Les oubliés de l’Histoire
C’est un fait indéniable : malgré les tracas conjoncturels, nous vivons mieux que nos parents et beaucoup mieux que nos grands-parents. Mon beau-père aime raconter cette histoire qui le démontre. Un jour, dans sa salle de profs, une collègue tout juste sortie du film Germinal de Berry avec Renaud, s’exprime ainsi : "ah, je trouve quand même que ce film en fait trop, la scène où ils se lavent, dans la famille, dans une grande bassine, c’est vraiment n’importe quoi"... Ce à quoi il lui répond "Madame, vous avez devant vous une personne qui n’a connu que ça comme salle de bains". Et toc, une pimbêche de rabrouée, car évidemment la notion de progrès, chez certains, n’a toujours pas été assimilée. Allez faire comprendre aujourd’hui à un gamin pendu à sa Playstation ou à sa Nintendo DS qu’il fut un temps où l’électricité n’existait pas, et les piles non plus. Impossible, ou presque. Personnellement, j’ai assisté à ma première Coupe du monde télévisée à 7 ans : je suis allé la voir dans mon village chez une personne qui avait fait venir la moitié du quartier. J’ai adoré Lev Yachine et Gilmar, avec à propos de ce dernier un gros plan sur ses chaussures rapiécées qui m’avait vraiment marqué. Le gardien du Brésil de Didi, Vava et Pelé jouait toujours avec la même paire, étant très superstitieux... Une image en noir et blanc qui flottait, sur un écran minuscule au milieu d’un téléviseur grand comme un buffet. Aujourd’hui, la même chose se regarde seul sur un écran épais comme une feuille à cigarette. Bref, vous le voyez, le progrès avance vite, en une vie on constate des changements étonnants. Et on oublie à qui on le doit, par la même occasion. Cette semaine, les oubliés de l’Histoire sont Marocains, et je vous invite à vous pencher sur un épisode assez peu glorieux de notre histoire contemporaine.
Au sortir de la Grande Guerre, en France, la main-d’œuvre manque sérieusement. On fait appel aux étrangers : Italiens dans le Sud, Polonais au Nord. En 1949, 49 % des mineurs au fond le sont. On fait venir aussi des Hongrois, des Autrichiens, des Tchèques, des Roumains et des Yougoslaves. A regarder les noms des joueurs du RC Lens de l’époque, on le constate aisément : le club est le reflet parfait de ce qui se passe dans la région. Les joueurs au nom imprononçable ont tous un surnom : Stanis, pour Stefan Dembicki, célèbre pour son record du monde de buts en un seul match (16 !) - Lens avait gagné ce jour-là 32 à 0 en Coupe de France - l’homme qui allumait des pétards à déchirer les filets ou à exploser les ballons de cuir. Siklo, le Hongrois, venu de l’Attila de Budapest (ça ne s’invente pas !) de son vrai nom Ladislas Smid, qui prit la nationalité française dès 1937 : il ira en finale avec Lens en 1948, contre Lille... une finale perdue sur un but contestable, l’année des grandes guerres meurtrières où l’on emprisonne des mineurs quand on ne les bannit pas.
« En 1948, la troupe on l’a eue, même avec des chars. A Bruay, ils étaient groupés à l’Hôtel de Ville, et ils partaient de là, vers les sièges pour ouvrir des brèches dans les murs pour laisser entrer la police (...) Alors c’était fini. Les responsables syndicaux ils étaient arrêtés, il y en a qui ont été licenciés. Il y en a qui ont fait de la prison, il y en a certains qui ont été repris à la mine. Ceux qui ont été renvoyés, c’était embêtant, fallait qu’ils libèrent la maison. Ils n’avaient plus le droit au logement, ils n’avaient plus le droit à la Sécurité sociale des mineurs, ils n’avaient plus rien. Du jour au lendemain. »
Cela ne suffit pas encore, il faut produire, produire, et la mécanisation (les haveuses mécaniques) tardent à arriver. Au bout du manche du pic, on met donc des Algériens et des Marocains. Au RC Lens on retrouve ces nationalités : avec le formidable Ahmed Oudjani, un Algérien naturalisé, qui dut interrompre sa carrière... pour aller faire la guerre en Algérie, contre ses compatriotes. Il marquera 6 buts au Racing de Paris en 1963, son équipe gagnant 10 buts à 2. Son fils Chérif devenant un autre héros du Racing en 1984, il sera lui crédité de 21 sélections... en sélection d’Algérie. A leur arrivée, les joueurs sont tous reçus par l’immense Henri Trannin. L’homme les reçoit dans son beau costume gris, se change rapidement et les invite très vite à le suivre dès leur arrivée. Il leur donne un casque, une lampe, un habit de mineur, et descend avec eux à toute vitesse à 500 m. Et les regarde, hébétés par la chaleur, le bruit, la poussière et le noir oppressant. Et leur dit au fond : "vous allez jouer pour eux", en montrant les ouvriers en train de donner du marteau piqueur comme des damnés, "souvenez-vous en à chaque fois que vous mettez le pied sur le stade". L’homme savait y faire, en arpentant toute la région en quête de nouveaux talents. Il en trouvera ainsi de bons, de très bons. Pas un n’oubliera sa première descente au fond. Pas un.
