Un train expérimental de la SNCF retire onze vies
Je suis un des frères de Fanny qui trouva la mort à bord du TGV d’essai le 14 novembre dernier, à Eckwersheim en Alsace.
J’écris pour interdire à l’Oubli et au Silence d’engloutir la tragédie du déraillement d’Eckwersheim et d’effacer des mémoires les noms et visages des onze vies. J’écris pour clamer loin que la fin d’une vie humaine est une catastrophe infinie qu’elle survienne au Bataclan, en Alsace, au Bangladesh ou en Afrique, qu’elle concerne un enfant du tiers-monde, une rock-star ou un chef d’État. J’écris parce que cette tragédie qui engage un établissement public relève de la Chose publique et de la Justice des hommes.
À lire et entendre les déclarations des responsables de la SNCF, j’en arrive à cette question absurde : que « vaut » la vie de ma sœur ? Répondre par une somme d’argent exprimée en euros, fût-elle importante, reviendra toujours et de toute façon à répondre à côté de la question. La vie humaine est sans valeur d’échange.
Si cette question a du sens, alors je réponds que la vie de ma sœur ne vaut en tout cas pas moins qu’une étoile. Une étoile observable depuis l’hémisphère sud et depuis l’hémisphère nord. Pas moins que les Contemplations de Victor Hugo. Pas moins qu’un requiem encore à composer et qu’un orchestre philharmonique interpréterait pendant vingt-cinq ans, onze mois et deux jours – ce que dure une vie...
La SNCF reporte de trois mois l’ouverture de la ligne TGV qu’elle testait. Le jour funeste du 14 novembre n’aura-t-il été qu’un simple retard dans un planning de livraison ? En fait, n’aura-t-il été, ce jour maudit, que la malheureuse diminution de la plus-value espérée dans la mise en place de cette ligne à grande vitesse ?
La SNCF aurait pu – pourquoi pas ? – décider de renoncer à l’ouverture de cette ligne au motif que trop de gens y ont perdu la vie dans l’objectif futile de faire gagner trente-deux minutes sur les trajets Paris-Strasbourg. L’entreprise ferroviaire ne renonce évidemment pas et fera pendant de nombreuses années des bénéfices sur des restes humains qu’elle souhaiterait le moins bruyants possibles, enterrés aussi profondément qu’il se peut.
Jusqu’à ma mort, je regretterai ma sœur. Notre famille est à jamais amputée de sa présence joyeuse. Tout être humain, pourvu qu’il ait un minimum d’empathie, saura entendre la douleur infinie qui est la nôtre. Douleur des familles des dix autres morts. Mais une entreprise comme la SNCF, passionnément inquiète de concurrence et de rentabilité, d’optimisation managériale, peut-elle comprendre quoi que ce soit du cri douloureux de l’humain ? Quel sens peut avoir pour une entreprise soucieuse d’entretenir un capital et de voir croître sa croissance annuelle, la mort de onze êtres humains en conditions expérimentales, onze êtres humains dont deux femmes qui ne travaillaient pas pour elle ? Quel sens si ce n’est une ligne comptable, une somme d’argent qui se négociera a minima, budgétisé et couverte en partie par des assurances ?
Jusqu’à ma mort, je regretterai ma petite sœur. La SNCF regrettera un temps le retard pris dans l’inauguration d’une nouvelle ligne, elle regrettera sans doute que son image ait été un peu ternie – mais la boue du déraillement ne dissimule pas le sang à jamais maculant ses rames – et peut-être se donnera-t-elle bonne conscience en récompensant ceux qui œuvrent à cette ligne d’un travail arrivé à terme, et fierté du travail bien fait – the show must go on…
On me répondra que l’on est désolé, on m’adressera des condoléances sincères et des larmes, on nous fera don des obsèques… générosité d’homicide dont je ne conteste pas la sincérité mais qui jamais n’effacera que le mal est fait. Cependant, l’entreprise, nimbée de l’anonymat de ses pratiques qui au mieux se veulent relever du bon sens (au pire, des pratiques qui seraient celles de fraudeurs), poursuivra sa route, insensiblement déviée par ce qui n’aura pas même été scandaleux. Nimbée de l’irresponsabilité dans laquelle chacun ne faisant que son travail cherche refuge, chacun ne faisant qu’appliquer les règles de l’idéologie lénifiante du management souriant et paternaliste. Le bon sens : bien sûr qu’il faut que la nouvelle ligne de TGV soit ouverte, parce qu’elle est tout de même bien pratique, parce que c’est faire honneur à ceux qui y ont travaillé bien sûr, parce que c’est un hommage ! à ceux qui lui ont donné leurs vies… Ma sœur se trouvait à bord en tant qu’invitée et ignorait les risques qu’on prenait.
Sa mort nous confronte à un irrémédiable. À quel irrémédiable l'entreprise responsable de la vie de ses passagers devrait-elle être condamnée pour que la mesure soit juste ? Ma question va aux hommes et femmes qui rendent la Justice. J’ai bien une suggestion : condamner l’exploitant de cette voie rapide à ne pouvoir jamais y faire le moindre bénéfice. Que cette voie ferrée funeste demeure une chose publique dont nul ne saurait tirer profit, une zone franche de toute course au gain, un service dont le coût couvrirait simplement l’entretien, la sécurité, les salaires… libre de toute rentabilité. Ou encore : que tout bénéfice dégagé de cette ligne ne puisse faire l’objet d’aucune capitalisation mais soit reversé à des œuvres humanitaires, à des associations d’utilité publique. Alors, je n’aurais pas le sentiment que l’on récolte de l’argent sur un champ de morts.
AM
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