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Petites mains et gros mépris

Petites mains et gros mépris 2

À quoi reconnait-on du bon journalisme ? À ce qu’il s’emploie aussi à bousculer les idées reçues, à mettre en évidence ce qui est caché, à déconstruire les préjugés et les certitudes condescendantes.

Cela fait un moment que je suis agacée par l’aristocratie du cerveau telle qu’elle est construire en France, par cette féodalité du travail qui oppose la figure noble des professions intellectuelles, prestigieuses et désirables à celle des professions manuelles, prétendument faciles, non qualifiées, interchangeables et surtout qui dévalorise ceux qui les exercent, en l’occurrence, plutôt celles qui y sont cantonnées.

C’est l’ergonome française Catherine Cailloux-Teiger qui m’a sensibilisée à ces compétences méconnues des ouvrières. Elle avait observé des femmes chargées de coudre ensemble les deux côtés de gants, faits pour les travaux industriels. Apparemment, rien de bien compliqué. Mais elle s’est aperçue que les femmes étaient très sollicitées sur le plan cognitif parce que les deux côtés des gants n’étaient pas toujours ajustés, du fait d’erreurs de coupe de leurs collègues en amont. Elles étaient obligées de compenser ces erreurs pour coudre les deux faces ensemble sans que cela se voie, et en allant le plus vite possible parce qu’elles étaient payées à la pièce. Cette compétence était complètement invisible aux yeux de la direction qui ne comprenait pas pourquoi les femmes étaient si fatiguées après leurs journées de travail ; ni pourquoi elles quittaient l’entreprise au bout de quelques années seulement.
Source : « Contrairement aux préjugés, le travail manuel exige de grandes compétences intellectuelles » – Basta !

L’autre jour, j’ai discuté avec quelqu’un qui pensait retourner au travail « facilement » avec un stage de femme de ménage dans un hôtel. Je lui ai répondu qu’à mon avis, il avait des idées préconçues sur ce job qui est assez physique et surtout très intense, à cause de la productivité ET de la qualité du travail qui est exigé.

J’ai déjà tenté de nettoyer ma chambre en mode « qualité hôtelière » (ce qui n’a rien à voir avec les exigences domestiques) : j’y ai laissé 3 ou 4 heures et des litres de sueur. Et c’était loin d’être suffisant. Les femmes de ménage doivent faire ça, en mieux, avec encore plus de contraintes, en 20 minutes environ.

La reconquête de la fierté ouvrière

J’ai récemment croisé le père d’une ancienne copine de classe de ma fille. Généralement, on prend des nouvelles réciproques et on se congratule d’avoir des enfants qui suivent une bonne scolarité sans trop faire de vagues, ce genre de choses. Assez rapidement, il m’annonce que sa fille est en pleine forme : elle a obtenu une dérogation pour être apprentie esthéticienne. Et là, je me suis rendu compte que mon premier réflexe — celui pour lequel tu n’as précisément pas besoin de penser — aurait été de demander s’il y avait moyen de revenir à la filière générale. Pourquoi ? Parce que la filière professionnelle — et plus particulièrement l’apprentissage —, en France, c’est la voie de garage, la sanction de ceux qui échouent à la grande sélection scolaire. Alors, j’ai pris le temps de réfléchir et j’ai juste demandé si ça se passait bien pour elle.

Eh bien oui, elle est heureuse, ça lui plait, c’est ce qu’elle avait envie de faire depuis toute petite, sa maitresse de stage est ravie : elle n’a jamais rencontré une jeune fille aussi motivée, aussi épanouie et aussi douée dans le métier. Son père était fier comme un pou et je les ai donc chaleureusement félicités pour ce choix judicieux.

Et s’ils avaient cédé à la pression sociale du Bac à tout prix et de la filière générale, à cette injonction de mieux se soumettre au parcours du combattant pour mieux être catalogué et rangé à sa place bien délimitée ensuite, je crois qu’il m’aurait raconté une tout autre histoire. Celle d’une gamine qui va au collège à reculons, qui ne voit pas l’intérêt de ce qu’on veut lui faire ingurgiter de force, qui serait au mieux dans l’ennui et la passivité et plus probablement dans la colère et la révolte. Dans une belle spirale de l’échec.

