Airbus : le clash annonçant le crash ?
Christian Streiff a quitté la présidence direction générale d’Airbus en ce début de semaine. Il est remplacé par Louis Gallois, également co-président d’EADS, la maison-mère d’Airbus.
Les commentateurs attribuent cette rapide démission (Streiff avait pris ce « job » il y a environ trois mois !) à des enjeux politiques (relations franco-allemandes, élections présidentielles à venir...) ou de gouvernance (relations entre Airbus et EADS, reporting croisé à la « double présidence »...) : Tout ceci est vrai et sûrement plus vrai que chacun ne le pressent, mais focaliser le débat sur ces enjeux polluants fait un peu trop oublier que la situation de l’avionneur européen est financièrement préoccupante.
L’aventure Airbus au cours des les vingt dernières années est à la fois celle d’une véritable réussite industrielle (le point d’orgue étant 2003, année durant laquelle Airbus a livré plus d’avions à ses clients que Boeing : 301 contre 285) et celle d’une coopération franco-allemande dont j’avais pu connaître les prémices au milieu des années 1980 lors d’une participation au programme Ariane (la combinaison improbable mais efficace de « l’ingéniosité » à la française et de la « qualité » à l’allemande !).
Avec le programme A380, Airbus semble s’être assigné des objectifs trop ambitieux, et est clairement en situation d’échec (temporaire ?) par rapport à son plan de route. L’entreprise s’est-elle endormie sur ses lauriers ? La grenouille a-t-elle voulu se faire aussi grosse que le boeuf ? Plus simplement, une entreprise « jeune », qui a pratiquement tout réussi, est-elle capable de résoudre en temps et en heure des difficultés jamais rencontrées jusqu’alors ?
La réalité est sans doute un mélange de tout cela, et la découverte progressive des difficultés et retards afférents à la livraison du « plus gros gros porteur du monde » est symptomatique du fonctionnement d’une organisation dans laquelle les mauvaises nouvelles sont tabous, dans laquelle chaque niveau hiérarchique ajoute sa dose d’étanchéité, et au sein de laquelle personne ne veut être le responsable de ce qui peut s’avérer une catastrophe industrielle... Le patron du programme a bien sûr été démis de ses fonctions, mais que lui reprocher, si une équipe à Toulouse a délibérément caché une information importante, en attendant qu’une équipe à Hambourg finisse par être la première prise en défaut ?... (NDR : ceci est de la fiction mais sans doute pas très loin de la réalité).
Pour en revenir à Monsieur Streiff, dont je ne connais ni le « track record » ni la personnalité, il a apporté un regard neuf, et a sans doute constaté (ou suspecté) que la situation industrielle et financière d’Airbus (filiale représentant près des 2/3 de l’activité du groupe EADS) était bien plus préoccupante que prévu. Il lui a fallu assez peu de temps pour articuler un plan de restructuration (nom de code : Power8) estimant à près de 5 milliards le manque à gagner sur la période 2006-2010, et prévoyant une baisse annuelle de la base de coût de 2 milliards à partir de 2010 (dont, a priori, environ la moitié correspond aux licenciements de 10 000 collaborateurs, soit 18% de l’effectif). La brutalité du plan fait ici d’évidence écho à l’extrême gravité de la situation.
Quand on sait qu’EADS a dégagé 2,7 milliards d’euros de résultat opérationnel en 2005, on voit que voir passer EADS dans le rouge à un moment donné d’ici 2010 n’est pas de la science-fiction, mais entre dans le champ du tout à fait possible, surtout si le plan Power8 n’est mis en oeuvre que partiellement, le programme A350 est confirmé, et si de nouveaux aléas aggravent la situation du programme A380. Pour faire tout à fait simple, si j’avais des actions EADS, je m’allègerais lourdement et prestement !
Mais pourquoi diable, alors que tout le monde (Louis Gallois, Arnaud Lagardère, Thierry Breton, Manfred Bishop...) indique que ce programme Power8 est à mener à bien, son auteur a-t-il été démissionné ?
Mon petit doigt me dit que Streiff a dû entendre, en français ou en allemand, de la part de Louis Gallois ou de Thomas Enders (le co-président allemand du groupe) des phrases du type : « Mon coco, tu es effectivement PDG d’Airbus, mais ce genre de décision est prise au niveau du groupe, pas à ton niveau. Nous, on a le contact avec les actionnaires... » ou : « L’A350 ? Oui, je sais, on n’a plus les moyens, mais chut... si on le dit, ils vont tous paniquer », ou encore : « C’est bien de vouloir redéployer les sites entre la France et l’Allemagne, mais ça, c’est discuté par Monsieur Chirac, qui doit rencontrer Angela Merkel prochainement... », ou encore : « Les délocalisations dans des pays plus low cost en dehors de la zone euro, c’est bien, on va le faire, mais faut pas en parler avant les présidentielles ! » Autant de bonnes raisons de jeter son tablier !
Le valeureux Gallois, habitué aux travaux d’Hercule après son long passage à la SNCF, a donc pris le relais. Le plus grand ennemi de sa réussite sera un actionnaire nommé Etat français (qui pourtant n’a que 15% du capital, auxquels on peut ajouter les 2% détenus par la Caisse des dépôts et dont la présence a pour conséquence de faire que le gouvernement allemand - L’Etat allemand n’étant pas actionnaire - par méfiance vis-à-vis de Paris, met également son poids dans les discussions, afin d’être sûr de ne pas être floué).
Cet encombrant actionnaire va donc lui demander de faire du politiquement correct, alors que le bateau est, peut-être, en train de couler : un exercice qui s’accommode mal avec la situation de crise que traverse l’entreprise. On verra, d’ailleurs probablement (et c’est souhaitable), les deux autres gros actionnaires (DaimlerChryser avec 22% et Lagardère avec 15%), soucieux de la valeur de leur asset, accorder leurs violons et lutter également contre notre irresponsable Etat. La seule bonne nouvelle sera que cela ne permettra plus à nos médias gaulois d’incriminer des luttes franco-teutonnes comme source unique des difficultés d’un groupe mondial d’origine européenne.
En tout cas, si l’affaire sombre en Titanic aéronautique, vous saurez à qui vous en prendre !
A ceux qui pensent qu’une faillite d’Airbus est impossible : détrompez-vous. Le groupe n’avait au 1er janvier 2006 « que » 4,5 milliards de trésorerie nette (soit à peu près le montant du manque à gagner tel qu’il est (sous-)estimé (?) aujourd’hui pour le programme A380), les querelles Airbus-Boeing sur les subventions publiques rendront très difficile tout renflouement via nos impôts, Lagardère, BAE et DaimlerCrysler sont plutôt des actionnaires sortants (ou s’allégeant) et, quand une société commence à perdre de l’argent, il lui est difficile d’accroître son endettement...
Même sans aller jusqu’à la cessation de paiement, si le cours de l’action EADS se dégradait fortement, le groupe deviendrait une proie opéable par nos amis russes, américains ou indiens... Avec 15%, l’Etat français se sentirait peut-être bien seul...
Je ne souhaite pas du tout que cela arrive, mais la big picture rend l’hypothèse plausible. Le groupe sera en tout cas à coup sûr sur le fil du rasoir dans les 24/36 mois qui viennent... Souhaitons avoir d’ici là un président qui comprenne ce que tout cela veut dire...
Auriculairement vôtre.
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