Peut-on sauver l’université française ?
Ce 15 février 2007, au café de la librairie Georges à Talence, Pierre Lunel nous a entretenus d’un sujet qui lui tient à cœur, le devenir de l’université française, vieille institution qu’il juge en état de délabrement. Rapide présentation : Pierre Lunel a été pendant cinq ans, la durée légale, président de Paris VIII (la célèbre fac de Vincennes où enseigna notamment Deleuze) ; il est l’auteur de plusieurs livres dont une biographie de l’abbé Pierre dont il fut un proche. S’il y a un point commun, c’est au niveau du budget des universités qui, misérable comme il est, devrait les incliner à acheter leur équipement chez Emmaüs. Il paraît que la plus dotée des universités françaises reçoit moins d’argent que son homologue du Wisconsin, la plus pauvre des universités américaines. Le constat est connu. L’université a dû répondre à une massification croissante. Et l’on répète d’année en année que le coût d’un étudiant est largement en dessous de celui d’un élève du secondaire. Pendant ce temps, les grandes écoles conservent leur dotation sur fond de jalousies endémiques au sein de la gent universitaire.
Dans son dernier livre, Fac, le grand merdier ? (Anne Carrière, 2007), Pierre Lunel dresse un constat sans concession de l’état des lieux universitaires, n’hésitant pas à mettre la responsabilité sur les pouvoirs publics, leurs démissions, mais aussi épinglant amicalement ses collègues qui, on a tendance à le masquer, se désinvestissent de leur mission ou alors se complaisent dans des manœuvres de copinage et autres notabilités pour servir avant tout leurs propres intérêts. A ce sujet, on ne compte pas le nombre de présidents ayant occupé cette fonction comme tremplin pour une carrière politique. Bref, cette vieille institution ne se porte pas bien du tout, tel est le message que Pierre Lunel est venu apporter pour en débattre avec des citoyens girondins.
Lunel s’est principalement axé sur l’inefficacité du système universitaire et le gâchis humain en résultant. Les chiffres lui donnent raison. Chaque année, 80 000 jeunes sortent sans diplôme et, a forciori, sans formation, livrés à l’incertitude du marché du travail et des destinées peu enviables. Une situation spécifique à la France a-t-il dit. Puis il a proposé deux mesures générales pour remédier à ce gâchis des forces de la jeunesse.
Premièrement, il faut initier très tôt les jeunes au monde du travail et généraliser à tous les élèves de troisième l’option connaissance de l’entreprise ; option actuellement facultative, qui coexiste avec le latin et le grec et donc, comme il l’a souligné avec une pointe d’ironie, on sait très bien les origines sociales de ceux qui prennent les « belles options littéraires » et ceux qui iront se frotter aux lieux disons plus manuels qu’intellectuels. A l’époque où on se préoccupe de brassage social, on ne peut que souscrire à cette proposition. Lunel empiète sur les prérogatives de ses confrères du secondaire mais le souci de cohérence l’impose. Une orientation dans un parcours s’effectue sur de nombreuses années et notamment à l’entrée de l’université. A ce sujet, Lunel souligne les problèmes de mauvaises orientations, les choix par défaut opérés par des bacheliers indéterminés quant à leur dessein professionnel, naviguant de fac en fac, insatisfaits des cours, redoublant une ou deux années. Nombreux ont occupé en pure perte les bancs des amphis, sortant sans diplôme, mais ceux qui parviennent à bac plus 3, 5 ou 8 ne sont pas forcément mieux lotis car il existe une inadéquation avec les emplois proposés par les entreprises.
On en arrive au second point des propositions émises par Lunel. Rendre l’université plus proche du monde du travail. Le constat n’est pas nouveau. Cela fait au moins trois décennies que ce problème se pose. Sa proposition est de fluidifier les rapports entre facs et entreprises, laisser une ouverture et une synergie se créer, favoriser les enseignants qui font le choix de s’investir un peu plus dans la formation, la recherche finalisée, au lieu d’avoir le nez sur le guidon de la carrière soumise aux règles des publications savantes. Il faut aussi redonner des moyens aux universités, quitte à les rendre plus autonomes et libres d’établir des conventions avec des fondations privées afin de recueillir des fonds substantiels. Ces changements sont à portée d’homme et de structure, a-t-il précisé. Il suffit de faire appel aux bonnes volontés. Accordons-lui alors confiance mais avec prudence tant l’inertie de cette vieille institution est grande ; les plis tracés dans le système figent des comportements transmis de génération en génération d’enseignants-chercheurs. Les aléas de l’existence peuvent infléchir un individu et réciproquement, mais lorsqu’il s’agit d’un groupement de personnes organisé en institution et agissant de concert, la situation est toute autre : alors on comprend pourquoi d’année en année, les mêmes interrogations se posent, dans tous les domaines de la société, avec des délégués, des rapporteurs, des chargées de mission, des tonnes de documents, des rapports sitôt enterrés dès qu’ils sont mis à la disposition des supposés acteurs du changement. Voilà pourquoi l’université semble faire du surplace tout en se massifiant depuis trois décennies. Adossée à une idéologie doublée d’une idéo-praxie.
