Crime et châtiment, entre la peur et la délectation !
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Déjà Suétone se répandait en révélations, aujourd’hui on dirait scoops, sur les tendances assassines, incestueuses et pédophiles de Tibère et de Caracalla ainsi que sur celles tout aussi malsaines de quelques autres des douze Césars comme Néron ou Caligula. L’Ancien Testament n’est pas de reste et l’on s’y délecte et repaît d’inceste, de crime, d’adultères et d’exactions dignes de publication dans un quotidien à grand tirage dit de presse populaire ou en sujet phare d’un journal télévisé. Les textes sacrés seraient de nos jours, une fois réactualisés, matières à blogs sulfureux et à révélations croustillantes sur le net. Il serait possible, mais fastidieux, de faire une liste exhaustive et ennuyeuse de tous les pervers, malsains, malveillants et criminels depuis les temps antiques à nos jours en passant par Gilles de Rais, à qui est attribué jusqu’à 800 victimes (il faut absolument lire ou relire l’excellent ouvrage de Georges Bataille sur le thème) en continuant par les Borgia, le Régent, Louis XV et quelques autres pour ne rester qu’en France. Un passage par les Etats-Unis serait nécessaire pour étoffer le tableau des horreurs avec la liste des serial killers bien réels qui ont inspiré, souvent sans toucher de droits d’auteurs, les nombreuses séries télé américaines qui occupent nos soirées de « divertissement ».
Mais restons en France, où l’apogée narrative du fait-divers criminel date de la fin du XIXe siècle et plus précisément du Second Empire, intérêt renforcé par la suite dans la presse populaire, comme le Petit Journal, capable de tenir en haleine, des lecteurs de la presse quotidienne et hebdomadaire bien plus nombreux qu’aujourd’hui, dans un pays qui comptait alors moins de quarante millions d’habitants. Il suffit de citer la malle à Gouffé, le vampire de Muy, le fameux Ardisson, non pas Thierry, mais Victor qui déterrait les cadavres avant de s’adonner sur eux à des pratiques nécrophiles, du sergent Bertrand, « le nécrophile heureux », sans oublier de passer de l’autre coté de
Les criminels inspiraient les auteurs de pièces de théâtre populaire, représentées sur le fameux Boulevard du Crime à Paris, s’inspirant de Lacenaire ou de Robert Macaire, bien avant le Second Empire. Et le public, de toutes catégories sociales, de se ruer dans ces salles de spectacles pour frémir à des pièces inspirées par les exploits de grands criminels. Frédérik Lemaître (l’acteur) et Lacenaire (le criminel) étant d’ailleurs devenus les personnages cultes du film de Marcel Carné, les Enfants du Paradis !
Si la presse faisait de gros tirages lors de chaque fait-divers sordide, et des tirages d’autant plus gros que le crime était original, atroce et sortant de l’ordinaire, il ne faut pas oublier que ce genre de méfaits a permis, parallèlement à l’engouement médiatique de l’époque, le développement de la médecine légale, de la police criminelle et de la psychopathologie. Bien avant Les Experts et Esprits criminels, en série télé, ces scientifiques plutôt discrets ont scruté, analysé et décortiqué les crimes et les criminels avec des moyens rudimentaires en appliquant une méthodologie se voulant scientifique malgré les capacités réduites des moyens d’investigation modestes, si ce n’est rudimentaires, qui étaient à leur disposition.
Contrairement à la presse populaire qui recherchait le détail qui faisait vendre (cela n’a guère évolué en mieux depuis la fin du XIXe siècle), de nombreux scientifiques ont disséqué les comportements et les corps, les modes opératoires et la personnalité des criminels qui faisaient l’actualité. Il est surprenant de constater que les rapports de police, les analyses de la criminalité sous le Second Empire et durant
Les travaux du Dr Paul Moreau, psycho-pathologiste, sur les « aberrations génésiques » portent dès 1880 sur « La fréquence des crimes d’attentats à la pudeur et viols » pour la période 1851- 1875. Il recense 22 147 cas, dont 17 657 ayant des enfants pour victimes ! Soit une moyenne de 896 cas par an, impliquant des enfants dans près de 80 % des cas. Malheureusement, tout comme maintenant l’auteur comptabilise les viols avec les attentats à la pudeur comme l’exhibition devant une pissotière ou un petit attouchement et on ne peut faire la part de ce qui est grave de ce qui ne mérite qu’une simple amende ou admonestation. De plus, il n’est pas certain que le pourcentage de 80 % d’enfants parmi les victimes reflète la réalité car, du fait de la chape de plomb du moralisme et du désir de préserver la réputation, il est certain que de nombreuses victimes adultes ne devaient pas porter plainte. Le film Le Juge et l’Assassin est de fait très proche des mentalités et des comportements de la police, de la justice et de la psychiatrie de cette époque.