Mais on est tellement conditionnés au bon vieux : « passe ton Bac d’abord ! », même si les étagères de Pôle Emploi dégueulent de bacheliers et plus qui prennent la poussière en attendant qu’on les force à prendre un de ces boulots qu’on leur décrivait « de merde » mais qui sont surtout suffisamment déconsidérés pour qu’on puisse les sous-payer.

Pour une job pride contre le mépris de classe

Petites mains et gros mépris 2

La classe ouvrière n’a pas seulement été atomisée et invisibilisée, on lui a appris à avoir honte d’elle-même, à cacher sa nature prolétaire sous des circonvolutions linguistiques (Ahhh, l’agent de surface…). Cela permet peut-être tranquillement d’annoncer que l’on vit dans une démocratie représentative quand 60% de la population (les ouvriers et les employés) sont les grands absents des projets politiques, des assemblées tout comme des instances qui prétendent les gouverner. En ignorant leurs richesses et savoir-faire, les réelles compétences qu’ils développent, les difficultés auxquels ils se confrontent dans l’exercice de leur profession, on peut nier leurs besoins, leurs problèmes et leur appliquer des traitements d’une dureté sans cesse grandissante.

Déjà, une nouvelle réforme du Code du travail est dans les tuyaux. Une réforme portée par le mépris de classe et la volonté d’intensifier comme jamais depuis 100 ans l’exploitation sans vergogne des fruits du labeur de la majorité de la population, de la spolier de la simple reconnaissance de son utilité, de son rôle, de la réalité et de la diversité de ses vécus.
Et bien sûr ce sera, comme toujours, double peine pour les femmes ouvrières !

Tout cela m’a fait repenser au jour où j’ai découvert qu’il existait pour les infirmier⋅ère⋅s des ressources pour apprendre à lever ou déplacer un patient dépendant sans se niquer le dos. On n’y pense pas, à quel point le job d’infirmier⋅ère peut être physiquement très dur et éprouvant, en plus de la pression mentale. On oublie qu’un corps humain affaibli par l’âge ou la maladie, c’est de 50 à plus de 100 kg de chair et d’os qui manquent terriblement de prises et de poignées ergonomiques. On oublie que les soins à la personne, c’est essentiellement du boulot de femmes déqualifiées et je ne suis pas certaine que celles que l’on embauche dans les maisons de retraite ont reçu la formation nécessaire pour apprendre à ménager leur santé à elles.

Et dans cette course malsaine au dénigrement de la pénibilité du travail, les femmes, comme toujours, ont l’habitude de décrocher le pompon plus souvent qu’à leur tour. Savoir qu’il existait des formations de manutention de malades, m’a rappelé ce couple de prolétaires où tout le monde admirait la force de l’homme, ouvrier du bâtiment, qui soulevait sans broncher ses 50 kg de ciment, sans aucune considération pour sa femme, une aide-soignante toute menue, qui se coltinait chaque jour (et parfois la nuit aussi) de grands corps malades dont la plupart étaient plus lourds qu’elle.


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9 réactions à cet article    


  • Monolecte Monolecte 20 mai 2017 11:52

    Je ne suis pas revenue sur la profession de serveuse parce que l’article que je cite au début et qui a inspiré la mien, le fait déjà très bien.

    Pour ce qui est de mon profil, il y a un vieil accord entre l’équipe rédactionnelle d’Agoravox et moi-même où je les autorise à republier tout article paru chez moi qu’ils jugent opportun de partager sur la plateforme. Du coup, forcément, je n’ai pas de refus à déplorer ! smiley


    • JC_Lavau JC_Lavau 20 mai 2017 19:17

      Le travail des manuels n’a pas grand succès sur Avox.