Le propos de Lunel a été clair. Son parcours atypique et ses fréquentations attestent de préoccupations humanistes incontestables. Son humanisme est pragmatique. A l’instar d’un père de famille qui remplirait la valise de son fils avec des objets utiles pour un voyage dans le monde, il veut moraliser le système des orientations, des bourses, des formations, pour donner à chaque sortant de la fac des outils adaptés pour un chemin dans le monde professionnel ; un chemin qui ne souffre pas d’un retard à l’allumage, ou pire, d’une panne rédhibitoire. Son pragmatisme va jusqu’à pratiquer une politique des thèses dans son école doctorale, faisant en sorte qu’une thèse sur dix soit finalisée vers la qualification au CNU et un emploi dans l’institution, les autres doctorants restants étant promis à intégrer la société civile. Cette pratique est tout à fait louable, sauf qu’on ne peut détecter très tôt (sauf intuition intellectuelle spéciale) quel étudiant dispose d’une authentique vocation à innover dans la recherche et exceller dans l’enseignement. Certains se révèlent tard, d’autres sont des chevaux de course s’essoufflant au bout de dix ans.
Abordons maintenant le fond de cette affaire qui concerne la rationalisation des moyens et des fins alloués et assignés à l’université, cette vieille dame dont la fondation moderne est relativement récente. Supprimées pendant l’Ancien Régime, Napoléon les a rétablies pour remplir une mission nationale et laïque. Pratiquement inexistantes au XIXe siècle, les universités se sont développées à partir de 1896 (les facs sont alors réunies en universités) pour prendre un essor fulgurant dans les années 1960 : une ascension, un crescendo lyrique autour de la nation, de la République et du positivisme, une histoire mouvementée qui semble prendre fin après 1968. L’université est en crise d’identité et de vocation. Elle se sait plus comment faire face aux enjeux actuels ni comment satisfaire une tradition culturelle de formation générale qu’elle a abandonnée en même temps que les humanités sont devenues une composante exotique et obsolète dans un monde voué à la performance, l’efficacité, le happening, le rendement, le résultat.
La France possède cette spécificité de disposer d’un double système du supérieur, grande écoles et universités. On veut adapter l’université au progressisme techniciste. Dans les disciplines scientifiques le processus suit son cours mais c’est dans le champ des sciences humaines que la pression est la plus douloureuse, d’autant plus que ces « matières » ont une longue histoire et sont liées à une tradition culturelle et humaniste.
Et donc, je verrais volontiers dans la crise de l’université un cas particulier de la crise d’ordre social, politique et culturel que subit la France et qui met en porte-à-faux notamment les partis politiques et particulièrement le PS, et touche aussi la recherche et l’enseignement secondaire. Il existe une dialectique entre les consciences-esprits et les praxis sociales et professionnelles. Le monde matériel et technique avance, l’esprit doit suivre et rebondir sur les tendances accompagnant le progrès qu’il faut partager et rendre efficace, tout en freinant sur d’autres points d’évolution. Or, les acteurs d’un système institutionnel ont tendance à camper dans des idéologies dépassées que le despotisme syndical accentue dans ses effets sclérosants. A cela ajoutons l’individualisme des universitaires, leur repli sur les chapelles et les carrières, le manque d’ouverture, et on comprend pourquoi bien peu se sont souciés de faire évoluer cette vieille institution, excepté un réformisme gestionnaire à court terme pour colmater quelques déficits et ajuster la structure pour accueillir les étudiants en masse.
Quelques remarques. Au lieu d’adapter la règle d’enseignement et de recherche à chaque spécialité, les textes imposent le même « menu » pour tous, en maths, en chimie, en droit, en philo, en génie industriel, en informatique, ce sera 192 équivalents ED pour chaque enseignant, un même plan de carrière etc. On demandera aux facs de lettres de former des diplômés pour un tremplin dans le monde du travail, comme aux facs de sciences. Ne pourrait-on pas assigner aux sciences humaines une autre mission, plus culturelle, généraliste, ouvertes et accessibles au étudiants mais aussi à des citoyens en milieu ou fin de parcours de vie ? Ne serait-il pas possible de créer des structures calquée sur le Collège de France dans les régions, afin de susciter des synergies intellectuels, répondre à un souci de productions de savoirs destinés non pas à êtres appliqués mais transmis comme élément de l’héritage culturel en mouvement ?
En conclusion l’université subit une double crise, pragmatique, dans le champ de sa vocation à former des générations de bacheliers pour une insertion sociale réussie et dans son identité, comme institution vouée à la transmission de l’héritage culturel et de son renouvellement à travers la recherche. S’agissant de ce second point, je ne vois pas d’issue excepté la création d’une nouvelle université orientée dans des matières plus théoriques, plus sociales, plus littéraires, voire même théologiques. Une université qui forme les esprits et se soucie des âmes.
Crise il y a, c’est sûr mais en dernière analyse, les pouvoirs en place depuis trente ans ne pourront être exonérés de leur responsabilité. N’ont-ils pas laissé la situation se dégrader en n’accordant pas aux UFR et universités les moyens nécessaires ?
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