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L’intelligence économique à la recherche de son identité

Dans une lettre mensuelle baptisée « VigIE » datée de janvier 2007, l’Institut de la communication de l’université de Poitiers nous a livré un intéressant dossier sur les contradictions de l’intelligence économique (IE), qui témoignent selon lui d’une discipline encore à la « recherche de son identité », et s’est interrogé dans un billet d’humeur sur « de bonnes résolutions » à prendre pour 2007 dans ce domaine. Douze ans après le rapport Martre, il est temps, je crois, de dépasser le stade des interrogations pour proposer des réponses qui permettent à la discipline de fixer son identité une bonne fois pour toutes.


"L’intelligence économique ou l’art de la contradiction..."
Partant des nombreuses controverses sur "renseignement et espionnage" et en particulier sur les paradoxes pointés notamment dans un de mes précédents articles sur AgoraVox (Le triple paradoxe de l’intelligence économique), l’équipe de VigIE nous propose dans ce dossier, de pousser le débat en pointant sept incohérences parmi les nombreuses contradictions de l’intelligence économique : renseignement ou espionnage, opacité ou respectabilité, partage ou sécurité de l’information, compétition ou coopération (coopétition), défensive ou innovation, amont ou aval, discipline ou transdisciplinarité. Malgré la qualité de ce travail qui a le mérite de poser les problèmes, on peut regretter qu’il se limite à poser les questions sans proposer de réponses suffisamment nettes pour permettre à la discipline de surmonter ses contradictions.

Si la réponse à la première question écartant résolument "l’activité illégale" du "champ de l’intelligence économique" paraît claire, le billet d’humeur assombrit quelque peu le tableau en semblant se résigner à accepter la dualité du discours et donc à continuer de subir l’expression "face cachée de l’intelligence économique". Je pense nécessaire pousser un peu l’analyse sur ce point en considérant qu’il n’y a pas ici de fatalité, dans le cadre d’une économie de marché régulée par une politique économique déterminée.

Sans revenir sur les quatre questions suivantes auxquelles je pense que mon article sur les paradoxes de l’IE apporte des éléments de réponses, il me semble intéressant enfin d’approfondir les deux dernières qui se rejoignent. S’intéressant aux frontières de la discipline, la question "amont ou aval", est en effet essentielle, car une réponse la démarquant clairement des nombreuses autres disciplines qui l’environnent permet d’éviter toute confusion, et contribue ainsi à trancher le dilemme de la transdisciplinarité en distinguant la spécialisation académique de la pluridisciplinarité professionnelle dans l’entreprise.

"De bonnes résolutions pour l’intelligence économique ?"

Dans un billet d’humeur ainsi libellé, Christophe Deschamps revient sur ces contradictions en constatant un "déferlement" d’articles "intéressants" et "propices à la réflexion", mais se désolant que leurs contenus reflètent un "état de l’IE en France" bien "peu enthousiasmant" pour 2007.

Il nous exhorte à avoir "le courage de voir les choses en face" pour découvrir un processus "navrant de simplisme" résultant de la rencontre d’un besoin (entreprises en quête d’informations concurrentielles) et d’une offre (officines privées pratiquant la "face cachée de l’IE"), mais il en conclut qu’il craint que « tant que ce marché existera, il faille, à défaut de prendre de bonnes résolutions pour l’IE, s’habituer à la dualité du discours qui la caractérise aux yeux de la grande majorité ... sans pour autant renoncer à dire ce qu’elle devrait être  ».

Christophe Deschamps a bien raison de regretter que de bonnes résolutions ne puissent être prises. Mais est-on bien sûr que cette impuissance soit une fatalité ? Ne doit-on pas s’appliquer cette devise qu’un ancien élève du Master Intelligence économique et Communication stratégique de Poitiers fait sienne dans son "portrait d’ancien" : « Accepte ce que tu ne peux changer ; Change ce que tu ne peux accepter » ? Le changement est-il si difficile ? Peut-on continuer longtemps à accepter la dualité du discours de l’IE ? Autrement dit, peut-on continuer à parler propre tout en laissant faire sale ?