Parallèlement, Ambroise Tardieu, médecin légiste étudie la fréquence saisonnière des crimes sexuels sur une période plus courte, dix ans de 1858 à 1869. Il publie dans Attentats aux mœurs des chiffres tentant de prouver que les atteintes sexuelles sont nettement plus fréquentes en mai-juin-juillet, soit une moyenne de 350 (cela passe du simple au double) qu’en novembre-décembre-janvier soit une moyenne de 170 selon ses travaux. Il semble donc que le crime sexuel soit lié au climat, du moins à la belle saison et que l’on violait moins en hiver sous le règne de Napoléon III.
Tardieu, comme les hygiénistes du moment dont Alexis Clerc, rapporte cette criminalité entre autres à l’alcoolisme, à la promiscuité dans un habitat insalubre favorisant l’inceste. De nos jours on s’inquiète de l’alcoolisation des mineurs et de l’insalubrité de l’habitat dans certains quartiers, mais il ne faut pas oublier que dans le contexte social de la charnière XIXe/XXe siècle, la criminalité était très importante, spécialement en milieu urbain dans un environnement social encore plus défavorisé que de nos jours. Sans revenir aux Misérables, à Sans famille et Ponson du Terrail, il n’est qu’à relire le petit roman méconnu de Léo Mallet Le Soleil ne brille pas pour nous qui évoque les maisons de correction, le crime, l’inceste entre un frère et une sœur dans un taudis du quartier Jeanne d’Arc dans le 13e arrondissement en 1926, une pièce à un seul lit.
De nos jours,
N’ayant donc plus la délectation de l’exécution capitale, l’individu n’a plus que la possibilité d’une jouissance morbide en suivant la progression des enquêtes sur des faits-divers le plus souvent à connotation sexuelle. On peut d’ailleurs se demander si nous ne sommes pas tous à des degrés divers des criminels par procuration. Le criminel, surtout quand il agit dans la sphère du sexuel et s’attaque à des enfants, fascine, indigne, mais avant tout passionne. Peu osent avouer qu’il attire, qu’il est le négatif de nous-même, notre dark side of the moon. En effet, un article réussi, une prestation télévisée qui fait de l’audimat doit aller aux « limites du supportable », c’est-à-dire se complaire dans le détail qui accroche. Ce qui crée l’attirance, c’est le bas qui a étranglé l’adolescente, la petite culotte en dentelle retrouvée au fond de sa gorge, la pioche souillée de sang qui a fracassé le crâne de la dame du jogging. Beaucoup aimeraient voir la photo de la scie qui a découpé en morceau la prostituée ou la femme adultère. Il y a frustration à voir un journaliste parler de « l’affaire » devant le pavillon de banlieue de l’assassin dont les volets clos nous narguent, car à part le plan fixe sur une maison vide, il n’y a rien à voir. En extrapolant, on peut même supposer que nombreux seraient ceux qui aimeraient visionner si ce n’est le viol de la victime, mais du moins l’examen post-mortem du cadavre « pour de vrai », histoire de suivre l’enquête au plus près. Peu sont capables de ne pas défaillir à l’Institut médicolégal, mais beaucoup aimeraient voir la vidéo de l’autopsie !
