Femmes claires, hommes foncés
Nous n’apprenons pas à reconnaître le visage humain. Ce type d’image est traité par un mécanisme inné que nous héritons indépendamment des autres capacités cognitives. Si ce mécanisme cesse de fonctionner, à la suite d’une lésion cérébrale, le résultat est une pathologie assez particulière : le patient peut sembler comme tout le monde, mais placé devant un visage mis en position normale il ne le reconnaît mieux que tout autre objet, incluant un visage mis sens dessus dessous.
Cela ne devrait pas nous étonner. Si un objet se présente assez souvent dans le champ visuel, tout en jouant un rôle assez important, on gagne à le reconnaître automatiquement, sans avoir à passer par l’apprentissage. Ainsi, avec le temps, la sélection naturelle finit par « pré-câbler » la reconnaissance de certains objets familiers, comme le visage humain.
Quels éléments du visage sont traités par ce mécanisme ? Il y a surtout les yeux et la bouche. Il y a aussi le teint de la peau. En effet, ce dernier semble crucial pour distinguer entre un homme et une femme. Devant une photo de visage, les sujets humains peuvent en deviner l’identité sexuelle même si l’image est floue et laisse pour seul indice le teint. Cet indice comporte deux volets. D’abord, la femme est pâle par rapport à l’homme qui, lui, est plutôt brun-rouge en ayant une peau plus riche en mélanine et en sang. Ensuite, le visage féminin affiche un plus grand contraste lumineux entre la couleur de la peau et celle des lèvres et des yeux.
Cette différence entre hommes et femmes est universelle, étant plus prononcée chez les populations de couleur moyenne et moins chez celles à la peau très claire ou très foncée. Parallèlement, on tend partout à ritualiser cette différence, souvent en éclaircissant encore plus le teint féminin par l’évitement du soleil, le port des vêtements protectrices, l’utilisation des fards blancs, etc. En revanche, on y prête peu d’attention dans les sociétés modernes : la couleur de la peau y indique l’ethnicité. C’est pourquoi j’entends souvent ce reproche : « Mais voyons, ça n’a plus aucune importance aujourd’hui. La couleur de la peau, ça a rapport au racisme ! »
Sans doute. Mais cette différence sexuelle avait une grande importance par le passé. Elle s’inscrivait alors dans nos notions même de féminité et de masculinité. Et, qu’on veuille ou non, ce passé nous a façonnés.
Origines des teints masculin et féminin
L’être humain naît avec une peau peu pigmentée. Cette pâleur saute à l’œil chez les populations de couleur sombre, y étant considérée comme une marque du nouveau-né. En Afrique, il arrive qu’une mère fière invite ses voisins à venir voir le « blanc » qui est arrivé chez elle !
Par la suite, la peau s’assombrit jusqu’à la veille de la puberté. Puis, la tendance s’inverse chez la jeune femme ; sa peau s’éclaircit, d’où la différence de teint entre les sexes. Cet éclaircissement de la peau féminine suit l’épaississement de la graisse sous-cutanée. Les deux, semble-t-il, font partie du même processus de développement sexuel, tout comme d’autres changements qui surviennent à ce moment de la vie.
À quoi sert le teint clair chez la femme ? Il existe trois hypothèses :
Mimétisme infantile ? La peau claire s’inscrirait dans un ensemble de caractères propres au nouveaux-né : une peau lisse et sans poil, un « visage de bébé. » Ces caractères clés auraient acquis la propriété de baisser le niveau d’agressivité chez l’observateur, en l’incitant également à donner des soins. Ensuite, la femme les aurait imités afin de modifier de la même manière le comportement de son partenaire mâle. Ce type de mimétisme existe chez d’autres espèces primates ; à mesure que le lien sexuel se prolonge et s’intensifie, la femelle conserve certains traits visuels du nourrisson.
Effet secondaire des hormones ? La peau claire, grâce à une interaction fortuite entre la pigmentation et les hormones sexuelles, serait devenue un moyen d’évaluer la fécondabilité d’une partenaire potentielle. Rappelons d’abord que la jeune fille s’éclaircit après la puberté. Ensuite, la femme tend aussi à s’assombrir pendant la grossesse et en vieillissant, ainsi que légèrement pendant la phase non fertile du cycle menstruel.
