Rétro-prospective sur l’âge technétronique, Brzezinski et Toffler
Je propose un décalage. Depuis les années 1930 vers 1970. Depuis l’Europe vers les Etats-Unis. A l’époque des réflexions menées par Ellul depuis ses terres aquitaines, de l’autre côté de l’Atlantique, un pays montrait un appétit sans précédent pour les productions industrielles, l’usage des techniques, avec des habitants inventant un nouveau mode de vie, plus diversifié mais incertain. Quelques fins observateurs ont alors pensé à un changement de civilisation. Deux livres importants sont parus en 1970.
Le premier, écrit par Alvin Toffler, propose une étude sociologique sur l’impact des nouvelles techniques et les conséquences sur l’adaptation des individus à ce nouveau monde façonné par les productions industrielles, technologiques et médiatiques. L’approche de l’auteur n’est pas conventionnelle. Au lieu de tenter comme la plupart des intellectuels académiques d’expliquer le présent par le passé, il essaye au contraire d’extrapoler un futur pour examiner les tendances du présent. En gros, la première option tente de comprendre d’où nous venons, alors que Toffler se propose d’expliquer le monde qui s’invente en spéculant sur les conséquences de l’aboutissement des tendances. Avec notamment la difficulté qu’auront les individus à digérer les informations circulantes autant que se renouvelant. L’époque du jetable et de l’obsolescence se dessinait déjà avec la civilisation de l’abondance et des flux. Autant dire que ce livre connut un large succès éditorial mais fut quelque peu boudé par des universitaires obnubilés par les pensées marxisantes ou à l’inverse par des académiciens rétifs aux choses nouvelles, surtout lorsqu’elles impliquent les masses. D’ailleurs, le livre de Toffler ne fait pas « bon ménage » avec les institutions de par son éloge des séquestrations de doyens et recteurs, avec en toile de fond les « grandes usines brinquebalantes du savoir » copieusement secouées par ces étudiants voulant refaire le monde. Toffler voyait la création d’une société nouvelle dont les aspirations ne furent pas ignorées des pouvoirs en place, ne serait-ce qu’avec la programmatique d’un certain Chaban-Delmas qui reprit cette idée de société nouvelle dès 1969. Avec une déclaration contenant plus de 20 occurrences de l’adjectif « nouveau ».
« Cette nouvelle société à laquelle nous aspirons, il serait vain de prétendre en fixer à l’avance tous les contours. Il faut laisser à l’avenir ce qui n’appartient qu’à lui et c’est la spontanéité du corps social qui en décidera. (…) C’est pourquoi notre société nouvelle aura tout d’abord le visage de la jeunesse. La vague démographique des vingt-cinq dernières années nous offre une chance unique de rajeunissement. En outre, l’éclosion des talents est souvent plus précoce aujourd’hui qu’il y a un siècle. Comment refuserions-nous, au nom de principes caducs et en nous accrochant à des structures périmées, d’offrir à notre jeunesse une participation pleine et entière à la construction de l’avenir, de son avenir ? » (Chaban-Delmas, déclaration de politique générale, 16 septembre 1969)
L’autre livre, moins connu, est sans doute encore plus décisif par son aspect synthétique, visionnaire (pour l’époque) et fulgurant. Il a été écrit par Zbigniew Brzezinski (né en 1928 comme Toffler), brillant politologue américain devenu conseiller du prince à la Maison blanche et donc artisan des politiques étrangères sous Carter puis Bush fils et maintenant Obama, ce qui lui a valu d’être connu par le grand public qui s’intéresse aux affaires géopolitiques. Dans Between two ages, traduit en France sous le titre La révolution technétronique, Brzezinski développe une vision d’ensemble des conséquences liées aux nouveaux instruments produits par le système industriel en examinant d’une part les effets sur les populations et la politique intérieure et d’autre part les enjeux pesant sur des Etats-Unis devenus en pointe dans les nouveaux modes d’existence tout en devant assurer des liens de plus en plus étroits avec les nations du monde. Le néologisme technétronique est très peu usité. Il est formé à partir d’une contraction entre la technique et l’électronique. Autrement dit, Brzezinski avait compris très tôt que la fin du 20ème siècle serait marquée surtout par les technologies de transmission des informations, les computers et l’implantation des médias de masse. Les élites transnationales échangent des données, les populations nationales partagent des informations qui souvent, sont formatées par un milieu fermé de producteurs médiatiques. Déjà en 1970, une culture mainstream était installée, définitivement, non sans que co-existent les germes d’une contre-culture qui parfois, entre dans les normes du mainstream ou reste localisée dans les cercles d’aficionados et autres marges colorées de la société diversifiée à l’âge technétronique. Au bal de l’X, la haute société s’encanaille avec les Stones tandis que le rock progressif continue à fleurir dans les rares festivals en marge des médias de masse.