Au nom de quoi, sous prétexte que le mal vient d’un simple mécanisme de marché (la rencontre d’un besoin et d’une offre), renoncerait-on à le soigner ? N’est-ce pas là une claire manifestation des excès de l’ultralibéralisme qui voudrait que le remède, consistant à corriger les effets néfastes de l’économie de marché à l’aide d’une politique publique déterminée, soit pire que le mal ? Que dirait-on d’une politique qui accepterait de laisser courir les voleurs sous prétexte que leurs forfaits soient "la rencontre d’un besoin et d’une offre" ?

Le remède, même s’il n’est pas forcément simple à mettre en œuvre, est évidemment de réduire le besoin en donnant à chacun les moyens d’affronter en toute légalité son environnement concurrentiel et de supprimer l’offre en réprimant les activités illégales. En matière d’économie, les adeptes de l’ultralibéralisme objecteront peut-être que le remède serait pire que le mal... comme le feraient sans aucun doute les anarchistes en matière de politique intérieure !

Christophe Deschamps observe que « 12 ans après le rapport Martre, nous n’avons toujours pas réussi à faire de l’intelligence économique un domaine au-dessus de tout soupçon  ». Et pour cause ! Les définitions et la théorie sont une chose, la pratique en est une autre. Commençons par mettre en accord la théorie et la pratique, le discours et les usages, en clarifiant les concepts et en imposant des règles strictes, il sera alors plus facile d’éloigner les soupçons.

"Amont ou aval ?"

L’équipe de VigIE s’interroge sur le "positionnement de l’intelligence économique", en amont ou en aval de la stratégie : s’agit-il de "construire en fonction de l’environnement", "d’évoluer (...) en fonction de ce même environnement" ou bien encore "de vouloir agir" sur lui ?

Le problème n’est pas tant à mon avis de savoir si l’IE intervient en amont de la stratégie (planification) ou en aval (opérations). L’intelligence (ou le renseignement) est un "instrument de navigation" indispensable à la conduite de la planification comme à celle des opérations. Même si la stratégie, activité toute de conduite, est plus naturellement associée à l’intelligence (renseignement), l’activité économique ponctuelle (les opérations) ne peut pas s’en dispenser. Dans ce sens, elle intervient donc en amont comme en aval de la stratégie.

La question serait plutôt de savoir si l’activité "amont" d’intelligence économique (conduite) peut se confondre avec les activités "avales" de stratégie (planification) ou avec toute autre activité "avale" de management (opérations) qui en découle. La réponse à la question ainsi reformulée est clairement "non" : il faut à tout prix éviter la confusion. La doctrine de l’IE doit être sur ce point (comme sur bien d’autres) particulièrement claire si on veut qu’elle soit audible et sortir ainsi la discipline de toutes ces contradictions qui la plombent. Aucune doctrine audible ne peut émerger d’un concept confus.

L’intelligence économique est une discipline permettant de mener à bien des activités destinées à éclairer (conduite) tout type d’action à caractère économique, que celle-ci soit de nature stratégique (planification) ou plus directement en prise avec l’activité quotidienne de l’entreprise (opérations). A ce titre, elle intervient en amont de l’action, et ses activités (éclairage) ne doivent en aucun cas se confondre avec l’action économique qui est d’une autre nature (décision, exécution), même si leur pratique peut être parfois cumulée par un seul et même acteur.

Savoir s’il vaut mieux construire ou évoluer en fonction de l’environnement ou encore agir sur ce même environnement est affaire de stratégie. L’intelligence économique qui permet d’améliorer la connaissance de l’environnement économique et concurrentiel de l’entreprise intervient bien évidemment dans la définition de cette stratégie en contribuant (avec bien d’autres connaissances relevant de nombreuses disciplines différentes) à apporter autant que faire se peut au décideur les éclairages nécessaires.

Il s’agit bien là de ne pas confondre la fonction "stratégie" avec l’instrument qui permet d’en assurer la conduite en l’éclairant et, de manière plus générale, de bien distinguer la discipline (l’IE) des nombreuses autres disciplines qui interviennent dans le même environnement qu’elle (l’économie, le management et bien d’autres encore).

"Discipline ou transdisciplinarité ?"

La question de la polyvalence des acteurs (peut-on confier la pratique de disciplines distinctes à un même acteur ?) est encore un autre aspect du problème. Elle ne doit pas interférer sur la stricte définition de la discipline sans laquelle celle-ci restera toujours "à la recherche de son identité".

