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Une nouvelle manière d’administrer la contestation et le conflit social ?

La série de restructurations et de fermetures de sites industriels qu’a connu le pays et la recension médiatique qui en fut faite consacre un « nouveau » discours. Et l’on peut légitimement se demander si, au delà de leur « succès » médiatique, certaines des expressions utilisées ne consacrent pas une nouvelle manière d’administrer la contestation et le conflit social.

Criminalisation de la contestation
 
 Certes, on pourra toujours rétorquer que cette expression est plus fréquemment utilisée dans les pages d’une certaine presse que l’on pourrait désigner comme « critique » ou d’opinion et démentir par là, le « succès médiatique » que je semble lui accorder. Cependant un article récent, paru dans Parismatch.com (Continental : six ouvriers condamnés, le 1/09/2009) et une récente émission radiophonique de Pascale Clark sur France Inter qui en a fait son sujet principal (tout en le posant sous une forme interrogative, il est vrai) témoigne, chacun pour leur part, de « l’actualité » de cette expression.
 
 Mais qu’entend par là ? La « criminalisation » consiste à attribuer à un comportement spécifique la qualification d’infraction ou de crime, ce en quoi elle se distingue de la « juridiciarisation » qui fait référence au recours des tribunaux pour l’administration d’un contentieux civil ou pénal. Ce terme de « criminalisation » désigne donc bien une manière de qualifier, de nommer et de désigner un comportement et, en l’espèce, des formes de contestation qui sont l’expression de conflits ou d’antagonismes qui n’ont pas, momentanément ou durablement trouvé d’autres voies pour leur résolution. Il emprunte à un répertoire, à une registre de discours, qui vise à « disqualifier » ces comportements, dès lors que le « crime » est, dans nos sociétés, moralement condamnable. C’est en tout cas l’un des sens possible que l’on peut voir dans la condamnation des sept ouvriers de Continental par le tribunal de Compiègne pour « destruction en réunion de biens au préjudice de l’Etat ».
 
 L’usage de ce terme est plus qu’un simple « glissement » linguistique ou rhétorique, il révèle, par son usage, la tentative de désarrimage de la contestation du registre du social, vers celui de la morale. A ne pas y prendre garde, nous risquons de négliger les changements que l’usage des mots institue…
 
Syndrome du rescapé
 
 Ce terme est employé pour désigner chez les employés qui sont restés dans l’entreprise après un plan de licenciement et qui ont assisté au départ de leurs collègues licenciés, une « nébuleuse de troubles psychiques et psychologiques subis par les « chanceux » épargnés par les mises à pied et remue-ménage organisationnels ».
 
 L’usage de cette notion n’est certes pas nouvelle dans les questions posées par les restructurations : un livre de Claude Fabre, publié en 1997 aux Editions l’Harmattan et intitulé « Les conséquences humaines des restructurations. Audit de l’implication des rescapés » a servi, depuis lors, de référence (et de caution) à l’usage de ce terme dans un nombre conséquent de publications, vouées pour la plupart à un lectorat de « spécialistes » de la question. Mais cette notion semble avoir renouée dernièrement avec une nouvelle jeunesse du fait de son apparition dans des supports plus « grand public » : un dossier lui est consacré dans le n°966 d’Entreprises et Carrières, un article de Libération (« Plans sociaux, la détresse sourde de ceux qui restent », publié le 6 juillet dernier) y fait largement référence et le terme « syndrome du rescapé et restructuration » fait apparaître 11000 occurrences, certes parfois approximatives, quand on l’entre dans un certain moteur de recherche, disons « populaire »…
 
 Indéniablement, la formule frappe les esprits. Particulièrement pour ceux qui connaissent (ou pressentent) son origine. A savoir les travaux menés par le psychiatre W. Niederland dans les années cinquante auprès de centaines de survivants de la Shoah. Travaux qui ont contribué à définir ce syndrome comme une entité clinique désignant un « type de traumatismes massifs provoqués chez des personnes ayant vécu une situation extrême ». Ces expressions les plus marquantes étant « l’anxiété associée à des craintes de persécution renouvelée, des réactions dépressives chroniques, des altérations de l’identité personnelle portant sur l’image du corps et l’image de soi ».
 
