Fracture morale ou cérébrale ? Société de faux-culs livrée aux mafias
Je viens de lire une entrevue fort instructive accordée par Marcel Gauchet à Elisabeth Lévy. La société serait divisée par une fracture morale. Un constat fort intéressant qui explique nombre de phénomènes sociaux. Et à titre personnel, quelques éclaircissements supplémentaires sur des choses vécues. Inutile de labourer des tonnes d’écriture. Le constat est simple. Il existe une distorsion accentuée entre les valeurs morales et leur mise en pratique. Marcel Gauchet ne dit pas que les valeurs n’existent plus. Simplement, elles ont un double usage selon qu’elles sont partagées et mises sur la place publique, ou bien appliquées dans les situations individuelles. Au final, les gens sont d’accord sur tout lorsqu’il faut s’entendre sur les valeurs et d’accord sur rien lorsqu’il faut agir avec ces mêmes valeurs. Clair et limpide. Il existe un consensus sur les valeurs, mais dès qu’un individu les rencontre sur son chemin, alors il commence à réfléchir, tergiverser, imaginant comment contourner les règles morales en trouvant de bonnes raisons de le faire car il jauge, évalue, et comme il se sent souvent victime de la société, alors il se dit qu’après tout, il peut bien prendre sa part en écartant si besoin la morale.
Ce processus de dislocation morale est presque universel. Il concerne les patrons, les élites, les élus, autant que le travailleur du coin ou le chômeur ou encore l’universitaire. Juste un détail. Il existe des disparités entre ceux qui ont les moyens de contourner la morale. On pense évidemment aux notables qui peuvent se payer fiscalistes et avocats. Rien de commun avec les gens ordinaires dont le moindre euro perçu, sur un livret fiscalisé ou par le travail, est inscrit sur la feuille préremplie pour les impôts. Ne feignons pas de découvrir l’eau chaude, ces phénomènes sont vieux comme la république. L’usage des passe-droits est une spécialité bien française qui s’inscrit dans ce schéma de la fracture morale. Faire sauter une prune, antidater une facture pour faire le plein d’essence de sa voiture de fonction afin de rouler à l’œil aux frais de l’employeur. Le couillon de service qui ne dispose pas de ces instruments pourra se rattraper en resquillant dans le bus… Et j’en passe, énumérer ces choses remplirait un bottin. L’annuaire de ceux qui ont un jour ou l’autre transigé avec les règles morales pèse plus lourd que celui de la poste ; nous y figurons tous. La tricherie est vieille comme l’humanité mais, selon Gauchet, les sociétés avaient mis en place des dispositifs de morale républicaine qui furent à peu près respectés, bien que ces systèmes aient été assortis de pesanteurs bureaucratiques assez contraignantes. Depuis 1970, la culture de la transgression post-68 alliée à la dérégulation et la décomplexion libérale a fait sauter progressivement les verrous moraux qui tenaient les sociétés dans un certain ordre.
Cette fracture morale est parfois vécue par des individus qui, se pensant sur la voie du bien, subissent quelques déconvenues en se confrontant au système qui devrait être au service du bien public, comme l’Université par exemple. Je vais juste raconter quelques détails vécus à titre personnel. Brièvement, je me suis retrouvé fin 1996 avec trois diplômes attestant de compétences dans trois domaines de la science mais malgré ces titres offrant la perspective de projets transversaux, je ne parvenais même pas à avoir un poste d’Ater. Pour moi c’était clair. Manquement face à l’éthique. J’en informais quelques élus locaux, certains de « bon calibre ». Mais rien dans les actes. Pas un foutu de mettre un mot à quelques responsables des universités locales. Je me souviens d’un entretien avec un de ces élus. A la fin, il m’assura qu’il était pour les collèges transversaux. Autrement dit, que mon projet était valable mais aucune suite pratique. Comme cet autre élu vert du Conseil régional, chargé des questions scientifiques, concluant qu’il était tout à fait en faveur des recherches transdisciplinaires. Bref, une spécialité bien française consistant à plaider, déclamer, déclarer des bonnes intentions sans donner suite. Idem pour ce président d’université qui dans un courrier, crut bon de banaliser mon parcours en arguant que dans ses facs, beaucoup d’enseignants avaient un intérêt pour les choses transversales. Intérêt certes, mais envergure ? Passons. La morale, comme on le sait depuis que les mœurs sont analysées et croqués par les écrivains, est une denrée à géométrie variable. Des règles partagées par tous mais des appréciations et des jugements appliqués à titre individuel. Dernier détail important. Dans les recommandations adressées aux candidats Chirac et Jospin en 1995, les conseillers insistaient pour le développement de la systémique, domaine dans lequel je pouvais prétendre à l’excellence mais apparemment, ces bonnes intentions n’avaient pas atteint le cerveau décisionnel du corps universitaire. Qu’ajouter de plus, sinon le refus d’édition de mon essai sur le vivant par un directeur de collection qui dans un essai récent, déplorait le manque de réflexions philosophiques sur le vivant et qui maintenant, nous incline à entrer dans l’espérance alors que son attitude m’a amené à entrer de plus en plus dans la désespérance. Alors je désespère mais avec la joie d’être libre et conscient. La posture consistant à plaider ou dénoncer est plus facile que celle visant à produire des leviers et bâtir un monde !
