère supposé non démocratique de notre actuelle Constitution, marquée il est vrai depuis sa naissance par la vision gaullienne du rôle de chef de l’État, celle d’un président actif aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières du pays, un César républicain placé au-dessus de la mêlée piaillante des partis politiques. La seconde conséquence en était une volonté de rationaliser le parlementarisme pour éviter le quasi-régime d’Assemblée qui était celui de la IVe République. Cependant, de là à considérer que la Constitution de 1958 n’est pas démocratique, il y a une marge que même Arnaud Montebourg, le jeune lion enragé et héraut autoproclamé de la VIe République, n’oserait franchir.
Ou alors, et c’est sans doute la meilleure façon d’entendre et de lire l’expression « plus démocratique », cet intitulé n’a d’autre vocation que de camoufler le profond manque d’ambition des réformes ainsi proposées. Le fort contraste entre les réactions d’Édouard Balladur, le président de la commission, qui évoque un « rééquilibrage » de la démocratie française, et de son voisin de gauche, Jack Lang, qui exulte à l’idée de la « petite révolution » que ces propositions pourraient enclencher si elles étaient mises en œuvre, ce contraste parle de lui-même, au point de se demander si les deux hommes ont bien assisté aux mêmes travaux.
De fait, le rapport ne propose rien d’authentiquement révolutionnaire : un renforcement insuffisant des pouvoirs de contrôle du Parlement, l’introduction d’un pseudo référendum d’initiative populaire au rabais, des aménagements souvent d’ordre cosmétique. Bien évidemment, toutes les 77 suggestions contenues dans le rapport ne sont pas à jeter d’emblée aux orties, bien au contraire. Certaines, et notamment celles visant à clarifier le rôle du président de la République, sont les bienvenues dans la mesure où elles mettent un terme à des querelles constitutionnalistes soporifiques, et qu’elles consacrent la pratique constitutionnelle depuis le général de Gaulle. Oui, c’est bien le chef de l’État qui « définit la politique de la nation » (modification de l’article 5), tandis que le gouvernement ne fait que la « conduire » (art. 20), traduction juridique du « j’ordonne, il exécute » de Jacques Chirac.
D’autres réformes avancées vont également dans le bon sens : la réforme de l’article 16 sur les pleins pouvoirs, le fait que les anciens présidents de la République ne soient plus membres à vie et de droit du Conseil constitutionnel (art. 56), l’introduction d’un contrôle de la Cour des comptes sur le budget de l’Élysée, entre autres choses. Reste une seule interrogation quant à la répartition des rôles entre le président et le Premier ministre : en cas de cohabitation, le système ne deviendrait-il pas totalement ingérable et le pays ingouvernable, avec un chef de gouvernement sommé par la Constitution elle-même de mettre en œuvre la politique d’un adversaire politique ? La solution consisterait à prévoir deux nouvelles obligations pour le président de la République : d’abord celle de dissoudre l’Assemblée nationale et d’organiser de nouvelles élections pour que le litige au sein de l’exécutif soit tranché par les Français, mais surtout celle de s’incliner devant le choix de ces derniers et donc, le cas échéant, de démissionner.
Inutile, cependant, de chercher quoi que ce soit à ce sujet dans le rapport rendu par la commission Balladur. Et, au vu d’autres suggestions, cela n’était peut-être pas nécessaire.
Personne n’aime la cohabitation. En tout cas, aucun des membres de la commission ne l’aime, c’est au moins une certitude. Le rapport préconise d’en finir une fois pour toutes avec elle, avec un remède de cheval : organiser le premier tour des élections législatives le même jour que le second tour de l’élection présidentielle. Une solution lapidaire propre, sauf saute d’humeur collective violente, à écarter définitivement tout risque de cohabitation au sommet de l’État. Et accessoirement, le renforcement du bipartisme et la discipline parlementaire aidant à achever la transformation du Parlement « rationalisé » de la Ve République en Parlement croupion, uniquement voué à enregistrer les desiderata de l’exécutif.
