Victime, piège ou métier d’avenir ?
Notre président, en bon monarque républicain a décidé de toucher les écrouelles de nombreuses victimes de divers aléas de l’existence afin de les voir revenir à la vie, le sourire aux lèvres. Cela est fait à grand renfort médiatique et chaque personne consolée officiellement a le sentiment d’être enfin écoutée. Quand il n’a pas le temps ou que la victime n’a point l’éclat qui sied à sa grandeur, notre nouveau roi envoie ses laquais, excusez le lapsus, je voulais dire ses ministres, se fendre en gestes compassionnels, toujours devant les caméras. A priori, qui pourrait reprocher cette empathie face au malheur, qu’elle soit feinte ou réelle ? Mais, le président rend-il vraiment service à ces gens qui ont souffert dans leur chair ou leur psychisme ? Ne les enfonce-t-il pas dans un statut de victime à vie ?
On peut souffrir toute son existence d’un événement aussi fâcheux et désagréable qu’un attentat, une agression ou une catastrophe naturelle. On peut hélas, en porter les séquelles indélébiles, mais on ne peut être victime jusqu’à son trépas au risque d’en payer les conséquences. Médecins et psychiatres non encore corrompus par le recours aux psychologues à chaque occasion pénible qui se présente de nos jours, le savent depuis longtemps et font de leur mieux pour éviter la fixation et la sinistrose.
La victime est devenue grâce aux médias une sorte de héros de fait divers. Or, il y a une différence essentielle entre la victime et le héros. La victime n’est pas active dans le traumatisme qu’elle a subi. On ne se prépare pas à être écrasé par un chauffard, à recevoir une grenade, à être pris en otage. Cela vous arrive par hasard, malchance ou du fait de sa fonction. En aucun cas, il ne s’agit d’une situation gratifiante. Le héros, lui, a fait le choix d’un acte. Et même quand il a réagi spontanément sans trop réfléchir, il a le bon rôle. Il est celui qui a sauvé l’enfant des flammes et la femme de la noyade, il a caché le Juif quand il le fallait, il a pris un autre pont que celui d’Arcole, mais ça tirait fort quand il est passé de l’autre côté. Il peut donc se satisfaire d’une médaille, d’un lobe d’oreille pincé, d’une mention élogieuse dans Le Courrier Picard ou L’Est Républicain. Quand la gloire éphémère est passée, il lui reste le souvenir du devoir accompli, un certain narcissisme et la reconnaissance de quelques-uns.
L’exemple de la petite Autrichienne séquestrée est significatif. Elle a un coach et un agent. Elle est conseillée tant pour ses communications aux médias, ses contrats d’exclusivité et peut-être son look, son maquillage et son dossier de presse. Car on ne tient pas longtemps l’affiche après un enlèvement. Pour parler de façon moderne, on ne peut dire : j’ai été violée dans un local à poubelles, point barre ! Pour tenir, revenir en deuxième semaine, il faut du détail sordide et croustillant. Plus le violeur ressemble à Hannibal Lecter et plus on a de chances de faire une belle carrière. Nous avons donc une starisation des victimes, le passage à l’Elysée ne sera bientôt plus qu’une étape obligée du système, si l’on espère toucher des droits substantiels et vendre son histoire pour faire un téléfilm. Etre victime peut rapporter une rente si on sait s’y prendre avec les médias, mais beaucoup resteront dans l’anonymat.
Car, le plus souvent, en dehors des séquelles physiques, il ne reste pas grand-chose après le quart d’heure involontaire de célébrité. C’est à son "cor" défendant que jouent les trompettes de la renommée. Donc, le jour où l’on vient la chercher pour la mettre sous les feux de la rampe à grand renfort de micros et de caméras, la victime a le sentiment que l’on reconnaît sa douleur en haut lieu. Mais hélas, cela ne dure pas aussi longtemps que souhaité et le fait de revenir à l’anonymat est amer, le retour de bâton se fait sentir très vite une fois les lampions éteints.
En recevant quelques rares spécimens, le président Sarkozy crée des envieux, des déçus, des aigris, ceux qui n’ont pas eu la chance, l’honneur ou les deux à la fois, d’être reçus à l’Elysée ou d’avoir eu la visite du grand homme et de ses sbires à Brassac-les-Mines ou à Lamotte-Beuvron devant le restaurant des sœurs Tatin. Il peut aussi susciter des mythomanes ; on se souviendra, sous la présidence précédente de la fausse victime d’actes antisémites dans un train de banlieue et de la policière ayant inventé un viol. Avant que la vérité n’éclate, on avait plaint les deux malheureuses femmes en fustigeant les violeurs, les néonazis, les Arabes et je ne sais qui encore avant que la presse n’avoue la queue basse qu’il ne s’agissait que de fabulation. On a eu même de fausses victimes de l’amiante, avec la complicité de leur syndicat, mais là, il s’agissait plutôt d’escroquerie.
Sarkozy risque donc de déchanter, quand il aura incité des individus mentalement perturbés ou de simples escrocs à la compassion et qu’il aura mis la main sur leur épaule, ou se sera penché sur leur fauteuil roulant.
