ENA : pour une réforme plus qu’une suppression
Dans la foulée de la proposition de François Bayrou, une prise de position pour une réforme importante du recrutement de la haute fonction publique.
Tout d’abord, il faut préciser de quoi l’on parle.
L’Ecole nationale d’administration a été créée sur une idée de Michel
Debré, compagnon du Général de Gaulle, pour résoudre le problème du
recrutement des hauts fonctionnaires qui, sous la Troisième République,
se succédaient en étant forgés dans un même moule par corps.
Pratiquement, seuls les amis et enfants des membres de certains corps y
entraient ensuite. Cette uniformité des élites a été jugée coupable de
la compromission avec l’occupant pour de simples raisons de défense des
privilèges acquis. On verra que l’idéal initial a vite cédé devant les
vieux réflexes et que la situation actuelle n’a rien à envier à celle
de jadis. Cependant, et c’est là un point essentiel, il est
indispensable de former les élites de l’administration tout comme il
est indispensable d’en recruter. Le problème n’est pas tant de
supprimer l’Ena que de la réformer. Une réforme complète doit,
logiquement, être accompagnée d’un changement de nom.
L’Ena recrute sur trois concours depuis 1982 (seuls les deux premiers
existaient auparavant, le troisième a disparu en 1986 puis a été
réinstitué sous une forme renouvelée en 1988). Le premier s’adresse aux
jeunes diplômés, le deuxième aux fonctionnaires en poste depuis cinq
ans au moins et le troisième aux élus syndicaux, politiques ou
associatifs ainsi qu’aux salariés du privé avec de l’expérience. La
numérotation des concours n’est pas neutre : elle dénote un classement
dans le prestige et le nombre des élèves qui le réussissent. Au
concours de sortie, les rangs obtenus suivent d’ailleurs ce prestige.
Partant, les postes les plus intéressants et comportant le plus de
responsabilités (immédiatement ou à terme, via une "carrière" dont le
déroulé est pratiquement fixé d’avance) échoient... à des petits jeunes
sans expérience mais très imbus d’eux-mêmes. Précisons que, si on
excepte le grand oral du concours d’entrée, l’expérience ou les
compétences personnelles et professionnelles de chaque énarque n’ont
pratiquement aucune importance dans son affectation. On mesure
l’absurdité de la chose si on n’a ne serait-ce que deux sous de
compétence en gestion des ressources humaines (GRH).
Le triple concours lui-même est, dans sa forme, une absurdité. Concours
de recrutement, il vise normalement à vérifier que les reçus sont les
plus aptes à remplir les futures fonctions d’un énarque. Or, pour
réussir le concours, il faut être le maître de la synthèse documentaire
et des codes sociaux bourgeois désuets. Après, on s’étonnera d’avoir
des préfets qui hésitent à agir, des membres de la Cour des comptes ou
de l’Inspection des finances qui ignorent tout du fonctionnement des
entreprises (même publiques), des directeurs d’administration qui ne
sont capables que de bureaucratie... Ne réussissent le premier concours
que des élèves de Sciences Po Paris ayant suivi toute leur scolarité
dans quelques quartiers, à quelques exceptions près. Le deuxième et le
troisième concours ne sélectionnent que des personnes au profil le
plus proche possible des lauréats du premier concours, ce qui donne finalement une haute fonction publique des plus conformiste et
autoreproductrice du monde.
François Bayrou rejoint globalement mon analyse et mes propositions pour changer ce recrutement aberrant.
La première réforme à mener est sur le recrutement : le concours
externe doit disparaître. Ne doivent entrer à l’Ena que des personnes
expérimentées, soit dans le privé, soit dans le public, et aux profils
initiaux les plus divers possible, tant sur le plan de la formation
que de l’origine sociale et géographique. Le contenu du concours doit
également changer pour que l’Ena recrute des décideurs modernes et pas
des bureaucrates conformistes.
La deuxième réforme concerne la sortie. François Bayrou ne parle pas
d’un point à mes yeux essentiel : l’affectation des énarques doit tenir
compte des compétences de chacun (et accessoirement de ses choix de
carrière) et pas de son seul rang de sortie. Mais il mentionne la
nécessité d’obliger effectivement les énarques à travailler dans
l’administration et pas à aller très rapidement "pantoufler" dans le
secteur privé. L’Etat investit dans la formation. Le minimum est qu’il
dispose d’un retour sur investissement. Surtout, la consanguinité des
élites administratives et des directions générales d’entreprises
privées est très gênante. On l’a vu à plusieurs reprises, le pire étant
le scandale du Crédit Lyonnais. Sans oublier que des gens sélectionnés
et formés pour diriger des administrations ne sont peut-être pas les
meilleurs dirigeants d’entreprises possibles...
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