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Swann et la création impossible

Charles Swann est l’exemple type du dandy de la belle époque. Parce qu’il est élégant et spirituel, les portes des salons les plus prestigieux de Paris lui sont ouvertes. Convié à toutes les réunions mondaines qu’il anime avec brio ou qu’il boude avec une insolence exaspérante, ce mondain recherché est doué de qualités intellectuelles et artistiques qui font de sa compagnie un moment privilégié. Cette mondanité imposée par le besoin de cultiver les amitiés, de nouer des relations importantes et de ne pas offusquer les sensibilités, fait de Swann un homme incapable d’exploiter les multiples facettes de ses dons. La création pour lui est ajournée et toujours remise au lendemain. Swann n’est jamais disponible pour achever son œuvre sur Vermeer. On ne peut pas le qualifier d’artiste car les contingences extérieures l’empêchent de produire une œuvre qui lui soit propre, une œuvre qui exprimera sa façon de voir les choses et de comprendre le monde. Mais on peut dire que c’est un dilettante, un amateur d’art qui fait l’éducation des femmes du monde et qui les aide dans l’acquisition des tableaux et des œuvres d’art qui ornent leurs salons.

« ... Cette carrière mondaine où il avait gaspillé dans les plaisirs frivoles les dons de son esprit et fait servir son érudition en matière d’art à conseiller les dames de la société dans leurs achats de tableaux et pour l’ameublement de leurs hôtels, et qui lui faisait désirer de briller... » Du côté de chez Swann.

L’avis de Swann est important et infaillible car il sait apprécier les choses et connaît leur valeur artistique.

Ce personnage si important aux yeux des mondains et doté d’un prestige inouï entretient avec l’art un rapport particulier. Swann est l’amateur d’art qui n’arrive pas à sortir de son amateurisme et qui est de ce fait condamné à n’être jamais un artiste. Pourtant, il a fondé tous ses espoirs sur l’art à tel point qu’il l’utilise à des fins qu’on peut juger « impures ». L’art devient en effet chez lui une échappatoire ; quand il veut se disculper d’une invitation inopportune, il prétexte son étude en chantier sur Vermeer ; ainsi, au début de sa liaison avec Odette de Crécy, quand un rendez-vous avec celle-ci coïncide avec celui d’une autre dame, il allègue son travail sur le maître hollandais.

Swann est tellement féru d’art classique et si grand admirateur des maîtres napolitains qu’il ne peut aimer une personne et l’apprécier que si elle a une ressemblance quelconque avec une œuvre d’art importante. On peut dire dans son cas que l’art forme une espèce d’écran qui cache les imperfections des êtres qu’il côtoie et qu’il les auréole à ses yeux du charme de l’œuvre classique. La servante des parents de Marcel devient la charité de Giotto, le cocher Rémi Lorédan et Odette Zephora de Botticelli. Swann ne regarde jamais une femme qu’à travers l’optique de l’art. Il ne la fréquente que si elle a les qualités requises, c’est-à-dire celles des sculptures ou des peintures. Il ne vise la compagnie d’une beauté quelconque ou vulgaire, que si elle est dotée d’un physique qui la rapproche d’une œuvre d’art. Aussi part-il à la conquête de femmes d’une extraction modeste alors qu’il délaisse les duchesses et les beautés du monde.

Swann, au début de ses amours avec Odette, en scrutant ses traits et son corps, éprouve comme une répulsion qui glace ses sens. Il trouve cette femme, qu’on dit belle, d’une beauté vulgaire qui le choque. En fin connaisseur, il examine son visage, son physique pour se convaincre qu’elle est belle : néanmoins, tout en elle le laisse indifférent et lui répugne, surtout sa peau fanée et fragile malgré sa jeunesse, et ses pommettes proéminentes, jusqu’au jour où subitement, par la magie de l’art, le visage d’Odette est transfiguré.

La manie de Swann qui le pousse toujours à chercher la ressemblance entre un être vivant et une œuvre d’art exprime son dilettantisme. En regardant une gravure de Zephora, la fille de Jethro, qui figure dans une fresque de la chapelle Sixtine, il découvre une ressemblance entre elle et Mme de Crécy. Ainsi, Odette devient pour lui comme le prototype d’une œuvre de musée. Parce qu’il a découvert cette ressemblance, la cocotte acquiert à ses yeux un nouveau statut et un pouvoir de séduction. Swann a l’impression qu’elle s’est métamorphosée. Elle n’est plus la femme aux traits tirés et au « profil trop accusé », elle est devenue une pièce de musée, une œuvre d’art, l’exemple type de la beauté qui aurait fasciné un peintre florentin. Swann donne alors à Odette le pouvoir de charmer et devient tributaire des moments qu’elle consent à passer avec lui.

