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Accueil du site > Actualités > Société > J’ai reconnu Moussa

J’ai reconnu Moussa

Ils étaient vingt, nus, alignés, allongés, dans cette grande salle blanche. Un sur chaque table. Tous de sexe masculin. Nous étions quatre-vingts, quatre par table, quatre par cadavre. Par «  macab  ». Un membre était attribué à chaque étudiant ou étudiante. Le "mien" était le membre inférieur droit de la table 2 , Michel avait le membre inférieur gauche. Nous étions face à face.

Tous étaient anonymes. Inconnus de tous. Morts sans laisser d'adresse. Sans vie antérieure. Ils étaient là. Ils avaient toujours été là. Ils attendaient pour être utiles que les étudiants en médecine arrivent. Ils n’avaient jamais vécu. Ils accomplissaient leur destin de cadavre à disséquer.

Sans parents, sans amis, sans connaissances pour les nommer, les reconnaître. Pour les réclamer. Pour les enterrer. Pour susciter une dernière pensée. Un dernier souvenir. Une dernière parole. Souvent hypocrite mais qui témoigne d'un lien. Morts sans sépulture. Sans deuil de quiconque.

Ils étaient là. Niés. Objets. Disponibles pour la dissection. Après le premier effet de saisissement devant ces corps inertes, formolés dans la salle déserte. Chacun prend sa place, numérotée, au cadavre et au membre assignés. Réactions diverses. Masquées quelquefois par des réflexions plus ou moins hasardeuses.

Qui se souvient d'eux aujourd'hui ? Certains se souviennent peut-être de l'odeur quand ils étaient penchés sur l'artère fémorale ou humérale. Du doigt qu'ils, elles le plus souvent, ont retrouvé dans la poche ou dans le sac à main. Ou d'un projectile non identifié...

J'ai reconnu Moussa, tout de suite. Il n'était pas comme les autres. Il avait eu des joies et des peines. Quelqu'un devait l'attendre quelque part.

Akila peut-être, dans son village de Kabylie, à qui il envoyait une faible somme chaque mois. Son fils qu'il avait quitté pour lui permettre d'aller à l'école ce que lui n'avait pu faire. Ou son frère avec qui il s'était disputé et qu'il n'avait pas revu depuis des années.

Nul ne sait. Il n’avait pas de papier sur lui. Papiers oubliés. Papiers perdus. Ou tout simplement, sans papier. Inexistant.

Pourtant, il avait vécu. Il avait marché, il avait couru. La preuve était là. Évidente. « Sa jambe  », séparée de son corps. « Mon membre inférieur ». Sa jambe séparée comme un bref CV, anonyme, posé sur la table, à coté de son corps.

Le tramway avait bruyamment agité sa cloche. Moussa s'était retourné. Avait essayé de courir. Pas assez vite, cette fois, Étonné devant le monstre qui fondait sur lui. Et tout avait chaviré. Un heurt puissant, une grande douleur de tout le corps et puis plus rien.

Et maintenant, il était là. La jambe détachée de son corps. A coté de lui.

Mon membre inférieur.

Mort sans nom, sans age, sans état civil. Quelque part, un jour, déclaré disparu. Détaché de son humanité.

Pourtant, c'était Moussa. Je l'ai reconnu. Je m'en souviens.


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5 réactions à cet article    


  • Dwaabala Dwaabala 21 octobre 2014 17:15

    Merci pour ce sentiment.
    Pour celui qui a le temps d’avoir le choix, je me demande si ce n’est pas un meilleur service à rendre à la médecine (qui lui a permis de vivre longtemps) de lui léguer son corps plutôt que de le vouloir incinérer ou inhumer.
    Et puis finir sous le regard des carabins est peut-être moins triste, toute pudeur mis à part .


    • Philippe95 21 octobre 2014 20:10

      Le cadavre de cet homme aura eu une utilité peut-être aussi grande que celui dont on aura tiré un ou plusieurs greffons, même si c’est de façon moins immédiate. Les carabins feront plus tard de la médecine et sauveront certainement pas mal de vies, même si on ne le saura pas souvent. Les plaisanteries douteuses sont surtout le moyen de supporter le spectacle de la maladie et de la mort, qu’ils fréquenteront pendant toute leur carrière : Il faut bien se blinder si on veut survivre intellectuellement.


    • Philippe VINSONNEAU Philippe VINSONNEAU 21 octobre 2014 18:33

      MERCI POUR MOUSSA


      • 65beve 65beve 21 octobre 2014 22:10
        Bonsoir,
        Pour la fête des morts, les catholiques prient pour tous les morts.
        C’est dans 10 jours.
        Si vous n’êtes pas catholiques, une pensée suffira.
        cdlt.



        • Le421... Refuznik !! Le421 22 octobre 2014 08:37

          C’est vrai...
          Je ne suis pas catholique et la Toussaint m’indiffère, hormis le « bizness » autour des fleurs et des mouvements de population parfois dangereux, notamment sur les routes...
          Je ne suis pas catholique, ni croyant d’ailleurs.
          Je pense souvent à mes proches disparus et j’en parle, j’en rêve.
          Sûrement parce que je ne suis pas croyant.
          Sûrement parce que je pense que la résurrection, c’est le souvenir que nous laissons dans la mémoire des gens qui nous ont aimé ou détesté d’ailleurs...
          Mais je peux me tromper.
          Quoique pour l’instant, je n’en ai pas vu beaucoup revenir !!
          Mais bien sûr, je peux me tromper !!

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