L’équipe de VigIE souligne l’aspect non anodin de cette dernière contradiction qui oppose "l’exigence de transdisciplinarité" imposée par l’entreprise et la spécialisation indispensable à la "recherche académique" d’une véritable discipline universitaire.

Il n’y a là, à mon sens, aucune contradiction insurmontable. Dans le domaine des sciences de l’ingénieur, elle est en tout cas parfaitement maîtrisée : l’entreprise a besoin d’ingénieurs, par nature pluridisciplinaires ou tout au moins généralistes, formés par l’université qui, dans le même temps, ne peut se passer de chercheurs ultraspécialisés dans des disciplines de plus en plus pointues compte tenu de la complexité croissante de leurs domaines d’expertise. L’intelligence économique comme de nombreuses autres disciplines devrait pouvoir s’inscrire tout naturellement dans un tel schéma.

Une fois éclairci le débat "amont/aval" et fixées ainsi les limites de la discipline, le problème de la transdisciplinarité ne se pose plus qu’en terme de polyvalence des acteurs. A chaque "métier" donc, à chaque fonction dans l’entreprise de définir le degré de polyvalence qui lui convient, choix qui n’intervient en aucune façon sur la définition de la discipline et n’a aucun impact sur son identité.

"Un peu de temps..." ?

Je ne suis pas sûr de partager les conclusions du dossier qui attendent de la pratique et du temps la réponse à ces contradictions.

Sans chercher à "se faire des nœuds au cerveau", je crois que la poursuite de la réflexion menée par l’équipe de VigIE dans son dossier du mois de janvier, est loin d’être inutile ou nuisible comme les auteurs semblent le redouter en se refusant à "maintenir un débat trop peu constructif". Je ne crois pas que la pratique puisse se passer d’une théorie solide. Tant que ce socle théorique ne sera pas consolidé, les débats sur les différentes facettes professionnelles de l’intelligence économique conserveront l’allure de "tergiversations" entre personnalités aux parcours différents (et aux intérêts divergents).

La "jeune intelligence économique" a impérativement besoin de ces réflexions théoriques pour affirmer son identité et consolider son statut de véritable discipline apte à susciter la reconnaissance d’un vrai "domaine de compétences" (Voir également sur ce sujet : L’intelligence économique, enjeu politique, fonction stratégique et discipline universitaire, CEREMS, juillet 2006).

La théorie de l’intelligence économique ne peut pas, à mon avis, se permettre d’ignorer les contradictions dont souffre la discipline, cela reviendrait à pratiquer la politique de l’autruche sans empêcher le moins du monde leur persistance dans la pratique.

... Et le temps, je le crains, ne changera rien à l’affaire.


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1 réactions à cet article    


  • finael finael 9 mai 2007 13:29

    J’ai laissé passer du temps ... et constaté l’absence de réactions !

    Pourtant, comme vous le dites, il s’agit d’un sujet crucial pour nos entreprises.

    Tout d’abord, ayons la franchise des mots : la traduction d« intelligence » en anglais est « renseignement » en français, avec des méthodes légales ... ou pas. Vous ne le citez que dans le corps de l’article ce qui est un peu dommage à mon sens.

    J’avais déjà lu, il y a quelques temps, un article sur le manque d’intérêt des entreprises françaises pour le renseignement et le contre-espionnage. J’ai pu le constater moi-même n’ayant, il y a presque 30 ans pu retrouver de travail dans ma première spécialité : l’analyse documentaire, et étant effaré dans mon métier suivant (l’informatique) par l’absence de prise de conscience de l’importance de la sureté, en particulier depuis l’apparition d’internet.

    Or - puisque nous sommes dans une « guerre » économique - toute action doit se faire sur la base de renseignements au risque d’aller droit au désastre.

    Mais le peu de réactions à votre article me rappelle la situation de l’armée française à la veille de mai 40 : aucune tentative de renseignements n’avait été faite (en particulier en Belgique où nous eûmes de graves déboires) avant la mise en oeuvre de la manoeuvre « Dyle » qui nous conduisit au désastre que l’on sait. Nos généraux incapables mais sûrs d’eux, complêtement dépassés par les évenements, me rappellent bien des attitudes actuelles.

    En tout cas merci pour votre tentative de faire prendre conscience de cet aspect fondamental de la concurrence économique.

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