Etre et avoir : courte leçon sur l’identité nationale
Je me suis habitué à tout. On me prend pour un Suédois, un Polonais, un Allemand, un Tchécoslovaque (malgré le fait que le pays n’existe plus)... Et chaque fois, je dis « je suis de Saint-Pétersbourg ». « Ah, donc vous êtes russe ! » s’excitent généralement mes interlocuteurs. Et là, je ne sais plus quoi répondre.
« Vous avez l’accent belge ! » m’a dit la future ex-directrice de
France Culture en 1994. C’était assez drôle comme remarque, vu mon
niveau de français - à l’époque je confondais « j’ai » et « je suis » -.
Bernard Lebrun (traduisez du breton en français) de France Inter avait
vu plus juste en 1992, dans son bureau, sur le tableau, c’était marqué
« le ruskoff ». C’était, il y a 15 ans, mes débuts à la Maison de la radio...
Quand je suis né, un voisin de mes parents, le grand académicien
Likhachev, a regardé mes yeux asiatiques et a tout de suite prononcé le
verdict : « région d’Olonets, typique du nord finno-hongrois ! »
Il y a trois ans, dans la ville d’où je viens, dans une voiture faisant
taxi, j’ai affiché un sourire en y observant trois icônes en plastique,
accrochées au pare-brise. « Que regardes-tu ? » m’a demandé le
chauffeur, l’air assez provocant. « Nash ? ». C’était le moment de
vérité - « nash » veut dire « nôtre ». Je ne savais pas quoi répondre,
mais j’avais vite compris que pour lui « les siens » étaient uniquement
les chrétiens orthodoxes. Pour détendre l’ambiance, j’ai juste hoché la
tête. « Donc, russe ! » a conclu mon chauffeur agressif, l’air soulagé.
Effectivement, j’ai un passeport de la Fédération de Russie. Donc,
russe. En plus j’ai été vraiment fier de l’avoir - l’aigle à deux têtes
au lieu de la faucille et du marteau. Il me sert à traverser la
frontière russe et à aller voter. Je respecte la Constitution
démocratique de 1993 et ses valeurs, je m’intéresse à ce qui se passe
en Russie aujourd’hui. Mais ça relève des devoirs du citoyen, mes
origines familiales diverses et variées, et l’identité est chose si
intime et complexe.
Il y a vingt ans, à l’époque du socialisme, je ne me posais pas de
questions sur mon identité. Mais je me souviens que sur mon ancien
passeport était indiqué : « citoyen soviétique de nationalité russe ».
Nationalité égale origines. Donc on ne pouvait logiquement pas être
russe et ukrainien et finnois et juif, etc. ( juif, c’était aussi une
nationalité). Pourtant ma grand-mère se disait toujours russe, malgré
ses origines territoriales ukrainiennes et la foi de ses grands-parents
juifs. Sur son passeport était écrit : « citoyenne soviétique de
nationalité juive ». Aujourd’hui elle aurait été russe tout court. Sur
le papier et dans son intimité. Pas dans les regards des autres.
Un autre souvenir. L’un de mes grands-pères se disait ukrainien, mais
quand, en 1989, à Berlin-Ouest, secteur américain, j’ai rencontré son
cousin très éloigné, le destin m’a présenté le premier vrai Russe.
C’est lui qui se définissait ainsi et je l’ai cru. Il était né à
Belgrade, avait vécu toute sa vie au Royaume-Uni, mais parlait ma
langue maternelle. Sa famille était partie pendant la guerre civile en
1919, le mienne était restée. Son père, évêque aux Etats-Unis, transmit
la foi, la liberté, l’indépendance, les recettes de la cuisine russe,
la culture... Tout ce que mes parents ne pouvaient plus transmettre dans
les conditions de la prison soviétique douce. Donc, lui, aucun doute,
russe, mais moi ? Quand une citoyenne française, Nina Berberova, est
venue à Leningrad la même année, j’ai vu (à la télé) la dernière Pétersbourgeoise vivante. Donc, « je suis de Saint-Pétersbourg ». Pas
plus, par respect des autres.
J’ai raconté tout ça un soir à Toulouse à une étrange équipe de
rugby. Ils étaient venus pour soutenir leur futur candidat aux
élections locales devant les producteurs de France Culture. Tous du
même quartier, réputé « difficile ». Leur candidat ne l’était
apparemment pas. A ma question naïve : « Pourquoi choisir les gens
d’ailleurs pour représenter votre quartier ? », les rugbymen ont
répondu comme un seul homme : « Mais nous sommes discriminés ! », «
Nous n’avons pas le niveau ! », « Nous sommes algériens ici ! », «
Et depuis quand les Algériens ont-ils obtenu le droit de vote en France
? ». Ma question était sans doute assez provocante pour déclencher un
cours entier de l’histoire du colonialisme français, qui se termina par
une phrase inoubliable : « Je suis français par ce que mon père s’est
battu a mort contre la France dans les rangs du FLN ! » Le silence
s’est abattu. Puis un autre rugbyman a remarqué timidement : « Non, là
tu deconnes, c’est moi qui suis français, parce que mon grand-père à
fait la guerre du 14 à coté des Français ». Pour ne pas refaire une
nouvelle guerre d’Algérie, le troisième rugbyman m’a demandé : « Et
toi, tu es de quelle nationalité ? Tu as un accent ! » Et là j’ai
raconté mon histoire.
Je n’ai pas mentionné que, depuis le 22 février 1999, j’ai une carte
nationale d’identité de la République française. Question d’avoir et
d’être, sans doute.
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