Théorie constitutionnelle et pratique politique
Symptomatique est de ce point de vue la proposition n°5, modifiant l’article 18 de la Constitution et libellée comme suit :
« Le président de la République peut prendre la parole devant l’une ou l’autre des assemblées du Parlement. Son allocution peut donner lieu à un débat qui n’est suivi d’aucun vote. »
C’était l’une des réformes ardemment désirées par Nicolas Sarkozy : que le président de la République puisse venir s’exprimer devant n’importe laquelle des deux chambres du Parlement pour y expliquer lui-même sa politique. Pourquoi pas ? Personne ne se plaindra du fait que le premier parmi les élus du peuple vienne s’exprimer devant la représentation nationale. Toutefois, encore faut-il que cette « liberté » donnée au président s’accompagne de son corollaire le plus évident, à savoir que s’il peut parler aux députés et sénateurs, il devrait aussi devoir répondre à leurs questions. Or, que dit la commission ? Que l’allocution présidentielle peut donner lieu à un débat - expression d’une éventualité, avec cependant une question : qui décide de ce débat, et quel est son intérêt si le président n’y assiste pas ? - et qu’elle n’est suivie d’aucun vote, posant en la circonstance une interdiction de principe dont on saisit mal la raison d’être. S’agit-il simplement de s’épargner la peine d’un vote dont on connaît d’avance la teneur, une majorité ne pouvant qu’applaudir son véritable chef ? À moins qu’il n’en aille du président de la République en matière de politique comme du pape en matière de dogme : infaillible ?
Nonobstant le renforcement du rôle du chef de l’État, doit-on parler de « présidentialisation » du régime ? C’est là clairement un abus de langage dont il est étonnant que même certains juristes se rendent coupables. Car si, dans un régime présidentiel, il est vrai que le président dispose de la plénitude du pouvoir exécutif, il n’en reste pas moins qu’en vertu du principe de « séparation stricte » des pouvoirs, le Parlement demeure l’unique titulaire du pouvoir législatif - avec évidemment quelques aménagements, tels que le droit de veto - et que le « gouvernement » n’en est pas l’émanation, mais seulement le cabinet du président, responsable uniquement devant ce dernier. Or aucune proposition de la commission Balladur ne va dans ce sens, et c’est peut-être tant mieux. N’oublions pas que la France a déjà par deux fois connu un régime présidentiel (le Directoire et la IIe République), et que ces deux expériences constitutionnelles se sont soldées de la même façon, en l’occurrence par un coup d’État. Et qui sait, ne dit-on pas : « jamais deux sans trois » ?
Plus sérieusement, il n’y a donc pas davantage de « présidentialisation » que de « parlementarisation » de la Ve République. La structure des rapports entre l’exécutif et le législatif demeure celle d’un régime parlementaire, sans que le renforcement du rôle du Parlement soit suffisant pour être vraiment crédible. On serait plutôt tenté d’évoquer une forme de navigation à vue, qui est d’ailleurs la marque des réformes constitutionnelles récentes : à l’instar du quinquennat, les 77 propositions sont censées moderniser la Constitution, sans que jamais on ne prenne la peine de nous expliquer ce qu’est exactement cette modernité. Une chose est cependant certaine : cette « modernité » ne repose pas, ou ne repose plus, sur la neutralité du président de la République. Le quinquennat le faisait déjà descendre de son piédestal pour se rapprocher de la boue des batailles partisanes. Les pistes de réforme mises en avant par la commission Balladur pourraient bien l’y enfoncer jusqu’à la ceinture.
À cet égard, les propositions de la commission Balladur ne font donc qu’entériner une tendance lourde de la Ve République. Non pas la « présidentialisation », qui est un phénomène d’ordre juridique, mais la polarisation progressive de la magistrature suprême, phénomène purement politique celui-là : une corruption de la fonction présidentielle elle-même. Car de Charles de Gaulle à Nicolas Sarkozy, en passant par François Mitterrand, si l’idée générale demeure la même - la prééminence du chef de l’État -, la pratique diffère. Le président de la République est de moins en moins un arbitre et de plus en plus le chef de la majorité, le chef d’un clan, le leader d’une faction. Et tandis que le président actif qu’était de Gaulle ne s’impliquait que dans les « grands » dossiers et n’a jamais jugé utile de toucher son indemnité présidentielle, l’« hyper-président » Nicolas Sarkozy - en même temps qu’il songe à combler l’inégalité salariale honteuse qui lui fait gagner moins que son Premier ministre - se lance aujourd’hui dans la bataille contre les huskies non muselés et les chihuahuas sans papiers.
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