Outreau, Rainbow Warrior, décadence de l’Etat et fonctionnement sommaire des institutions
Alors que la pré-campagne présidentielle continue à faire rage, qu’on ne sait plus où en est le projet de réforme de la justice et que le juge Fabrice Burgaud doit rencontrer ses rapporteurs le 3 octobre dans le cadre de la procédure dite « disciplinaire » ouverte à son encontre, on apprend finalement que les enregistrements du procès des auteurs de l’attentat contre le Rainbow Warrior sont définitivement mis à la disposition des médias et du public. Entre l’affaire d’Outreau et celle du Rainbow Warrior, il y a deux décennies pleines d’autres affaires. Trop nombreuses, pour qu’il puisse s’agir de cas isolés. Mais quelle conclusion tirer de l’ensemble ? Sans doute, entre autres, la nécessité urgente d’une réforme en profondeur de l’Etat français. Mais pas dans le sens que nous propose le monde politique.
La décision de la justice néozélandaise a donc été prononcée bien avant les présidentielles françaises. Television New Zealand n’a pas mâché les mots après l’échec judiciaire des "espions français qui avaient reconnu avoir tué un photographe" lors de l’attentat contre le Rainbow Warrior en 1985. Pour son responsable des infos et actualités, Bill Ralston, il s’agit d’un "triomphe de la liberté des médias" qui devrait prouver "aux Français et à tout autre gouvernement, compagnie ou individu" que les médias néozélandais ne se laisseront "intimider" ni "soumettre" par des "bétonnages procéduriers". Ralston considère même que, de cette façon, "toute une nouvelle génération de néozélandais" pourra être témoin d’un "moment crucial de l’histoire du pays". La généralisation aux "Français" est manifestement abusive et inacceptable, mais elle témoigne de la gravité de la crise créée par cet incident.
Sauf que la réalité peut s’avérer très différente de ce que semble croire Bill Ralston à propos des "Français". Mon article du 14 août rappelait les antécédents de l’affaire et posait, précisément, la question inverse : si l’Etat français se permet d’agir de la sorte envers un autre Etat dont l’influence est loin d’être négligeable, que peuvent espérer les citoyens français qui dépendent directement de leur Etat et qui ne sont protégés par aucune convention de droit international ? Si un doute pouvait exister sur la "capacité" de l’Etat français de brutaliser ses propres citoyens, l’affaire d’Outreau nous en apporte une évidence récente. Il y a d’ailleurs eu, entre les deux, bien d’autres affaires : les informations contestées sur les retombées de Tchernobyl, les conséquences des essais nucléaires, l’amiante... De quoi s’inquiéter, tout en respectant la présomption d’innocence des responsables qui pourraient être mis en cause.
Et que penser du suicide, le 10 juin 1997, soit quatre ans avant le début de l’instruction sur l’affaire d’Outreau, du professeur d’éducation physique et sportive Bernard Hanse à la suite d’accusations qui se sont avérées fausses, dans un contexte (déjà) de médiatisation politique du problème de la pédophilie ? La commission d’enquête parlementaire sur Outreau a insisté sur la responsabilité des médias dans ce genre de situations. Mais qu’en est-il de celle du monde politique, qui constitue la coupole du pouvoir et des administrations, et qui dispose de nombreuses "entrées" auprès de ces mêmes médias ?
J’aimerais me tromper, mais l’affaire d’Outreau ne semble pas à ce jour destinée à avoir beaucoup de suites. Le projet de réforme proposé par Pascal Clément ne prévoit pas de véritable sanction en matière de responsabilité des magistrats et, dans ces conditions, la procédure engagée à l’encontre de Fabrice Burgaud n’apparaît guère convaincante. Pire encore, la question essentielle de la protection des citoyens face aux dérapages de l’Etat risque d’être étouffée par un débat sécuritaire qui à la fin n’évoluera sans doute pas dans le sens d’une réelle répression des abus de pouvoir.
Pour ce qui est de l’affaire du Rainbow Warrior qui a tout de même comporté la mort d’un photographe, non seulement l’enquête officielle de l’été 1985 s’est avérée inefficace, mais il n’apparaît pas de manière évidente que les "époux Turenge", condamnés par la justice néozélandaise à dix ans de prison pour homicide involontaire et dommages prémédités avant d’être remis au gouvernement français, aient vraiment purgé une quelconque sanction comme prévu dans les accords passés. Ce qui a valu à l’Etat français un sévère désaveu international, mais cette circonstance ne semble guère avoir ému "notre" monde politique. Pas plus, d’ailleurs, que les nombreuses condamnations de la France par la Cour européenne des Droits de l’homme qui ont été à l’origine de quelques bras de fer, y compris sur la question de la présence du commissaire du gouvernement (ou de l’avocat général) au délibéré. Une question qui ne semble pas avoir été vraiment réglée par le décret du 1er août dernier.
Bloquer, bétonner, passer en force, faire la sourde oreille, banaliser, enterrer... voici qui semble être devenu une véritable méthode de travail. Face à de telles pratiques qui discréditent l’Etat français, des commentateurs parlent d’incompétence, de bureaucratie d’avarice... Mais est-ce la bonne analyse ? Par exemple, pourquoi a-t-on cherché à "régler en cachette", par un attentat, le problème que pouvait poser aux essais nucléaires français l’affaire du Rainbow Warrior ? Après tout, il aurait été possible de réagir de manière transparente à toute action illégale de cette organisation. N’y a-t-il pas eu, au départ, un calcul politicien que l’arrestation des époux Turenge a mis en échec ? Quant à Outreau, n’aurait-il pas été souhaitable, au cours de l’enquête, de faire également le tour des antécédents de l’affaire et des campagnes politiques qui avaient précédé la campagne médiatique ? Mais, comme la coupole de l’Etat et les détenteurs de la puissance publique, le monde politique sait très bien se protéger.
En tout état de cause, force est de constater qu’à présent le monde entier aura accès à un enregistrement vidéo où deux agents du gouvernement français en mission se reconnaissent coupables d’homicide involontaire dans un pays étranger. Les journalistes qui voudront encore enquêter sur l’affaire risquent de constater qu’aucun haut responsable français n’a été sanctionné (la démission d’un ministre n’est pas une sanction, pas plus que la fin des fonctions d’un directeur général) et que l’opération avait été approuvée par François Mitterrand en personne. Et le rapatriement très contesté des époux Turenge a eu lieu alors que Jacques Chirac était premier ministre. Quant à Outreau, il y avait eu au départ beaucoup de promesses et d’annonces, y compris à l’étranger, faisant miroiter une grande volonté réformatrice de la part des dirigeants français. Si, à la fin des courses, tout continue comme avant... Les pré-candidats aux présidentielles aiment bien faire le dos rond devant tout ce qui dérange. Mais les casseroles ne font pas "pschitt"... elles font, plutôt, de plus en plus de bruit.
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