Le Procès de Mathieu Lindon ?
L’actualité est si riche, mais si pleine de sujets dangereux pour un magistrat, que la moindre opportunité intellectuelle paisible est saisie de toute urgence. C’est comme se détourner de l’essentiel pour l’accessoire, ou prétendre oublier un chagrin d’amour en s’occupant l’esprit avec des futilités.
Pourtant, le fait que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ait estimé, le 22 octobre, que la justice française n’a pas violé la liberté d’expression, notamment celle de Mathieu Lindon et de son éditeur POL, n’est pas sans intérêt. Le premier, rappelons-nous, a écrit en 1998 un roman Le Procès de Jean-Marie Le Pen. Selon Le Monde, ce dernier y était qualifié par l’un des personnages de "chef d’une bande de tueurs" et de "vampire qui se nourrit de l’aigreur de ses électeurs, mais parfois aussi de leur sang". Ces propos ont été jugés diffamatoires par les juridictions françaises.
C’est un problème passionnant, mais difficile à trancher que celui du rapport de la loi sur la presse avec l’imaginaire. Certes, dans un premier mouvement, une évidence semble sauter à la pensée, mais la réflexion fait naître plus d’interrogation que de certitude.
En effet, immédiatement le bon sens ne nous invite pas à laisser un auteur se réfugier dans l’ombre de ses personnages, à l’abri de la fiction pour vitupérer des êtres réels qui peuvent se sentir directement offensés en dépit de l’indirect de la narration. Ce serait comme une supercherie, un procédé indélicat.
Mais refuser cette démarche, n’est-ce pas au fond méconnaître, qu’on aime ou non le roman, la spécificité de la littérature et du langage, qui n’informe pas, mais représente ? Lorsque l’instance avait été engagée, j’avais déjà, en tant que citoyen, tenté de rassembler sur ce débat ce qui pouvait favoriser l’auteur ou satisfaire le plaignant. Au bénéfice de Mathieu Lindon dont les opinions étaient connues et la forte antipathie à l’encontre de Le Pen avérée, demeurait le point fondamental que le choix de la fiction ne pouvait être traité à la légère et que ç’aurait été, à l’évidence, un trop lourd appareil pour faire passer un bref message idéologique. Force était d’admettre - et encore plus aujourd’hui - que l’imaginaire modifiait la nature de l’insulte brute proférée par un personnage. Celle-ci devenait l’émanation de celui qui s’exprimait, pour l’incarner en quelque sorte. Même appliquée à un responsable politique existant, elle ne relevait plus, à mon sens, de la diffamation, qui aurait exigé un lien sans détour entre Mathieu Lindon et Le Pen alors que, précisément, les mots incriminés perdaient, par la grâce de cette littérature même engagée, l’intensité offensante du slogan pour s’inscrire dans un espace intellectuel inventé dont ils n’étaient qu’une part infiniment modeste et pas forcément assumée par l’écrivain. Il n’est pas neutre que Mathieu Lindon ait emprunté les voies de l’imaginaire, même pour transmettre ce qu’il pensait par l’entremise d’une création de son esprit, puisqu’ainsi, par le simple fait de ne pas l’endosser directement, il manifestait la distance et le retrait qui définissent la littérature et mettent, ailleurs, la réalité avec ses fulgurances et ses agressions immédiates, sans la douceur d’une intercession.
Cette analyse, j’en suis heureux, ne se trouve pas en contradiction avec l’opinion partiellement dissidente de quatre juges de la CEDH qui ont très justement mis l’accent sur le "grand poids" qu’il faut attacher à "la nature de l’ouvrage en question", en critiquant la position des autorités judiciaires internes, selon laquelle "il ne faut pas faire de distinction en fonction de la forme d’expression utilisée". Regrettant que la CEDH ait, dans son arrêt, manifesté une totale soumission à l’argumentation française, ils suscitent, par leur attitude pugnace et stimulante, une obligation d’intelligence et de critique qui se trouve fichée au coeur du droit de la presse et de la liberté d’expression.
Le roman de Mathieu Lindon n’aurait-il eu qu’un seul mérite, ce serait déjà celui de nous contraindre à fuir les routes faciles et les chemins tout tracés, pour nous plonger dans cet état incommode où la pensée est rétive au repos.
Dans un délicieux malaise.
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