 La formule frappe les esprits et elle a de quoi, au travers de cette analogie à peine dissimulée avec les conséquences de ces situations extrêmes. On peut faire l’hypothèse que son usage par les médias et les spécialistes des questions de restructuration visent précisément à cela : frapper les esprits ! Et attirer l’attention des dirigeants d’entreprise et de l’encadrement, sur le fait qu’il faille, certes prendre soin des salariés licenciés dont vont pouvoir s’occuper les personnels des organisations chargés de leur reconversion, mais aussi de ceux qui restent.
 
 La formule frappe les esprits, certes, mais on est en droit de s’interroger, à la fois sur son caractère abusif et en définitive sur son inefficacité pratique.
 
 Abusive, elle l’est sans conteste. Ce n’est pas minorer la réalité des conséquences, souvent longues, d’une restructuration d’entreprise dans un contexte persistant d’inquiétude pour demain, que d’affirmer que ces « rescapés » ne partagent rien de l’expérience de ceux chez qui ont a pu identifié ce syndrome. Comme ce n’est ni leur faire offense, ni leur dénier la réalité des sentiments pénibles et contradictoires qui sans doute les « travaillent ». C’est déjà ce qu’écrivait en 1995 un auteur comme Jean-Jacques Bourque[1] qui affirmait qu’on « ne peut associer le syndrome du survivant dans les organisations au choc post-traumatique, la différence d’intensité entre les deux troubles étant trop grande ». Toutefois, précisait-il, si « l’intensité est moindre, les personnes restantes à la suite de réductions massives de personnel ressentent des émotions semblables ». Et c’est cette « assimilation », fut-elle nuancée par la reconnaissance d’une certaine différence dans son intensité, qui, précisément, pose doublement problème.
 
 Problème de confusion qu’engendre la persistance de l’usage d’un terme inapproprié pour décrire une réalité, alors que la situation sociale, à laquelle sont aux prises les salariés, produit par elle-même son lot de confusion. Et l’on se demande alors à quoi peut bien servir de rajouter de la confusion à la confusion ?
 
 Problème de « remèdes » et de résolutions des problèmes sociaux quand le choix de ce mode de qualification de la réalité, conduit inévitablement à une « psychologisation », c’est-à-dire à une conception qui place le sujet et la subjectivité au cœur de l’interprétation de la situation que vivent les salariés. Et qui, en conduisant à vouloir écouter et entendre (et parfois « coûte que coûte »), la souffrance, établit la légitimité d’un statut de « victime » qui aurait pour vertu de réparer des désastres psychologiques provoqués, en dernière instance, par une carence économique, organisationnelle et managériale de l’entreprise.
 
Le rêve d’une action publique sans conflits sociaux
 
 Ce que nous révèle, au fond, le « succès » de ces deux expressions est la consécration d’un « nouveau » discours sur la contestation des salariés face aux restructurations. Il se pourrait bien que ce discours ne soit pas une simple rhétorique « nouvelle ». Mais qu’il consacre une nouvelle manière d’administrer la contestation par le double usage de la disqualification morale et de la compassion. Comme une forme d’aboutissement de ce que Marcel Gauchet désignait comme la « pacification des rapports sociaux », il se pourrait bien que l’action publique de nos états modernes se « rêve » sans conflits sociaux, les disqualifiant en les criminalisant, tout en prenant psychologiquement en charge ses victimes. Mais ce « rêve » est à la fois un déni de la réalité et une incompréhension de ce qu’est la vie sociale : successivement harmonieuse et antagoniste. Simmel avait, en son temps, déjà mis en évidence le rôle positif de l’antagonisme : l’expression des antagonismes et de l’harmonie était pour lui une condition essentielle de l’intégration des groupes sociaux, cet horizon perdu des DRH.
 


[1] Le syndrome du survivant dans les organisations, Gestion, vol.20, n°3

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1 réactions à cet article    


  • herope kayen 12 septembre 2009 22:57

    Une toute nouvelle sémantique est née pour faire d’une façon sous-jacente de la manipulation de masse.
     Par exemple, lorsque les médias « parle de prise en otage » lors de mouvements sociaux, la revendication premiére passe au second plan. Cette façon de criminaliser les salariés crée dans la population un certains rejet loin de de l’empathie qu’aurait pu soulever la lutte pour entre autres sauver son emploi. En en faisant des « voyous » dans le délire liberticide actuel cette nouvelle dialectique ne peut que rencontrer l’approbation de certaines catégories sociales, les revendications étant carrément occultées.

    www.fa-heropelyon.fr.gd

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