Outreau et le début de la procédure à l’encontre de Fabrice Burgaud
Existe-t-il une réelle volonté, de la part de nos décideurs, de tirer les conséquences de l’affaire d’Outreau ? La saisine du Conseil Supérieur de la Magistrature à l’encontre du juge Fabrice Burgaud et du procureur Gérald Lesigne a eu lieu dans un contexte de tension évidente. Quelle en est la portée réelle, que suggère le début de son instruction ? A y regarder de près, on peut craindre que les institutions françaises n’éprouvent le plus grand mal à vaincre des inerties répandues et installées depuis longtemps et que le procès d’Outreau a, lui aussi, mis tragiquement en évidence.
Les journaux et dépêches du 25 août nous apprenaient la nouvelle : le 16 août, le Conseil de discipline du Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) a adressé au juge Fabrice Burgaud les griefs retenus contre lui par son ministère de tutelle après les réactions qu’avait suscitées un rapport de l’Inspection Générale des Services Judiciaires (IGSJ) tendant à l’exempter de toute responsabilité sur le plan disciplinaire. Le Nouvel Observateur souligne que le magistrat mis en cause a fait savoir qu’il se propose de "répondre point par point" aux éléments qui lui ont été transmis.
D’après l’Express, l’avocat de Fabrice Burgaud qualifie de "peu sérieuses" les motivations apportées par le Garde des Sceaux à l’appui de cette procédure. Le Monde évoque cinq griefs : i) "le crédit accordé aux déclarations des enfants, recueillies et analysées sans garanties suffisantes" ; ii) "le caractère insuffisant des vérifications effectuées à la suite des déclarations recueillies et l’absence de confrontations organisées entre les adultes et les mineurs" ; iii) "les insuffisances relevées dans la maîtrise de l’information et la prise en compte des éléments à décharge" ; iv) "l’adoption de méthodes d’investigation peu propices à l’émergence d’éléments à décharge" ; v) "la mise en oeuvre de pratiques de nature à affecter les droits de la défense". Le premier constat que l’on peut faire à l’examen de la manière dont les griefs sont formulés, c’est qu’ils ressemblent bien davantage à une évaluation professionnelle qu’à une procédure disciplinaire, ce qui s’accorde avec l’esprit de la communication du Garde des Sceaux du 12 juin devant l’Académie des Sciences Morales et Politiques, que j’avais commentée dans mon article du 21 août.
D’après les mêmes sources, le conseil de discipline est préside par Guy Canivet, premier président de la Cour de Cassation. Les deux rapporteurs désignés sont le conseiller d’Etat Dominique Latournerie et le président de la cour d’appel de Pau, Hervé Grange. Si ces informations devaient se confirmer, la présidence du conseil de discipline appelerait un commentaire : le premier président de la Cour de Cassation fut auditionné par la commission d’enquête pârlementaire le 11 avril dernier. Monsieur Guy Canivet est également l’auteur d’un discours remarqué, prononcé le 6 janvier à l’audience solennelle de début de l’année judiciaire, ainsi que de déclarations comme celles diffusées le 26 juin par Les Echos où il dit notamment :
"... le traitement de la crise d’opinion consécutive au procès d’Outreau a provoqué un grand trouble à l’intérieur du pays et un grand doute à l’extérieur. (...) La constitution d’une commission d’enquête parlementaire sur une affaire judiciaire, impensable dans n’importe quel autre pays d’Europe, la manière dont cette commission a entendu des juges sur la justification de décisions juridictionnelles, pour certaines collégiales, le discrédit qui en est résulté, la réaction du corps judiciaire, les campagnes de presse..., tout cela a fortement perturbé l’opinion française et internationale. Or, le fonctionnement de la justice est fondé sur la confiance (...). Les juges ont été fortement déstabilisés. (...) L’incompréhension du public sur la responsabilité des juges est énorme. A cet égard, un travail de pédagogie courageux est à faire. (...) Rendre la justice c’est nécessairement prendre un risque. En s’entourant de toutes les garanties possibles, les juges font un pari (...). Placer une personne en détention ou la libérer, retirer un enfant à sa famille, c’est prendre un risque. (...) Rendre le juge directement responsable de ses jugements serait paralyser le mécanisme qui mène à la décision..."
Autant d’appréciations émises en public que ce magistrat avait certainement le droit d’exprimer, mais qui peuvent apparaître au justiciable comme de véritables critères susceptibles d’interférer avec l’examen du dossier du juge Burgaud. Ce qui, avec tout le respect dû au premier président, nous ramène à mon sens à la question de la théorie des apparences évoquée dans mes articles des 25 juillet (sur des condamnations de la France par la Cour Européenne des Droits de l’Homme) et 4 août (sur le décret du 1er août, à propos des procédures contentieuses auprès du Conseil d’Etat). Est-ce vraiment la meilleure voie à suivre, qu’après avoir donné publiquement et dans le contexte de l’affaire d’Outreau son point de vue sur des questions proches de celles que le conseil de discipline du CSM peut être amené à se poser à propos du juge Fabrice Burgaud, Monsieur Guy Canivet préside l’instance disciplinaire ? Ne serait-il préférable qu’à la tête de ce conseil de discipline se trouve une personnalité n’ayant jamais émis des déclarations aussi proches par leur thématique du contenu du dossier Burgaud ?