Moyen de combler une carence de vitamine D ? La sélection naturelle aurait éclairci la peau de la femme afin d’augmenter sa production de vitamine D et, ainsi, de lui fournir assez de calcium et de phosphore pendant la grossesse et l’allaitement
Peu importe la cause initiale, cette pâleur serait devenue aussi un moyen de distinguer la femme de l’homme, tant que cette source de variation pigmentaire demeurerait la principale.
Or, de nos jours, la pâleur féminine se fait remarquer beaucoup moins dans un contexte de plus en plus multiethnique. Les cartes sont également brouillées par la mode du bronzage. Ainsi, en menant un sondage auprès des étudiants universitaires, j’ai constaté que seulement le quart était conscient de cette différence sexuelle.
Anciennes significations
Cependant, nos aïeux en étaient vivement conscients. Avant l’ouverture de leur continent sur le monde, il y a cinq siècles, les Européens décrivaient la couleur de la peau selon les teints qu’ils voyaient parmi eux-mêmes. Ils parlaient de la peau « blanche », « brune » ou « noire », là où nous disons la peau claire, mate ou foncée. Toujours à l’encontre de la manière actuelle, ces teints désignaient plutôt des individus que des ethnies : un blanc était quelqu’un au teint clair ; un noir, quelqu’un au teint foncé. Cette façon de voir subsiste dans des noms de famille qui indiquaient autrefois les gradations pigmentaires d’une seule population, comme Leblanc, Lebrun et Lenoir chez les Français, White, Brown et Black chez les Anglais ou Weiss, Braun et Schwartz chez les Allemands.
Cette gamme de couleurs, par son étroitesse, permettait de sexualiser le teint. Une femme devait posséder une peau plus claire que la moyenne, soit « blanche » en Europe ou en Asie de l’Est, « dorée » en Asie du Sud-Est et « rouge » en Afrique subsaharienne. Or, bien que le teint normatif chez la femme, la peau claire n’accaparait pas tous les désirs érotiques chez l’homme. Dans le folklore de l’Europe ancienne, certains désirs pouvaient cibler la femme à la peau brune, soit la nut-brown maid des Anglais, la braunes ou schwarzbraunes Mädel des Allemands, la brune des Français ou la barna kislány des Hongrois. Ce type d’érotisme était ardent, mais aussi bref et tempétueux.
Inversement, un homme devait posséder une peau plus foncée que la moyenne. Il existait toutefois une certaine ambivalence. Est beau celui au teint clair ; viril et fort, celui au teint brun. En Angleterre médiévale, la dixième marque d’un chevalier de « fort courage » exige de lui « une couleur brune sur tout le corps », qualité dont se vantent nombre de chevaliers anglais dénommés the brown.
En somme, cet ancien milieu donnait à la couleur de la peau des significations féminine et masculine, créant ainsi un indice de l’identité sexuelle. Selon le psychologue américain Richard Russell, on s’en sert toujours à cette fin, quoique de façon inconsciente, en captant deux aspects : (1) la luminosité absolue de la peau et (2) le contraste entre celle-ci et la luminosité des lèvres et des yeux. Toujours selon Richard Russell, ces indices ont façonné l’évolution des soins de beauté : dans des aires culturelles différentes, à des époques différentes, les mêmes tendances se dessinent : les femmes cherchent à éclaircir le visage et à accentuer son contraste avec les lèvres et les yeux.
