Soirée diapos
En ce temps là le plus petit des ordinateurs avait la taille d’une armoire normande.
En ce temps-là la photo n’était pas numérique.
En ce temps-là les diapositives s’appelaient déjà des diapos. C’étaient des morceaux de pellicule colorés, sertis dans des petits cadres de carton rectangulaires. Mon père portait les siennes « à développer » chez le photographe de la rue Houdan (qui faisait aussi les photos de mariage et de polytechniciens en tenue de sortie). Il allait les chercher le samedi suivant pendant que ma mère achetait son boucher (Monsieur Rageot, un homme de confiance vu qu’il était né, comme nous, du bon côté du Morvan) le poulet ou le rôti dominical. Aussitôt rentré, il tirait les doubles rideaux et il projetait ses clichés contre le mur de la salle à manger, débarrassé pour l’occasion de la tapisserie façon Lurçat, ramenée d’un voyage du côté d’Aubusson.
En ce temps-là, un bénévole (receveur des PTT dans le civil) enseignait l’art du diaporama sonorisé aux membres du club photo de la Maison de la Culture et des Loisirs. Sous la haute direction de cet expert, on « montait » les souvenirs de vacances passées à Tignes (Haute Savoie) ou à Pont l’Abbé (Finistère) puis, à l’aide du magnétophone à bande, en réalisait l’habile enchaînement d’extraits de musique classique qui le sonoriserait. Cette partie de l’exercice permettait à mon père de satisfaire sa passion pour l’œuvre de Ludwig van.
En ce temps là, une fois l’œuvre achevée, on n’avait qu’une hâte : en faire profiter amis et connaissances (lesquelles prendraient leur revanche une quinzaine ou un mois plus tard).
Alors, en ce temps-là, on organisait une soirée diapos.
Papa s’occupait du matériel. Sur la table de la salle à manger, le projecteur, bien calé sur une pile de dictionnaires était braqué sur l’écran suspendu aux crochets de la tapisserie. A ses côtés, le magnétophone et les paniers de diapos numérotés pour éviter d’éventuelles et pénibles erreurs (l‘ouverture de Fidelio était prévue pour accompagner des vues des gorges du Verdon pas pour souligner les photos des joutes nautiques de la Saint Louis).
Pendant ce temps, Maman préparait des canapés (tranches de pain de mie coupées en quatre , recouvertes d’œufs de lump et de saumon ou de charcuteries diverses agrémentées de rondelles de cornichon) et remplissait des coupelles d’olives, farcies ou non, de cubes de Comté et de noisettes salées. Cuites du matin, des tartes découpées par mon père, attendaient sur la table de la cuisine, pendant qu’une bouteille du champagne ramenée de son voyage annuel dans la région d’Épernay, rafraichissait dans le réfrigérateur en compagnie de la bouteille de jus d’orange réservée aux mineurs de moins de seize ans (âge à partir duquel on avait droit à un fond de coupe).
Vers vingt heures les invités arrivaient. Embrassades, poignées de main, manteaux confiés à l’aîné de la maison (moi en l’occurrence) pour qu’il aille les déposer sur un lit de la chambre des filles, installation dans les fauteuils et sur les chaises prévus à cet effet et en avant la musique !
Outre les vastes paysages, papa avait un faible pour ce qu’il appelait « les effets de ciel ». Comprendre des clichés de nuages, horizons brouillés, levers et couchers de soleil (ceux-ci plus nombreux que ceux-là) et arbres morts se découpant sur l’horizon. Ces vues étaient regroupées en une série qu’accompagnait toujours l’inquiétant second mouvement de la septième symphonie. Il revenait ensuite à des images plus bucoliques (sur un quelconque adagio), le final était réservé aux divers monuments historiques dont la visite avait ponctué notre séjour car, même en vacances, il convenait de ne pas laisser passer une occasion de s’instruire.
Là-dessus, le projecteur s’éteignait, une de mes sœurs rallumait la lumière, Papa recevait d’un air modeste les félicitations des invités et j’accompagnais maman à la cuisine pour l’aider à en ramener les plateaux de canapé, les tartes et les boissons qu’on allait consommer sans s’inquiéter de savoir ce qu’en penserait la maréchaussée vu que le permis à points n’existait pas encore et que des affiches, placardées dans les couloirs du métro, conseillaient aux travailleurs de ne pas dépasser le litre de vin par jour.
En ce temps là, j’adorais les soirées diapos parce que les amis de mes parents avaient des filles de mon âge. Alors, pendant qu’avec l’Hymne à la Joie en fond sonore, l’Atlantique briserait ses rouleaux sur les écueils de la Pointe du Raz ou du Cap Fréhel, il y en aurait bien une qui se laisserait prendre par la main.
Chambolle
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