D’autant plus qu’en rapport avec cette affaire, le président Canivet soulève une autre question "sensible" dans son interview du 26 juin : "... en Europe, le principe de reconnaissance mutuelle des décisions de justice rend les systèmes judiciaires étroitement dépendants les uns des autres. Incontestablement cette confiance est atteinte. Elle l’est aussi par le nombre et la gravité des condamnations prononcées, par la Cour européenne des droits de l’homme contre la France à propos de notre justice pénale". Sur les condamnations de la France par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), il paraît impossible de nier la gravité de la situation. D’ailleurs, aux condamnations liées au fonctionnement de la justice pénale française il faut ajouter la sévère mise en cause de notre justice administrative. Mais, si la référence à la "reconnaissance mutuelle des décisions de justice" vise "la manière dont cette commission [parlementaire] a entendu des juges sur la justification de décisions juridictionnelles" dans l’affaire d’Outreau, alors de sérieuses nuances me semblent s’imposer.
La justice française est rendue "au nom du peuple français", et c’est la légitimité invoquée par les députés. La situation est différente au Royaume-Uni, où les juges sont "Her Majesty’s Judges" siégeant "in The Queens’name" dans "The Queen’s courts". En Espagne, le juge écrit par exemple : "Así por esta mi Sentencia, EN NOMBRE DEL REY, lo pronuncio, mando y firmo" (ainsi, par cette Sentence de moi-même, AU NOM DU ROI, je le prononce, mande et signe). Les questions de légitimité ne se posent donc pas de la même façon dans l’ensemble de l’Union Européenne. Une diversité institutionnelle que la propagande sur la "construction européenne" escamote. Au nom de qui rendrait-on la justice dans un méga-état européen ? Sans doute, la mise en place d’une comission d’enquête parlementaire sur l’affaire d’Outreau a contribué à secouer des inerties et des silences après le rejet également récent du projet de Traité Constitutionnel Européen. Il faudrait, de mon modeste point de vue, aller plus loin et aborder la question de l’influence du fonctionnement des instances de l’Union Européenne et du Conseil de l’Europe sur celui des institutions françaises. Par exemple, des procédures éliminatoires de la Cour Européenne des Droits de l’Homme sur les dispositions adoptées chez nous depuis les années 1990 concernant la justice française (mon article du 28 juillet).
La saisine du CSM à l’encontre du juge Burgaud et du procureur Lesigne semble avoir eu pour objectif de clore un débat. Mais le déroulement de son instruction risque d’en ouvrir, ou d’en raviver, plusieurs. Par exemple, sur une recherche de responsabilités qui paraît à ce jour trop limitée et à sens unique.
Au cours de l’audition du juge Burgaud, le rapporteur Philippe Houillon a demandé à l’intéressé : "Vous aviez connaissance de la note sur les activités de Mme Gryson ? Les liens qu’elle pouvait avoir avec le Conseil général du Pas-de-Calais [partie civile au procès] ? Vous êtes-vous soucié de l’impartialité d’une experte ainsi choisie ? ". La commission d’enquête évoquera dans son rapport un "risque de confusion d’intérêts" en relevant deux informations :
- "Mme Gryson-Dejehansart était, depuis 2000, présidente de l’association « Balise la vie », (...) ayant pour objet « de prendre en charge les enfants une fois que le processus judiciaire est terminé » (...) [et] subventionnée par le département du Pas-de-Calais."
- "Dans [une] note [de la Direction de l’enfance et de la famille, antenne de Boulogne-sur-Mer] (...) du 12 avril 2001 Mme (...), responsable de service, fait part (...) de son souhait de confier la prise en charge psychologique de quatre enfants cités dans l’affaire d’Outreau à Mme Marie-Christine Gryson-Dejehansart, ce à quoi faisait obstacle sa nomination en tant qu’expert".
Lors de l’audition, Fabrice Burgaud a répondu a Philippe Houillon : " Je n’ai pas de souvenir précisément de cette note. (...) Mme Gryson était inscrite sur la liste des cours d’appel. (...) Je ne savais pas à l’époque qu’elle travaillait pour le Conseil général..."
Mais pourquoi a-t-il fallu attendre une audience du 11 juin 2004 pour que Mme. Gryson soit récusée ? Il paraît difficile d’imaginer que les deux magistrats actuellement mis en cause, et uniquement des magistrats, en aient été seuls responsables.
De même, le mot "apparence" est à souligner lorsque le 11 juin 2004 le président de la Cour d’Assises du Pas-de-Calais Jean-Luc Monnier a estimé que : "l’apparence de l’impartialité et de l’indépendance de Mme Gryson n’est pas réunie". De son côté, l’avocat Franck Berton a qualifié cette situation de "mélange des genres scandaleux". Au vu des enjeux qu’a dévoilés l’enquête sur l’affaire d’Outreau, la questions des "apparences" s’avère, tout compte fait, bien plus importante qu’on ne cherche souvent à le faire croire. Dont acte, mais les institutions françaises en tireront-elles toutes les conséquences ?
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