Or, la meilleure chose qui puisse arriver à une victime est de revenir au plus vite dans la communauté des gens ordinaires, ceux qui travaillent et que personne ne connaît ou ne reconnaît. Sinon, il y a de fortes chances que l’amertume suive les réceptions et les petits fours qui n’auront eu qu’un temps. Le risque principal est de se victimiser à vie. Le meilleur moyen de parvenir à cette impasse est de fixer les symptômes résiduels, comme des douleurs, des paralysies, des trous de mémoire ou au contraire une hypermnésie du facteur déclenchant. Quand on n’a jamais brillé dans sa vie, quand personne ne vous a remarqué avant la cause ayant créé vos malheurs, la tentation est grande de transformer un épisode pénible et douloureux de l’existence en aubaine. Et là, il y a un risque d’enfermement dans un rôle, c’est ce que les psychiatres appellent la sinistrose. Ce n’est pas une simulation, mais une véritable souffrance qui peut déboucher sur des douleurs atroces ou sur un délire revendicatif et procédurier.
La grande majorité des Juifs ayant survécu à l’holocauste n’ont certes ni oublié ni pardonné, mais il ont repris une vie ou commencé une nouvelle existence quelquefois brillante en tant que tailleur, plombier, médecin, avocat ou pourquoi pas escroc, car le fait d’être victime ne délivre pas un brevet de sainteté. Ils se sont probablement mieux tirés d’affaire que la petite minorité qui a développé le syndrome du souvenir, à l’affût de la moindre commémoration, du moindre rassemblement, ne vivant plus que dans le souvenir. Il serait intéressant de relire Au nom de tous les miens de Martin Gray qui a eu la volonté de se battre, malgré la tentation du suicide, quand l’adversité l’a frappé à nouveau quelques années plus tard, après le Ghetto de Varsovie.
Hélas, s’il n’y avait que les cérémonies organisées à des fins électorales, médiatiques et de sondages d’opinion, cela ne serait pas trop grave. Car même en l’imaginant sous amphétamines, notre président ne pourrait recevoir, accueillir et réconforter qu’une infinitésimale partie des victimes en tout genre. Le pire, c’est la victimisation de chaque événement, fait divers ou accident qui se produit à l’heure actuelle dans la presse et à la télévision.
Dorénavant, des hordes de psychologues arrivent sur le « lieu du crime » comme un vol de gerfauts loin du charnier natal. Ces parasites rémunérés par les pouvoirs publics, veulent transformer victimes réelles et témoins de drames en assistés plaintifs, peureux et revendicatifs pour de nombreuses années, si ce n’est à vie. Voir mourir quelqu’un dans un accident de car, surtout s’il ne s’agit pas d’un proche, ne doit pas déboucher sur une psychothérapie de quinze ans !
Une victime a besoin en priorité de voir châtier les coupables, sanctionner les responsables. La loi est là pour éviter des débordements et de la haine excessive. L’Etat et la justice doivent veiller à une juste indemnisation du préjudice subi. Les mineurs, fils ou filles de victimes doivent être pris en charge au moins jusqu’à la fin de leurs études si nécessaire. Mais, je le répète, on ne doit pas se considérer comme héritier à vie du traumatisme de ses parents. Il y a de la réminiscence biblique dans cet état de fait : ils ont mangé des raisins verts et les dents de leurs enfants en ont été gâtées. La position de victime n’est pas héréditaire, sinon on aurait encore des associations d’arrière-petits-fils de personnes décédées lors de l’incendie du Bazar de la Charité il y a plus d’un siècle !
Les médecins et psychiatres de jadis - et peut-être encore quelques-uns aujourd’hui - savaient qu’il fallait désacraliser le malheur et remettre les gens sur les rails et non les enfermer dans la plainte, la complainte et la revendication. Au rythme où nous allons, nous voyons émerger une pléthore d’associations de victimes. Nous avons déjà quelques ex-fumeurs portant plainte contre les cigarettiers. Il y a aussi des victimes de la chirurgie esthétique, certains praticiens sont incompétents et profitent du désarroi de personnes mal dans leur peau. Il faut les sanctionner certes, mais est-il vraiment utile d’organiser pour elles des psychodrames larmoyants à la télévision avec gros plans sur les ratages et les cicatrices ? Il risque de fleurir sous peu des associations de victimes de proctologues indélicats. Je frémis à l’idée de ce qu’ils pourront exhiber lors de leurs séances plénières ! J’envisage même que des accros du Sudoku, chassés de leur emploi pour rendement trop faible, en arrivent à porter plainte contre les éditeurs de revues de ce passe-temps anodin, les considérant à l’origine de leur addiction pendant les heures de bureau.
Il doit se maintenir une hiérarchie dans la souffrance physique et morale. On ne doit pas considérer avec la même attention la jeune femme arrosée d’essence et brûlée par un gang de barbares et le malheureux Américain à qui un nettoyeur à sec coréen a perdu son meilleur pantalon à rayures et qui réclamait plusieurs millions de dollars de préjudice. Pourra-t-on encore longtemps retarder la dérive procédurière qui nous vient des Etats-Unis ?
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