Le pictogramme, moyen d’une communication transparente ?
Est-ce le fait du hasard si, dans nos sociétés, les interdits se multiplient en même temps que les moyens de communication ? Les pictogrammes, quoi qu’il en soit, s’imposent comme un des principaux vecteurs de transmission des uns comme des autres, et tendent à investir des domaines toujours plus nombreux de la vie quotidienne : ah, ces petits dessins d’une cigarette barrée ou d’un téléphone qui dort dans les compartiments des trains !...
On peut définir rapidement le pictogramme comme un signe, de nature iconique, qui transmet un message global non verbal d’ordre informatif ou injonctif. Ils sont employés de manière quasi systématique par la signalisation routière, mais on les trouve aussi bien sur les produits de consommation courante (le ruban de Möbius, par exemple, indique le caractère recyclable d’un emballage, les étiquettes de vêtements donnent leurs instructions de lavage au moyen de pictogrammes) et dans la plupart des lieux publics (indication des toilettes, où la femme se reconnaît, cela va de soi, au port de la robe).
L’emploi de signes iconiques dans le langage remonte sans doute à la plus lointaine antiquité de l’homme, mais dans leur utilisation et leur forme modernes les pictogrammes demeurent relativement récents. C’est dans la première moitié du XXe siècle qu’on commence à les développer afin de résoudre des difficultés de communication courantes. Le philosophe et sociologue autrichien Otto Neurath est le premier, dans les années 30, à tenter une systématisation de ces « images à fonction ». Il s’agissait d’établir un ensemble de signes qui soient susceptibles d’être compris de manière instantanée par des locuteurs de langues différentes. Le présupposé est simple : la transmission d’un message est perturbée, dans le langage verbal, par le nombre des variables singulières qui entrent en jeu : la langue, bien sûr, mais également le vocabulaire, la culture, et jusqu’à l’idiosyncrasie de la personne qui s’exprime. Le pictogramme, en utilisant un système d’icônes, pourrait au contraire être interprété correctement par des personnes de langues et de cultures différentes. Il est à ce titre significatif que ce soit dans les gares, les aéroports et les disciplines olympiques que les pictogrammes se soient d’abord développés.
Le pictogramme « sauverait » donc la communication des dangers inhérents au langage verbal et personnel.
Cela s’entend, et il est fort satisfaisant de savoir que le délicat dessin d’une tête de mort nous informera, partout dans le monde, de la nocivité d’un produit. Cependant, un examen plus approfondi montre que le pictogramme ne va de soi ni comme message transparent, ni comme moyen de communication.
Le pictogramme, un message transparent ? La compréhension du message délivré repose sur une interprétation correcte de la part du lecteur. Or, Emmanuelle Bordon, chercheur à l’université de Grenoble [1], a montré que celle-ci ne va pas de soi. Le tracé du pictogramme est un tracé stéréotypé, qui repose sur un fond culturel que l’on suppose partagé par tous les membres d’une communauté. L’interprétation correcte implique « que le lecteur, pour pouvoir construire du sens de manière fructueuse, soit acculturé aux stéréotypes qui régissent le tracé des pictogrammes. A défaut, il ne pourra pas les décoder et risque donc soit de se trouver en échec, soit de produire de manière récurrente des interprétations déviantes. »
Emmanuelle Bordon propose trois exemples d’échec d’une interprétation correcte. Le premier est un cas de contradiction entre le savoir sur les stéréotypes et le savoir encyclopédique du lecteur : au cours d’une enquête, un lecteur repousse l’interprétation du tracé ondulé comme signifiant « eau » parce qu’il sait, par ailleurs, que la surface d’un liquide est horizontale. Le second exemple vient d’enquêtes faites sur de jeunes enfants pour évaluer leur compréhension du pictogramme « tête de mort » pour signifier « poison ». Selon l’âge des enfants et le contexte indiqué, il est interprété ou non correctement. La première réaction des enfants, y compris lorsqu’ils aboutissent à une lecture correcte, est d’associer le dessin de la tête de mort aux bateaux pirates… qui sont bien loin de les rebuter.
Le troisième cas est autrement plus grave. Il s’agit de l’enquête d’Henry Tourneux sur les paysans du Nord-Cameroun [2]. Le GIFAP, Groupement international des fabricants de produits chimiques, a élaboré en collaboration avec le FAO (Food and Agriculture Organisation of the United Nations), un ensemble de pictogrammes censés renseigner sur l’emploi de produits phytosanitaires distribués dans différentes régions du monde. Les organisations, en effet, avaient jugé que c’était là le moyen le plus simple de transmettre, à des populations de cultures très différentes et qui connaissaient un fort pourcentage d’illettrisme, des consignes dont la compréhension correcte avait des enjeux vitaux. Tourneux montre que l’emploi de pictogrammes ne résout absolument pas ces difficultés, dans la mesure où les paysans du Nord Cameroun ne sont pas acculturés aux stéréotypes qui déterminent leur mise en forme. Le dessin de tête de mort n’est pas identifié comme signifiant « poison ». Quant au dessin signifiant « eau potable », représentant de l’eau qui coule d’un robinet, il n’a évidemment pas de sens dans des régions du monde où l’eau se tire d’un puits.
Voilà qui ne laisse pas de poser le doute sur la transparence supposée du message délivré par un pictogramme.
Mais quelle communication construit-il ? N’étant pas d’ordre verbal, il implique de la part du lecteur une réaction non pas langagière, mais comportementale. Le sens premier du pictogramme est injonctif, et exige du lecteur un comportement adéquat d’obéissance, à la limite du réflexe conditionné : à la présentation de tel dessin c’est une réaction type, systématique et toujours identique qui est attendue du lecteur. Le pictogramme est l’antithèse d’une communication véritable, dans la mesure où il interdit le questionnement, la demande d’éclaircissement, la nuance et l’explication, en somme : la construction d’un sens commun. C’est en ce sens que la généralisation de son usage est inquiétante. Sous-tendue par l’idée que le langage verbal est dangereux dans sa superfluité, elle rêve d’une société d’obéissance muette à des injonctions incontestées. Car, à la valeur culturelle du pictogramme s’ajoute une valeur politique, qu’on ne peut pas minorer. C’est dans l’univers des signes que se créent les relations de pouvoir et de hiérarchie. Il y aurait donc à se méfier de l’innocence présumée de ces dessins gentillets qui jalonnent nos environnements quotidiens : pour être muets, ils n’en peuvent – doivent – pas moins être contestés.
Marion Cocquet pour planetefacility.com
[1] L’Interprétation des pictogrammes, approche interactionnelle d’une sémiotique, L’Harmattan, 2004.
[2] « La Perception des pictogrammes phytosanitaires par les paysans du Nord-Cameroun », Coton et fibres tropicales, vol. 48, fasc. 1, 1993 (p. 41-48).
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