Je reviens à des considérations moins personnelles et plus générales. Combien de fois a-t-on pu lire ou entendre un responsable politique affirmer haut et fort qu’il était pour la mixité sociale, l’égalité des chance, l’accès à la culture pour tous, l’éducation citoyenne, l’accès à la propriété, à l’emploi, à la formation, la retraite équitable, la santé pour tous, l’écologie. Bien souvent, il existe une distorsion entre des intentions plaidées dans l’espace public et la réalité des politiques menées. Je connais un maire près de chez moi (son nom importe peu, puisque des tas d’autres font pareil) qui plaide pour le développement durable, offre chaque année des arbustes pour citadins férus de vertitude, mais n’hésite pas à pratiquer une politique de densification urbaine nécessitant parfois l’abattage d’arbres majestueux à la hauteur respectable. La mixité, elle est aussi défendue mais dans ce quartier où elle est présente, des HLM pas si vieux sont démolis et à la place, des logements pour classes un peu plus aisées sont construits. Le corps politique est disloqué. La tête pensante énonce des voies à suivre mais le corps exécutif applique d’autres décisions.
Cette fracture entre la pensée morale et l’agir, on la retrouve dans nombre d’institutions publiques. Je reviens sur l’université que je connais bien. Souvent, on entend dire qu’un candidat local a été recruté alors qu’il y avait en face, une demi-douzaine de docteurs bien plus doués. Parfois, c’est la femme ou la compagne d’un mandarin qui obtient une promotion, comme dans ce conseil général lambda où l’on s’aperçoit que les élus ont généreusement recruté parmi les membres de leur famille. C’est légal. Comme l’est aussi la politique d’un président d’université qui bloque un projet novateur pour ne pas déplaire à la caste de mandarins et valets de conférences qui l’ont placé sur le perchoir. Le ressort de la dislocation morale est somme toute assez évident. Je reprends le cas d’un professeur qui recrute sciemment son élève doctorisé face à un redoutable concurrent ; pour de bonnes raisons bien sûr. Parce d’abord il le connaît et donc il peut se porter garant, professionnellement parlant, de ses aptitudes à devenir un bon chercheur. Ici se dessine le premier mécanisme, avéré et clair, l’arrangement personnalisé avec la morale. Le dessous de l’affaire, c’est qu’en recrutant l’autre candidat, celui qui est redouté car redoutable, c’est que le type soit suffisamment brillant pour monter son équipe et de ce faire, quitter le mandarin qui l’a pris sous son aile. A l’inverse, le candidat local est une valeur sure parce qu’il n’a qu’une valeur limitée qui ne s’épanouit qu’au sein de l’équipe où il sera dirigé pendant une quinzaine d’année. On comprend alors le ressort plus fondamental qui est l’intérêt personnel et partagé avec renvois d’ascenseurs assez courants. Ce ressort est tout à fait légitime dans la sphère privée mais il pose quelques problèmes éthiques lorsqu’il est présent dans le domaine public, lieu où l’intérêt général devrait l’emporter sur les intérêts personnels.
Au final, ces quelques constats permettent de forger la notion de déni de moralité. Un trait commun avec le déni de réalité car il consiste à refuser de voir dans sa conscience la représentation adéquate mais dans le déni de réalité, ce sont évidences factuelles qui sont niées, ou du moins gommées, légèrement trafiquées, aménagées pour le confort intellectuel. Dans le déni de moralité, les faits sont perçus correctement mais c’est leur appréciation éthique et morale qui est niée, autrement dit la contradiction entre une morale générale et des agissements personnels étrangers à cette morale. J’irais peut-être un peu plus loin en supposant que la morale partagée et acceptée par tous a souvent une influence cosmétique. Sorte de fond de teint moralisant qu’on se passe et se repasse pour avoir un visage plus lisse et correct. Une pommade de bonnes intentions exprimées ouvertement au public, utilisée aussi spontanément qu’une crème anti-ride servant à cacher les effets du temps. Ou qu’un costume sur mesure porté par un mafieux pour se donner une respectabilité. Transition parfaite avec le schéma de cette république en délicatesse avec la moralité et qui au final, s’offre aux comportements mafieux. Le mot est un peu fort mais il est vrai qu’au sein de la mafia, une certaine moralité règne, avec des règles morales strictes. Le déclin de la morale républicaine engendre des dérives peu ou prou mafieuses, dans les politiques locales, nationales et la plupart des institutions, de la fac au système de santé.
Ma foi, tant que le système tient, après tout, comme dirait l’autre, bien servi des prébendes républicaines et remercié par un maroquin à l’Institut du monde arabe, il n’y a pas mort d’hommes…
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