Que « voir » après 2007 ? Où est passé le progrès ?
L’Occident moderne est indissociablement lié au progrès, à l’histoire, à la science, à l’idéologie, à la modernité. Mais la manière de gérer ou de gouverner le progrès a varié selon les lieux et les époques. On sait que précipiter l’avènement d’une société conçue sous l’égide d’une idéologie conduit vers le totalitarisme. La démocratie, si elle ne conduit pas vers un monde parfait, a au moins le mérite de permettre aux citoyens de se débarrasser d’un gouvernement qu’ils jugent indésirable ou incompétent. Dans un ouvrage plutôt audacieux, Le seul et vrai paradis (Climats) l’historien Lasch a voulu nous persuader que l’esprit authentiquement démocratique constitué en Amérique, aux XVIIIe et XIXe siècles, n’a jamais cru à la fascination du progrès, auquel du reste il s’est opposé. Son livre est excellemment documenté mais manque de points de repères et d’architectonique. En dépit de ces faiblesses, on y trouve des portraits édifiants de la société américaine dont on peut reconstituer les bases idéologiques sur lesquelles elle s’est construite et comprise, avec les violentes oppositions entre croyances. Notamment entre d’une part les dévots et autres forçats du progrès, liés à la modernité économique, aux grands groupes, avec l’appui d’universitaires et le libéralisme politique autant que consumériste et d’autre part, une Amérique populaire, profonde, populiste, liée à l’idéal de la propriété, de la terre, des petites structures productives, de la vie vertueuse, civique, ascétique et religieuse, sous l’égide du bon sens pratique et de la conscience des limites.
L’Amérique du XXIe siècle reste encore traversée par ses anciennes croyances, alors que le progressisme s’estompe et que la droite a réussi cette synthèse entre l’esprit populiste, l’aventurisme géopolitique (mené par les faucons) et pour finir le souci des profits, grandes fortunes et multinationales. Le monde est devenu complexe. Une élection se gagne en conciliant des intérêts et espérances divers, y compris en alliant des groupes sociaux censés être antagonistes. Cette synthèse des intérêts de classes et d’antagonismes, on la retrouvera chez Nicolas Sarkozy et dans une moindre mesure chez Ségolène Royal. Le progrès, plus personne n’y croit, mais une France qui avance dans le concert des nations en se délestant du boulet des années Chirac, voilà une idée séduisante à laquelle adhèrent les médias qui façonnent l’opinion dans ce sens.
Dans son épilogue, Lasch affirme que les mouvements populistes posent des bonnes questions sur l’expression des maux contemporains, sans pour autant apporter de solutions, faute de perspectives économiques. On pourrait dire à l’inverse que les économistes apportent des solutions correctes, diversement efficaces et conformes aux attentes de ceux qui souhaitent la croissance dans les rangs politiciens, en satisfaisant les désirs ce ceux qui, pourvus de talents matériels, cherchent à tirer parti du système, à s’enrichir, posséder, dépenser. Mais les économistes ne sont plus progressistes et de plus, apparaissent assez peu soucieux des maux engendrés par les sociétés modernes. Est-ce leur vocation ? Non, sans doute pas, quoiqu’ils puissent apporter quelques solutions pour que les sociétés tendent vers une équité économique. Cela dit, ce n’est pas parce que chacun aura un niveau de vie décent que les maux disparaîtront.
Que les Etats-Unis et la France représentent ou non deux civilisations distinctes nées de l’Occident chrétien, peu importe. Actuellement, elles semblent cheminer en parallèle, avec une extinction du progressisme et un retour du populisme sous une forme modernisée, avec un effondrement des oppositions idéologiques, ce qui ne veut pas dire que la bataille pour 2007 puis 2008 ne sera pas passionnée. Le fait est que l’émotion et la passion enflent, se focalisant sur des personnes plus que des idées. Les dissensions sociales vont dans le même sens. Une sorte de bataille de tous contre tous se déroule, en politique comme en économie. On appelle cela débat démocratique et concurrence.
Le progrès n’étant plus du domaine public, serait-il l’horizon d’une foi privée ? On espère progresser, s’enrichir, changer, s’améliorer, être plus heureux. C’est selon. Chacun son appréciation sur la nature du progrès et sur son existence, devenue du reste aussi douteuse que celle de Dieu.