Tout le monde dispose alors du célèbre "statut du mineur", sorte de Sécurité sociale interne, des congés payés plus importants qu’ailleurs en raison de la pénibilité reconnue du travail, et la gratuité du chauffage et des transports. Et un logement, en cité minière appelé aussi corons. En 1975, ce sont 5 000 ouvriers marocains qui travaillent ainsi aux Houillères. On arrête l’embauche puis on la reprend quelque temps après 1973 et le premier choc pétrolier. En 1980, face aux coûts d’exploitation et l’import d’un charbon moins cher, on ferme les mines en France. Les Houillères du N-PDC décident d’accepter de compenser les avantages en nature octroyés durant l’exploitation, car sinon la petite retraite de mineur ne suffira pas à faire vivre les familles. Français et Polonais en bénéficient. Mais, par une étrange décision, pas... les Marocains. Pourquoi ? On n’en sait strictement rien. A part que la direction des Houillères a joué un coup de poker, en pensant que ces Marocains inorganisés syndicalement ne viendront jamais contester cette décision particulièrement inique. C’était compter des années après sans la Halde, dirigée par un homme qui en a employé, des Marocains, et pas qu’un peu : Louis Schweitzer, ancien PDG de Renault. L’homme a dû oublier entre-temps que son propre groupe, le 2 avril dernier, a été condamné pour discrimination raciale envers deux salariés noirs, et a engagé des poursuites aux Prud’hommes en mars dernier contre les Houillères. Qui pourraient y perdre énormément : chaque cas est estimé entre 80 000 et 100 000 euros de rattrapage de perte de revenus. En établissant les papiers nécessaires, on découvre une autre bizarrerie : les Français ont le droit aux indemnités de retraite jusque 73 ans, les Marocains jusque 65... allez comprendre pourquoi...
Pire encore, à Hulluch, le 21 juin 1962. A la fosse 13, dans la veine Elisa (chaque gisement a un nom au fond), à -550 de profondeur. Un chef de groupe envoie une équipe soutenir un toit qui s’effondre. Un Italien refuse d’y aller : trop dangereux. Il remonte, marqué du sceau de l’infâmant "refus de travail". On y envoie cinq Marocains, dont deux qui viennent juste d’arriver. Michel Gruson, le chef de taille (porion), se fait alors tuer par un éboulement. Des sauveteurs remontent à la surface son corps et celui de Brahim Ben Ahmed où les attendent leurs épouses françaises, enceintes toutes deux. Au total, il y a onze orphelins en haut. On enterre vite fait les mineurs décédés, les Marocains dans leur carré musulman. "Vingt ans plus tard, le vendredi 16 avril après-midi, ma femme et moi-même, nous nous rendons au cimetière « Nord » de Lens. En vain nous cherchons les sépultures que nous trouvons finalement grâce à l’obligeance du fossoyeur : « Là-bas, contre la clôture ». Quelques pierres tombales à même le sol, disposées en oblique, sans doute orientées vers La Mecque. En guise de croix, un bout de bois surmonté d’un croissant, le tout pourri ; bois parfois cassé, parfois tombé. Où reposent Brahim, Lhoussain, Moulay, Ahmed, Audonge ? ... Reposent-ils vraiment dans ce coin abandonné du cimetière ? Sur l’une des pierres tombales, une plaque « Ingénieurs et employés du 13-18 » ; sur une autre : « Ingénieurs et employés du siège 18 »... Sur les autres, rien". Aucun nom. Le plus âgé avait 28 ans, le plus jeune 23. Le témoignage est terrible. Même après la mort, la discrimination perdure. Elle n’est pas celle des ouvriers. Eux ne savent pas oublier.
Le 10 juillet prochain, l’ANGDM, l’Agence nationale pour la garantie des droits des mineurs, devrait statuer sur le cas de ces ouvriers spoliés par des décisions dont seul le racisme peut être à l’origine. Une discrimination de plus pour ceux à qui on doit en grande partie notre petit confort personnel, à tous ces mineurs sans qui la France ne se serait pas relevée aussi vite d’un conflit qui l’avait ruinée. Ils ont pour défenseur Me Marianne Bleitrach, qui en sait quelque chose des discriminations. Atteinte étant petite d’une poliomyélite, cette courageuse femme se déplace dans les prétoires en fauteuil roulant, dans des Palais de justice ou rien n’a été prévu pour elle. Les mineurs marocains pourront-il comme les autres récupérer leurs avantages ? Avec la recommandation de la Halde, l’espoir est permis pour ceux à "l’histoire confisquée" : "soumettre le rachat de l’indemnité de logement et de chauffage qui est un élément de rémunération à une condition de nationalité du demandeur est susceptible de constituer une discrimination", dit le texte. Une prochaine victoire, on l’espère pour l’admirable Abdallah Samate, le président de l’Association des anciens mineurs marocains du Nord... qui a passé 23 années au fond, au milieu des Italiens, des Algériens, des Polonais, des Hongrois, des Yougoslaves et des Français. A Bollaert, tout le monde admire des tribunes où le racisme a toujours été banni. Ne cherchez pas plus loin d’où vient la solidarité : à 620 m de profondeur, à la fosse 8, noirs de charbon et sous plus de 45°, tout le monde se ressemblait le long des 100 000 km de galeries creusées par ces hommes diantrement courageux.
PS : une anecdote savoureuse datant des années 60. Je suis dans la tribune avec mon père, on regarde un superbe Lens-Saint-Etienne avec les frères Lech. Devant nous, des... Parisiens, des VRP égarés à Lens. Les spectateurs, qui n’ont pas aimé un tacle un peu appuyé d’un joueur vert s’écrient, hilares, "casse-z-y s’patte", à l’arrière latéral lensois. Les Parisiens plongent dans le programme, regardent les noms, se tournent vers nous et nous disent : "c’est encore un de vos joueurs polonais, Kazispat ?"... Tout le charme du folklore lensois...
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