      • Radix Radix 21 mai 2017 12:53

        Bonjour Monolecte

        En effet, c’est toute la différence entre exercer un métier et occuper ne fonction !

        Radix


        • zygzornifle zygzornifle 21 mai 2017 12:54

          ce sont ces petites mains qui engraissent les barons de la politique ......

          souhaitons qu’un jour elles servent a les baffer .....

          • Alren Alren 21 mai 2017 19:27

            C’est parce que nous avons compris l’importance d’un mariage heureux entre l’esprit et la main que le programme l’Avenir en commun propose de donner à l’enseignement technique une place aussi prestigieuse que celle de l’enseignement général dans l’esprit des jeunes, par une campagne permanente pour les éclairer sur les réalités des différents travaux.

            Le travail manuel mécanique n’existe pas : partout il faut y investir de l’intelligence, et une intelligence qui vient de soi, qui n’est pas la reproduction bête d’un savoir livresque.

            L’auteur n’a pas parlé de l’industrie du luxe que, semble-t-il, on ne peut pas délocaliser de France.

            C’est une belle illustration de son propos puisque les produits de cette industrie doivent être parfaits.


            • Spartacus Lequidam Spartacus 22 mai 2017 09:54
              « L’aristocratie du cerveau » c’est justement de faire passer les ouvriers pour des exploités et méprisés.... 

              Une ode au misérabilisme.

              On sent quand même un conditionnement gauchiste et une vision ubuesque conditionnée Marxiste de la réalité des revenus du travail....

              Il faut relaver le cerveau des bobos parisiens devant leur ordinateur et leur expliquer que les « ouvriers » en France ne sont pas exploités et qu’on est plus à Zola ou au clichés du 18eme siècle..

              Sortir de l’imaginaire gauchiste et rappeler la réalité des revenus en France, 
              Qu’il y a bien longtemps que les plus bas salaires ne sont plus différences en fonction de « classes sociales » mais du marché ou de la taille d’entreprises ou de la rareté de la qualification...

              50% des salariés au SMIC en France sont dans les entreprises entre 0 et 10 personnes... 
              Quasi aucun ouvrier en France dans une entreprise du CAC 40 est payé au SMIC.

              Il y a 20 ans un manuel ouvrier boucher était payé au minimum et un comptable recevait 2 fois son salaire.
              Aujourd’hui un ouvrier boucher est embauché à 2200€ net net et un comptable est payé au minimum du minimum tellement y’en a....
              Il serait temps de passer de l’endoctrinement de clichés misérabilistes à la réalité...

              • samuel 22 mai 2017 09:58

                @Spartacus

                Ce n’est pas parce que les conditions matérielles générales se sont grandement améliorées que l’exploitation n’existe plus !

                Ce ne sont pas des assertions contradictoires tant que la société est régie par des rapports de domination. C’est d’ailleurs vous qui le dites puisque vous êtes contre l’égalitarisme.

                Vous êtes pour l’Egalité devant la loi mais pas en fait. Vous acceptez donc qu’il y ait des dominants et des dominés.

              • Trelawney 22 mai 2017 11:29

                @samuel
                Ce n’est pas une histoire de dominants et de dominés, C’est juste une histoire d’offre et de demande


              • Trelawney 22 mai 2017 11:27

                Avoir une bonne situation et gagner un bon salaire n’exige qu’une seule chose : le talent et uniquement le talent.

                A partir du moment où l’on accepte cette évidence, la vie nous apparaît sous un jour immoral car injuste.

                Aussi, nos politiques aidés de l’éducation nationale nous font croire à tort que de longue étude accompagnée d’un diplôme d’étude supérieure est la clé de la réussite sociale.

                Tous les parents de France tels des moutons de panurge ont donc placé leurs enfants sur cette « autoroute de la réussite ». Pour cela, certains se sont même endettés au-delà du raisonnable.

                A l’arrivée l’étudiant c’est heurté au mur de la réalité et a mis plusieurs années de galère à faire sa « révolution culturelle » et essayer de se chercher une vocation ou il pourra enfin exercer son talent !

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