La philosophe Chiarra Robbiano, qui a fréquenté le prodige des lettres néerlandaises Iljia Leonard Pfeiffer, dit de ce dernier qu’il possède en lui la sagesse naturelle grecque, faite notamment d’équilibre intérieur. Ce ne sont pas les choses qui provoquent le tumulte, mais ce qu’on en fait soi-même (Courrier International, 11/01/07). Autrement dit, l’important est dans notre réaction face au monde, plus que dans les choses qui s’y déroulent. Dans notre manière de voir et d’apprécier, plus que dans le contour des événements, la forme des mouvements sociaux, l’usage des technologies.
Et si les Français étaient quelque peu aveugles, ne « voyant » pas comment les choses ont matériellement progressé depuis des décennies, ni d’ailleurs comment le monde évolue ? Manquerait-il à nos concitoyens un peu de sagesse antique ? Peut-être pas. Disons qu’elle est inégalement répartie. Les uns encaissent, les autres démissionnent, les uns savent apprécier les bienfaits de la vie moderne, les autres sont d’incorrigibles insatisfaits. Les sondeurs ne sondent pas le sujet politique mais sont des capteurs d’opinion, comme il y a des capteurs de pression. Nous ne savons pas grand-chose du devenir intérieur des âmes. Tout au plus connaissons-nous la nôtre, un peu de celle de nos proches, et à travers la littérature et les arts, nous pouvons avoir quelques indices sur le vécu du progrès et le progrès des vécus.
La foi dans le progrès, une vieille histoire en fait, Saint-Simon, Comte, Fourier, Marx, Bloch ; à l’origine, une projection des « esprits mystiques », doublée d’une extrapolation bricolée avec de la théologie et plus tardivement, avec la raison et la croyance en l’homme, et puis, après maintes expériences et désillusions, la fin de la croyance. Celle-ci est servie actuellement à l’occasion des élections, où les partis font semblant d’y croire, mais plus personne n’est dupe. Enfin, disons que la croyance dans la politique relève d’une foi de supporter, pour les militants, d’une position de partisan, pour les plus fébriles sympathisants, et le reste, eh bien, les affaires ordinaires du monde, ceux qui subissent, affrontent, résistent, profitent.
Il est très difficile d’extraire de ce monde des signaux d’espérance et plus aisé de voir les raisons du pessimisme. Pourtant, la sagesse nous incite à composer avec les deux, et à adopter l’attitude de l’espérance pessimiste.
La seule clé réside dans un constat. Le bien public n’est pas de même essence que le bien individuel. Cela, les Anciens le savaient, mais l’Occident a voulu penser différemment (voir, par exemple, les analyses de Léo Strauss). De cette vérité découle une autre vérité. Le progrès social est une illusion si on pense qu’il est l’unique chemin ou moyen vers l’épanouissement et le bonheur. La modernisation est une réalité intangible. La modernisation n’est pas la voie vers le bonheur, ni vers le bien, la vérité, mais la volonté de changement. Le désir de puissance est aussi une cause majeure de la modernisation. La puissance est l’essence de l’Occident. Elle est aussi sa perte. Les citoyens voient-il l’avenir au-delà des limites leur parcours existentiel, ou bien sont-ils des aveugles qui mettent un bulletin dans l’urne ? Le cours de l’histoire suscite la perplexité.
La question sera posée. Faut-il croire au progrès ? En fait, il existe deux formes de progrès, l’un d’ordre technique, et l’autre d’ordre historique. Pierre Rosanvallon sépare l’action politique courante, gestionnaire et régulatrice de la société, et l’institution du social. Autrement dit, le volet technique, et un volet où la société civile crée du bien et un sens commun. C’est un peu le pendant de l’histoire. Il semblerait que les Français ne croient plus en l’histoire et que les partis politiques n’aient plus l’intention de participer à l’histoire, mais simplement de gérer l’espace commun. Peut-on croire en l’histoire ? La réponse est non. L’histoire ne sera jamais achevée, mais l’âge où l’on croyait en l’histoire est révolu. Quel avenir maintenant ? En quoi peut-on croire ? En une seule chose, en l’esprit, en la présence de cette lumière intérieure qui, en chaque sujet, tente de se frayer un chemin pour peu que l’âme se convertisse vers elle-même, au lieu de s’abrutir dans la frénésie des images, des mouvements, des sensations faciles.
16 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON