Ni Bible ni Darwin (IV) : crise du naturalisme
Quatrième et sans doute dernier volet de cette série d’articles consacrés à l’évolution. A suivre une conclusion. Le reste, un livre sinon rien. Ce texte évoque une intuition qui, si elle s’avère fondée, annonce une crise de la science occidentale. Une crise latente et permanente depuis un siècle et demi. Un esprit prophétique irait jusqu’à annoncer la fin d’un monde associée au triomphe du naturalisme, à moins que la fin du naturalisme ne soit le signe d’une nouvelle Renaissance. Ce billet n’a pas de prétention prophétique !
Le mot de Heidegger, « la
science a perdu ses fondements métaphysiques ». Une maxime lourde de
conséquences pour les philosophes mais dont les scientifiques peuvent bien se
gausser, fiers des conquêtes obtenues en sondant puis manipulant la Nature,
pour en donner des représentations formelles et surtout la mettre au service
des techniques modernes et donc, pour servir l’homme et lui conférer un
dispositif d’action extrêmement diversifié, pour répondre à de multiples
objectifs, déplacement, communication, santé, divertissement, culture... Ce
mode opératoire lié aux formalisations mécanistes de la Nature est
caractéristique de la Civilisation occidentale, imprégnant les esprits à tel
point qu’il est devenu impensable de concevoir autrement cette Nature et
notamment, la Vie. Celle-ci est représentée en continuité avec le niveau
inférieur des molécules, leur chimie, leur mécanique physico-chimique, mais
aussi en étant plaquée sur une grille intellectuelle mécaniste héritée de la
Modernité. De ce fait, la science occidentale traduit la Nature selon une
continuité ontique entre d’une part les mécanismes naturels faits
d’interactions physico-chimiques et d’assemblages moléculaires et d’autre part
les processus actifs et sensibles liés à la perception du monde par le sens
humain ainsi que les actions de l’homme sur le monde environnant.
Philippe Descola, professeur
d’anthropologie sociale au Collège de France a étudié pendant des années le
mode d’existence des indiens Jivaros d’Amazonie équatoriale. Cette expérience
lui a permis de comprendre que les sociétés adhèrent à un rapport entre les humains
et la nature, et que ce rapport n’est pas unique mais choisi parmi quatre types
explicités. Selon Descola, une cosmologie utilise des modes d’identification
permettant d’appréhender les discontinuités entre nous-mêmes et le monde
environnant. L’Occident a ainsi opté pour une continuité homme-nature selon
l’ordre des physicalités mais une discontinuité selon l’ordre des intériorités.
La cosmologie moderne oppose le sujet doué de conscience, intentionnalité,
volonté, à une nature prise comme un ensemble de mécanismes. On connaît la
fameuse thèse de l’animal machine proposée par Descartes. La Nature n’a pas
d’attributs spécifiques de l’intériorité, autrement dit ce qui se passe à
l’intérieur du Vivant est fait des mêmes mécanismes que ceux analysés par les
techniques physico-chimiques. Ce qui signifierait que d’une pratique
scientifique et épistémologique aurait émergé une séparation ontologique. A
force d’opérer sur un objet, celui-ci nous devient étranger et distant. Par
ailleurs, de ce postulat découle une séparation radicale entre le monde naturel
et un monde humain acteur et créateur d’une culture issue de ces propriétés
subjectives d’intentionnalité et de dessein.
Les quatre types de lien entre homme
et nature se conçoivent en associant deux à deux les continuités et
discontinuités dans le domaine des physicalités et intériorités (voir le
diagramme de Delphine
Baillergeau par exemple). Le totémisme est basé sur une double continuité
interne et physique, d’où un univers de compénétration d’entités, humains et
non humains, partageant des propriétés similaires. Tout est dans tout
pourrait-on dire, du moins dans le groupe ordonné autour d’un totem unique qui
fonde son unité et sa cohérence. L’animisme se distingue du totémisme par une
discontinuité exprimée au niveau physique. Les êtres sont dotés d’une essence
commune mais se manifestent distinctement dans le monde sensible, chacun avec
des propriétés spécifiques liées à un type de corps. L’analogisme voit deux
discontinuités, corporelle et intérieure. Pourtant, des influences réciproques
son présentent et l’on cherche à établir de quelle manière, en cherchant
notamment des correspondances, des similitudes, tout en plaçant les êtres dans
une échelle hiérarchique pour donner un sens à cette longue chaîne de l’être.
Quant au naturalisme, inutile d’insister, il est propre au monde occidental et
son origine vient des pratiques techniciennes puis scientifiques où la Nature
se plie à un système de modélisation, de calculs, puis entre dans un dispositif
pratique où elle est arraisonnée pour devenir un moyen au service de l’homme.
Si cela a été rendu possible et puissamment opérationnel, c’est que la Nature,
inorganique ou organique, possède des propriétés techniques se prêtant à cet
usage. On ne sait pas exactement comment ce vaste processus a commencé. Est-ce
la réussite technique qui a forgé ce rapport où tout attribut d’intériorité est
nié dans la Nature, ou bien est-ce l’idée qui a précédé, autrement dit, la
négation d’une âme et d’un dessein naturel qui a donné à l’homme le signal pour
une exploitation sans limite du monde physique et vivant ? Je verrais
plutôt deux étapes importantes. Le moment idéel, philosophique, incarné par
Bacon et Descartes, promoteurs de l’utilisation de la Nature et puis le moment
scientifique, matérialiste, à la fin du 19ème siècle, lorsque les succès de la
science se propagent en induisant une représentation du Vivant sans dessein,
conscience, âme, autrement dit le moment darwinien.
Comprendre ce basculement est
essentiel si on veut saisir réellement pourquoi le paradigme darwinien est
contesté, avec les représentations mécanistes du Vivant, ce qui donne cette
polémique sur l’Intelligent design dont on se demandera si elle n’est qu’un
signe de réactions tardives à un naturalisme darwinien (ou un évolutionnisme
naturaliste et mécanique) devenu omniprésent autant que définitif ou bien le
signal que les savoirs en Occident sont sur le point d’entamer un basculement
aussi radical que ne le fut la révolution copernicienne. Notez bien que j’ai
employé la notion de naturalisme darwinien pour bien cerner le ressort de la
théorie synthétique tout en évitant cette impasse binaire nous sommant de
choisir entre Darwin et le créationnisme. Tout ceci ne peut que nuire à la
qualité du débat scientifique.
(Quand je parle d’évolutionnisme
naturaliste et mécanique, c’est pour envisager un évolutionnisme qui dépasse en
l’incluant la version mécaniste (mutation recombinaison sélection). Et ceci
sans faire appel à une instance théo-platonique, autrement dit un concept
pré-établi orientant la Vie dans des formes déjà choisie. Non ! Il peut y
avoir guidage avec une possibilité illimitée d’invention. Autrement dit, la Vie
s’auto-finalise en fonction des aléas évolutifs qu’elle a absorbés pour
s’inventer en tant que forme vitale capable de jouer la partie évolutive sur le
terrain de la sélection naturelle.)
Retour à la thèse originale de
Descola dont voici une présentation très sommaire, en fait, un extrait de la
quatrième de couverture de son ouvrage paru récemment chez Gallimard, Par delà
nature et culture.
« Peut-on penser le monde
sans distinguer la culture de la nature ? Philippe Descola propose ici une
approche nouvelle des manières de répartir continuités et discontinuités entre
l’homme et son environnement. Son enquête met en évidence quatre façons
d’identifier les " existants " et de les regrouper à partir de traits
communs qui se répondent d’un continent à l’autre : le totémisme, qui
souligne la continuité matérielle et morale entre humains et non-humains ;
l’analogisme, qui postule entre les éléments du monde un réseau de
discontinuités structuré par des relations de correspondances ;
l’animisme, qui prête aux non-humains l’intériorité des humains, mais les en
différencie par le corps ; le naturalisme qui nous rattache au contraire
aux non-humains par les continuités matérielles et nous en sépare par
l’aptitude culturelle. La cosmologie moderne est devenue une formule parmi
d’autres. Car chaque mode d’identification autorise des configurations
singulières qui redistribuent les existants dans des collectifs aux frontières
bien différentes de celles que les sciences humaines nous ont rendues
familières. C’est à une recomposition radicale de ces sciences et à un
réaménagement de leur domaine que ce livre invite, afin d’y inclure bien plus
que l’homme, tous ces " corps associés " trop longtemps relégués dans
une fonction d’entourage. »
Il importe de saisir en quoi ces
modes d’appréhension du monde naturel nous concernent de très près, nous,
Occidentaux qui avons su mettre à notre service cette nature en développant
notamment des interfaces technologiques fines et performantes. De plus, les
thèses de l’Intelligent design sont faites d’énoncés portant sur la nature
vivante et son évolution. De ce fait, la controverse entre ID-istes et
naturalistes darwiniens renvoient à deux approches de la Nature si bien que la
grille de lecture fournie par Descola est susceptible de nous éclairer. Deux
points fondamentaux découlent de cette mise en perspective. En premier lieu, si
l’approche naturaliste se distingue de celles considérées comme totémiques,
analogiques ou animistes, il y a tout lieu de nous interroger sur les ressorts
et les soubassements des conceptions issues de l’ID ou apparentées. S’agit-il
d’un changement radical de conception ? Si oui, l’ID ne serait pas tant
dirigée contre le matérialisme que contre le naturalisme pratiqué par la
communauté scientifique. De ce fait, cette controverse est amenée à se
radicaliser en un schisme au sein même de la société occidentale. Ce n’est pas
la première fois que ce type de rupture se produit. De là découle un deuxième
point. Question : les darwiniens et les ID-istes pensent-il aussi
différemment qu’un savant naturaliste occidental et un indien d’Amazonie ?
Ce n’est pas certain mais en tous cas, la différence de compréhension est de
taille mais reste circonscrite dans l’intellectualisme occidental. Je veux dire
par-là que le fait que la Nature soit orchestrée par les mécanismes naturels ou
des causes dites intelligentes n’impliquera pas une attitude distincte
vis-à-vis d’une Nature qui restera soumise à l’arraisonnement autant que
représentée par des théories et formalismes. La controverse est donc de nature
scientifique et philosophique et n’a rien à voir avec la religion puisqu’il est
question de compréhension de la Nature selon un cadre naturaliste ou
méta-naturaliste. L’homme et la Nature mais pas Dieu. Impliquer la science dans
la religion n’a jamais éclairci la compréhension du monde, que ce soit avec les
thèses de Monod récupérées par l’athéisme ou bien les conceptions de l’ID
récupérées par les évangélistes. C’est une erreur que de croire se débarrasser
du matérialisme en convoquant l’ID. Apparté : si nos évangélistes
voulaient lutter contre les tares matérialistes de la société, ils feraient
mieux de s’en prendre à la politique de GW Bush qui défiscalise les profits et
crée des zones de pauvreté inadmissibles dans une nation aussi riche.
En fin de compte, toute cette
agitation autour de l’Intelligent design ne concerne que l’opinion et les
médias ainsi que la politique intérieure des Etats-Unis. L’intérêt de la
classification de Descola est de faire apparaître plusieurs types d’approches
du fait naturel et de montrer que l’ID s’inscrit en rupture avec le naturalisme
et que par ailleurs, cette prise de distance s’inscrit autant dans la diversité
des pensées scientifiques que l’Histoire de l’Occident. Au Moyen Age par
exemple, l’approche était analogique, ce qui cadre avec les pratiques
alchimiques. Prenons Leibniz, son modernisme n’en reconnaît pas moins une
intériorité pour les choses naturelles avec sa thèse des monades. Et tout
récemment, nombres d’approches scientifiques ont rompu avec le naturalisme
conventionnel. En physique notamment, avec les mouvances issues de la gnose de
Princeton, les analogies entre la physique quantique et l’Orient, signalées par
Fritjov Capra etc.
Ce que nous pouvons retenir de la
thèse de Descola, en l’extrapolant au champ historique, c’est que les
conceptions de la Nature et les approches de l’homme varient d’une société à
l’autre mais aussi d’une époque à l’autre et que de plus, en Occident,
l’attitude naturaliste est devenue dominante alors qu’elle n’est que le
résultat d’un choix arbitraire qui pour la plupart, a été décidé
inconsciemment. D’ailleurs, au sein même de l’Occident, les divergences ont
toujours été présentes et donc, à propos de l’ID nous pourrions dire, rien de
neuf sous le soleil, docteur ! Adopter l’ID, c’est opter pour une autre
approche de la Nature qui n’est pas incompatible avec le fait et la théorie
évolutionnistes, loin s’en faut. Seule la mauvaise foi des naturalistes
(scientistes ?) interdit ce choix en le faisant passer pour une attitude
religieuse.
La science fournit des modèles
ajustés et désajuste ceux qui ne le sont pas (les théories sont réfutables
selon la formule consacrée par Popper). La science moderne est étrangère à la
vérité parce qu’elle ne la cherche pas. Elle ne sait pas ce qu’est la vérité comme
accord entre la pensée et la représentation. La science ne pense pas encore. Le
scientifique doit commencer par comprendre la musique, ensuite, il s’accordera
avec la Nature en imaginant ses desseins techniques et esthétique, dessein
étant à prendre au sens de tendance, attribut des choses douées de technicité
en puissance.
Ce recadrage de l’attitude face à la
Nature, et spécialement ici du dispositif intellectuel appliqué par les
Modernes, s’avère d’un intérêt primordial, ne serait-ce que pour dénoncer les
faiblesses de ceux qui, raisonnant de manière binaire, refusent toute mise en
cause du néo-darwinisme. Le dernier hors-série du Nouvel Observateur donne la
parole à plusieurs personnalités du monde scientifique et philosophique afin
d’évoquer la controverse sur l’ID. Il ressort de cette lecture un sentiment de
piège intellectuel binaire. Refuser le darwinisme, c’est opter pour une
intervention sur naturelle, autrement dit une cause hétérologue à la Nature et
donc, Dieu puisque c’est le principal accusé sur le banc. Pas un instant, la
possibilité de causes non mécaniques est envisagée et pourtant, c’est une
possibilité. Et cette démarche est même des plus scientifiques qui soient. Pour
la comprendre, il suffit de nous rappeler la physique du début du 20ème siècle.
Certains phénomènes échappaient à une interprétation fournie par le paradigme
des interactions électromagnétiques. La radioactivité et la cohésion des
nucléons ont conduit les physiciens à envisager une interaction de type faible
et une autre de type fort. Ils n’ont pas attendu des décennies pour se décider.
Pourquoi alors les biologistes du 21ème siècle ne sont-ils pas aussi
imaginatifs et intelligents que les physiciens du début du 20ème siècle ?
Darwin a mis à jour le long procès de
l’évolution. Les biologistes ont élucidé les mécanismes du vivant, lesquels
reposent sur des molécules diverses, complexes, interagissant avec des
processus ramenés à l’interaction électromagnétique. Cet ensemble fournit un
cadre mécaniste. Maintenant, la complexité et son évolution résistent à une
explication mécaniste comme ce fut le cas des phénomènes atomiques
inexplicables sans l’appel aux deux autres forces de la Nature. Et donc, ce
n’est pas si sorcier que d’envisager des forces naturelles (voilées pour l’instant)
irréductibles aux forces mécaniques, en suivant la démarche scientifique des
physiciens. La voie est donc ouverte. J’espère avoir montré qu’en distinguant
bien le non-mécanique du surnaturel, on peut contester le naturalisme darwinien
et mécaniste sans faire appel à un être supérieur. Tous ceux qui se sont
exprimés dans ce numéro du N Obs se fourvoient tout en égarant les
lecteurs ; non pas sur des fausses pistes puisque le combat contre le
créationnisme est une cause légitime ; mais en masquant une voie de
recherche prometteuse en biologie théorique et en théorie de l’évolution.
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