Attirance sexuelle et autres fonctions
Au-delà de la reconnaissance d’identité sexuelle, le teint semble servir à d’autres tâches mentales. Il y a d’abord l’attirance sexuelle, qui implique toutefois de nombreux autres facteurs (histoire personnelle, contexte social et physique, nature de la relation sexuelle, etc.). Cette tâche semble actionnée par les niveaux hormonaux, du moins chez la femme. C’est ce que j’ai constaté dans une étude portant sur des femmes, en leur présentant six paires de photos de visage, dont trois de sexe féminin et trois de sexe masculin. Chaque paire de visages était identique, sauf une légère différence de teint. Ensuite, la participante devait choisir le visage qui lui plaisait le plus. Il en est ressorti que les participantes ont changé de préférence selon le cycle menstruel, mais uniquement à l’égard des visages d’hommes. Elles avaient une plus grande préférence pour l’homme foncé si elles se situaient dans les deux premiers tiers de leur cycle (rapport élevé d’œstrogène/progestérone) que si elles se situaient dans le dernier tiers (rapport réduit d’œstrogène/progestérone).
D’autres chercheurs ont noté cet effet cyclique à l’égard d’autres caractères sexuels secondaires, comme la forme du visage et l’odeur corporelle. Plus le taux d’œstrogène augmente, plus on préfère la version « masculine. »
Enfin, le teint semble alimenter certains préjugés. Il existe en effet une vaste littérature là-dessus dont le thème évident est l’apprentissage des préjugés raciaux. Une exception serait les travaux de deux psychologues américains, Deborah Best et John Williams, pour qui ces préjugés se construisent à partir d’une tendance universelle à préférer la peau claire, laquelle se manifeste dès les premières années de la vie.
C’est ce que les deux chercheurs ont constaté au Japon et en Europe auprès des jeunes enfants connaissant très peu des personnes de couleur. L’enfant, en voyant des images de personnes ou d’animaux, associait la peau claire à des qualités positives (ex. propre, joli, gentil) et la peau foncée à des qualités négatives (ex. sale, vilain, méchant). Ces associations ne semblaient pas être apprises. D’une part, leur évolution ne suivait pas une courbe d’apprentissage. D’autre part, il n’existait pas de corrélation avec le QI de l’enfant, ce qui serait le cas si on les apprenait.
Mais faut-il réduire tout cela à « peau claire = qualités positives » et à « peau foncée = qualités négatives » ? Lorsque, par erreur de traduction, on a présenté aux enfants le mot « robuste », ils ont associé cette qualité, pourtant positive, à la peau foncée. Il semble que Best et Williams aient inconsciemment choisi des qualités positives à résonance féminine et des qualités négatives à résonance masculine.
À l’avenir …
L’an dernier, une équipe chinoise a démontré que le visage humain, en tant qu’objet visuel, est analysé par un mécanisme mental distinct. C’était un projet d’envergure, faisant appel à de nombreux participants, mais on a réussi à prouver en quelques mois ce qu’on avait soupçonné pendant quelques décennies. Avec la même méthodologie, on pourra également déterminer si ce mécanisme analyse le teint de la peau. Il ne faudra qu’une équipe prête à le faire.
Il y a trente ans, de telles équipes existaient. Aujourd’hui, il n’y en a presque plus. Dans leur temps, Best et Williams ont attiré de nombreux collaborateurs, ainsi que des sources de financement. Puis, dans les années 1990, cette équipe a été démantelée et ses membres dirigés vers des projets plus terre-à-terre.
C’était à peu près la même histoire ailleurs en Amérique du Nord. En grande partie, la raison est le virage vers la recherche appliquée. On voulait « rentabiliser » la recherche, la « cibler » mieux, la rendre plus « réaliste. » Ce discours conservateur a ensuite été repris par d’autres personnes, qui y voyaient un moyen de régler des comptes et de contrôler l’avenir …
Il faut dire que le déterminisme biologique dérange certains. Ces derniers y décèlent une idéologie fataliste, voire un adversaire des efforts d’améliorer la condition humaine. À mon avis, ce jugement est exagéré, mais c’était celui de la plupart des décideurs au cours des années 1980 et 1990. Le résultat ? Une épuration presque totale. Parfois, il y a eu des éclats, mais en général on l’a faite en douceur, en citant la nécessité de ménager les priorités.
Depuis longtemps, l’Amérique du Nord se veut le leader du monde libre. C’est de moins en moins le cas. Les sciences sociales étant, en quelque sorte, « le canari dans la mine », on semble se diriger vers un autre modèle de société, là où on évite les questions difficiles en croyant éviter les ennuis qui vont avec.
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