Il est malgré tout un peu facile d’accuser le cinéma et les séries télévisées d’inspirer les criminels. Cela est peut-être possible dans un petit nombre de cas, et devrait être analysé avec plus de sérieux que d’émotion. Il est par contre évident que le lecteur, le spectateur fait un lien artificiel entre le réel et la fiction, et d’autant plus que les auteurs de fiction s’inspirent de plus en plus de crimes ayant réellement eu lieu. D’ailleurs, alors qu’auparavant le côté création originale était privilégié et que la fameuse phrase, « Toute ressemblance avec des personnages ayant existé… », faisait illusion et évitait les poursuites, les faits-divers font de nos jours de plus en plus l’objet d’un téléfilm ou d’une « reconstitution » télévisée. Le public considère qu’il a le droit de savoir, et dans les plus infimes détails, non pour le plaisir de voir éclater la vérité, mais pour jouir de la narration du processus criminel. La jouissance étant d’autant plus grande que les révélations sur le crime sont truffées d’anecdotes scabreuses, d’éléments édifiants, de descriptions malsaines. Il y a fascination du mal, sans pour autant désir de passage à l’acte. Au contraire, l’atrocité des meurtres commis par des autres que l’on ne connaît pas rassure. Ils ne peuvent être nous, car ils sont trop différents, ce sont des monstres, c’est-à-dire des gens que l’on peut montrer, ou plutôt exhiber, se dit l’inconscient collectif. Or, que constatons-nous le plus souvent, en dehors de quelques psychopathes à gueule d’assassins, comme « on les aime » car trop prévisibles, de nombreux criminels, loin d’être patibulaires, ressemblent à Monsieur tout le monde, au voisin, à l’oncle, au père ou pire à nous-même.
D’ailleurs, le criminel « ethnique » n’a pas de visage identifiable. C’est l’appartenance à une catégorie qui le qualifie plus que sa personnalité ou son aspect physique. C’est un peu comme si le violeur de citée HLM, le membre d’un gang ethnique était un individu sans identité propre, une sorte d’Arabe ou de Noir interchangeable. « Ils se ressemblent tous ! », dit la vox populi. On ne peut se souvenir d’eux comme d’un Francis Heaulme ou d’un Marc Dutroux. Les auteurs de tournantes dans les caves, d’actes violents, tout le monde ignore leur visage, et d’ailleurs on ne voit que rarement leur photo. Ils font peur collectivement, rendant chaque individu issu de ces communautés suspect d’un passage à l’acte délictueux, violent ou criminel, comme potentiellement inscrit dans la nature du groupe. Qui se souvient du visage de Thierry Paulin ? Quant à Guy Georges, seule la cicatrice de son nez figurant sur son portait publié après son interpellation doit rester vaguement en mémoire.
Le petit Gregory entre dans une histoire bien française à la limite du drame rural. La disparition de la petite Mady scénarise des Anglais au Portugal et pourtant elle a intéressé les Français. Les deux affaires ont été largement traitées dans les médias, bien que, depuis l’affaire de la Vologne, le public reste moins longtemps en haleine et se pâme à la va-vite avant de passer à autre chose de plus croustillant. Par contre, la tragédie atridienne de la petite fille française noyée en Israël, où interviennent père, grand-père, épouse-concubine, n’a pas été exploitée par les médias avec la même intensité de couverture, probablement par autocensure, pour éviter aux journalistes d’être taxés d’antisémitisme. Précaution ridicule et superflue car, à moins d’être d’un racisme crasse, il n’y a aucune raison d’incriminer la religion dans ce drame purement familial.
Cependant, le criminel sexuel blanc au patronyme français est toujours identifiable et reconnaissable, psychologiquement assimilable. Paradoxalement, il fait peur et captive, car il est un individu avec une personnalité, un mode de vie, voire un visage qui pourrait être celui d’une majorité de Français. Il est à la fois nous sans être nous. Il ramène à l’ambivalence qui conduit au sentiment de peur et d’attirance. Miroir et répulsion, Dr Jekyll et Mr Hyde !
Donc, rien de neuf sous le soleil, il y a toujours des crimes et des déviances, la seule différence de nos jours est la médiatisation à outrance de faits-divers, une sorte de matraquage sur une période très courte, contrairement à une époque où le crime devenait feuilleton et les péripéties et avatars se déroulaient sur des mois avec la même intensité. Notre société est celle de l’immédiateté et de l’oubli facile.
Mais revenons finalement à Suétone, qui de nos jours serait à la fois Gicquel, Hondelatte et scénariste pour Esprit criminels et nous parlerait des crimes de sang et de sperme de notre temps en s’attachant plus particulièrement à nos puissants et gouvernants. Alors, avec du recul et une certaine audace, il est possible de dire que Suétone fut le premier rédacteur de la presse de caniveau, si l’on ne veut pas donner la primauté du fait aux auteurs anonymes de la Bible.
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