Les citoyens au service de la justice
En l’espace de quelques jours, l’Inspection des services judiciaires a remis son rapport au garde des Sceaux sur l’affaire d’Outreau, en concluant à l’absence de faute disciplinaire ; Nicolas Sarkozy s’est indigné devant cette analyse, de multiples protestations, notamment des acquittés et d’avocats, ont éclaté, Pascal Clément a décidé de saisir le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et les syndicats de magistrats ont dénoncé cette initiative.
J’ai lu le rapport de l’inspection, et on ne peut pas nier qu’il s’agisse, techniquement, d’un remarquable travail descriptif, qui donne une idée très complète de la procédure d’Outreau, de ses péripéties saillantes et du rôle de chaque magistrat, seul ou inséré dans une collégialité. Les dysfonctionnements sont mis en évidence. Les critiques formulées par les avocats contre le juge d’instruction et la Chambre de l’instruction sont examinées et pesées.
Un certain nombre d’orientations sont proposées qui, peu ou prou, rejoignent celles de la commission Vallini-Houillon.
Et puis ? D’où vient qu’en dépit de ce que je viens d’énoncer et qui est incontestable pour tout lecteur de bonne foi, on demeure sur sa faim ? Comme si cet inventaire ne suffisait pas à satisfaire l’attente passionnée de ceux qui espéraient une réflexion plus libre et plus profonde. Plus libre d’abord. On sent à chaque page la volonté de ne pas porter atteinte trop rudement à la hiérarchie - que ce soit celle du Parquet général et de la Chancellerie ou celle du siège et de la Chambre de l’instruction. Il n’y a pas la même retenue au bénéfice du juge Burgaud et du procureur Lesigne.
Alors que la première pouvait pourtant profiter du recul, du retrait, de la distance et du nombre, pour s’obliger à la lucidité, les seconds, englués dans une réalité immédiate et la maîtrisant sans doute mal, étaient incapables de porter un regard critique sur leur activité. Plus profonde surtout. Au-delà de propositions qui, depuis peu, étaient dans l’air du temps judiciaire, il aurait fallu des avancées plus significatives de l’inspection. Elle savait bien, et pour ma part, avec d’autres, je l’avais observé d’emblée, que dans notre système actuel de responsabilité, aucune faute disciplinaire ne pourrait être retenue contre les magistrats étant intervenus à plusieurs niveaux dans cette procédure. Elle aurait pu et dû, cependant, pour éviter l’insoutenable paradoxe d’un désastre collectif risquant de se trouver impuni, engager la réflexion sur des chemins nouveaux. Elle s’est cantonnée, non sans un certain courage dans le climat actuel, à une perception classique et a refusé, par exemple, une mise en cause globale, qui n’aurait pas été absurde puisque les carences singulières cumulées ont entraîné le sinistre dans sa totalité.
Ce qui clairement l’a entravée sur le plan intellectuel, c’est, d’une part, la crainte de voir des fautes disciplinaires dans des comportements qui, pour certains, relevaient de la justice ordinaire. Innovant, elle aurait ouvert une brèche et fait peser sur la quotidienneté judiciaire une épée de Damoclès. D’autre part, c’est une conception très restrictive, même dans le schéma traditionnel, de ce que peut être un comportement fautif. Celui-ci, certes, peut être inspiré par une volonté de porter atteinte aux droits de la défense, mais il me semble qu’il conviendrait d’élargir le champ de l’appréhension en acceptant l’idée de pratiques intrinsèquement absurdes, négligentes ou erratiques. Tout naturellement, comme l’inspection n’a pas mesuré qu’il n’est de bonne technique sans intuition politique, son rapport est apparu scandaleux, comme une provocation.
Alors qu’il est surtout frileux, confit devant l’indépendance du siège et respectueux de la liberté juridictionnelle, même la plus aberrante à la longue. L’inspection, au fond, n’a rien compris à l’opinion publique au nom de laquelle le garde des Sceaux l’a saisie. Pascal Clément, devant cet émoi si justifié, et en politique qu’il est, a décidé de confier cette lourde charge au CSM. Comme pour l’inspection, on peut se demander si le judiciaire (même assisté) est la meilleure structure possible pour évaluer le judiciaire qui a défailli. Mais présumons le meilleur.
Espérons que le CSM, loin des corporatismes qui nous plombent, dominant cette inaptitude à inventer au-delà de nos frontières petitement et jalousement définies, saura offrir aux citoyens, en leur montrant la difficulté de la tâche, une vision nouvelle de la responsabilité judiciaire. Ne pourrait-on concevoir de décréter faute disciplinaire, au gré des nombreuses apparences que cette perversion saura présenter, toute technique d’où, à l’évidence, l’humanité aura été exclue ? Il convient qu’on en finisse, une fois pour toutes, avec cette lamentable schizophrénie qui met la technique d’un côté et l’humain de l’autre, alors que la première n’est efficiente que si elle intègre le second.
Il ne s’agit pas de donner au citoyen une faute disciplinaire comme un os à ronger, pour le distraire. Force est de reconnaître que si la Justice doit être au service des citoyens, dans cette affaire, ce sont les citoyens qui ont été au service de la Justice. C’est parce qu’ils sont présents et qu’ils protestent, c’est parce qu’ils ne comprennent pas nos fausses évidences et nos mystérieuses raisons que la Justice, sa réflexion, sa repentance progressent. Sans eux, point de commission parlementaire, sans eux, pas de saisine du CSM. Sans eux, pas de Justice.
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