On peut remarquer qu’il n’est pas comme beaucoup de mondains pour qui il est des heures pour la vie et d’autres pour l’art. D’après sa façon de voir les choses, on peut dire que pour lui l’art est la vie et que la vie est l’art. A aucun moment, il ne cherche à dissocier l’art et la vie. Son existence ne peut avoir un sens que si elle a un côté artistique. Pour lui, une situation n’acquiert son plein sens que si elle fait référence à une autre analogue chez Balzac ou un autre romancier. Une personne n’a un charme particulier que si elle rappelle un tableau ou une sculpture. Dès que Swann mêle l’art à la vie, celle-ci devient plus belle, plus illuminée. Swann ne voit plus autour de lui que Delacroix, Géricault ou Renoir. L’art donne un intérêt particulier aux endroits les plus communs, aux situations les plus ordinaires et aux personnes les plus vulgaires. C’est à ce titre qu’Odette de Crécy devient une personne intéressante pour Swann. Sa ressemblance avec Zephora de Botticelli a attisé son amour. Avant, il la fuyait, maintenant, elle est recherchée et désirée. Sa référence à la peinture est importante, elle montre que ses connaissances sont profondes ; néanmoins, on ne peut pas dire de lui qu’il est peintre ou artiste. Swann évoque une étude sur Vermeer commencée depuis des années, mais celle-ci est condamnée à rester inachevée. A aucun moment, dans A la recherche du temps perdu, on nous dit que Swann a terminé son travail ou qu’il est sur le point de le terminer. Il n’est pas inférieur aux artistes professionnels par ses connaissances, mais il ne cherche pas à cultiver ses dons et à mettre en exergue son talent. Il est l’exemple de l’artiste qui ne peut pas produire parce que les circonstances le lui interdisent. Swann reste un amateur d’art, et ce terme d’amateur n’a rien de péjoratif puisqu’il ne rivalise pas avec les professionnels et n’a pas produit l’œuvre qui pourrait amener une comparaison entre eux et lui. Charles Swann est un esthète qui veut que la vie soit une œuvre d’art ; il est perfectionniste à un point tel qu’on a l’impression qu’une paralysie intellectuelle le saisit à chaque fois qu’il veut produire, et cette paralysie revêt des formes extérieures et intérieures.

Swann a en effet dissipé sa jeunesse à courir les salons et à chercher à plaire aux duchesses et aux princesses. La mondanité pour lui est une seconde nature, il ne peut vivre sans fréquenter ceux qu’il trouve niais, ignorants et cruels. Il a besoin d’eux pour combler un vide que l’œuvre d’art aurait dû combler. Ceux qu’il juge sévèrement au fond de lui prennent leur revanche en l’empêchant de travailler, de réaliser une œuvre d’art et de se réaliser lui-même. Swann est à la recherche de lui-même ; on sent qu’il est angoissé, qu’il se pose des questions et qu’il se remet en question. Mais il ne peut prendre aucune décision et se réfugie dans son amour pour les sons, les couleurs et les formes ; tout cela parce que les êtres n’ont pas d’existence autonome dans sa conscience. Il a besoin de les recréer par le biais de l’art et ils deviennent ainsi des représentations picturales. Jamais il n’aurait eu cette liaison amoureuse avec Odette sans la découverte de sa ressemblance avec la fille de Jethro. Quand Swann a découvert que Mme de Crécy est l’original charnel de Zephora, il s’est senti plus déterminé que jamais à nouer une vraie relation amoureuse avec elle.

« Il la regardait ; un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps, que dès lors il chercha toujours à y retrouver, soit qu’il fût auprès d’Odette soit qu’il pensât seulement à elle ; et, bien qu’il ne tînt sans doute au chef-d’œuvre florentin que parce qu’il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse. Swann se reprocha d’avoir méconnu le prix d’un être qui eût paru adorable au grand Sandro... » Du côté de chez Swann.


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2 réactions à cet article    


  • Armelle Barguillet Hauteloire Armelle Barguillet Hauteloire 17 avril 2008 12:38

    Bravo pour ce très intéressant article sur le personnage de Swann que vous expliquez avec beaucoup de justesse. En effet, Swann est en quelque sorte la mauvaise conscience du narrateur, son double inabouti et l’inspirateur d’une méditation sur la vocation artistique, pour la raison que cet esthéte n’a jamais su ou voulu être un créateur. Swann incarne l’échec, qui a si longtemps menacé Proust, si bien que l’expérience aboutie de Marcel n’est que l’envers de l’expérience ratée de Swann. Elle en est également la compensation. La référence à la métaphore du bouc émissaire est d’autant plus saisissante que la vocation littéraire, qui sauve le narrateur de l’ensevelissement par la mort, ne lui a été révélée que par l’échec de la vie artistique de Swann, ce dernier tenant lieu de victime expiatoire sans laquelle il n’y a pas de fondation possible. ARMELLE


    • David Orbach David Orbach 17 avril 2008 20:05

      hum, en même temps la création littéraire peut aussi être vue comme une manière de refuser de vivre dans le monde et d’en créer un autre pour compenser. Proust était peut-être un Peter Pan qui s’envolait dans son imaginaire pour ne pas voir le monde tel qu’il est.

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coquelicot2007


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