Mais ne ramenons pas cette rétro-prospective éclairée par Brzezinski à un chahut estudiantin et quelques voyages sous LSD. Le livre du célèbre conseiller aux affaires étrangères est d’une facture philosophique excellente, pour ne pas dire au-dessus du lot et de bien des productions médiocres, notamment entre la rue d’Ulm et le germanopratins du sérail. L’un des traits les plus saillants pointés par Brzezinski, ce sont les tendances prises par les élites qui, laissant de côté les préoccupations de « l’homme intérieur », s’efforcent de plus en plus de répondre à la satisfaction des demandes exprimées par « l’homme extérieur ». En effet, pour les managers, les intellectuels, les scientifiques, la libération des instincts désirants et la distance avec les dogmes traditionnels ne peut que favoriser le changement social ainsi que l’efficacité socio-économique. D’ailleurs, si l’on relit avec attention le discours de 1969 prononcé par Chaban-Delmas, on voit bien cette connivence idéologique des élites soutenant une société nouvelle parce qu’elle constitue un terreau fertile pour assurer le développement économique.
L’homme intérieur, qu’est-il devenu ? Est-il cet homme seul décrit par Claude Frochaux jouant la chouette de Minerve au milieu des années 1990 en suggérant dans un essai insolite qu’un changement de civilisation s’était opéré dans les années 1960. Le long chemin parcouru depuis le néolithique était en voie d’achèvement. Une nouvelle civilisation avait émergé, celle de l’homme seul, angoissé face à lui-même, sans repères fixes, cherchant le sens de son existence, perdu dans le flux des communications, étranger à ses contemporains et pourtant si connecté. Brzezinski pourrait affirmer qu’à force de gérer les attentes de l’homme extérieur, les élites ont façonné un homme étranger à lui-même, à son intériorité, un homme perdu dans l’agitation formelle, les prismes médiatique, la diffraction de sa personne, les mirages narcissiques. Un homme presque animal, ou plutôt devenu la bête parfois docile, parfois fébrile, de ce technocosme submergé par les informations et l’activisme numérique. Le regard intérieur s’éteint peu à peu, avec la flamme vacillante de l’âme divine qui n’a plus sa place dans le marché global.
Un ordre informationnel est (était) en œuvre, contrôlé par une architectonique idéologique de grande influence mais de piètre valeur. C’est ce qui se dégage en captant l’esprit de l’époque à travers ces édifiants livres dont celui de Brzezinski qui contrairement à ce que l’opinion formaté pense, ouvre vers une radicalité subversive. Les idéologies anciennes structurantes ne sont plus mais ce n’est pas pour autant que les enjeux idéologiques sont absents car l’idéologie contemporaine avance masquée, aux yeux de ceux auquel elle s’impose et même pour ceux qui en disposent. La ruse de l’inconscient technologique collectif est en mouvement. Peut-être est-ce le moment pour que l’homme reprenne le contrôle de l’information pour s’affranchir de l’information qui contrôle, formate, aliène et dispose des gens comme d’une matière à utiliser. Eh oui, l’information, bien plus que la technique, constitue l’enjeu du 21ème siècle. A plus.
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