Regards croisés sur le pouvoir

Commençons par la mort d’Yves Saint-Laurent dont l’ami Pierre Bergé, grand intellectuel des Lumières mitterrandiennes, dit qu’il a donné le pouvoir aux femmes après que Chanel eut libéré la femme. Sans doute une allusion à l’audace du couturier qui se plut à vêtir ces dames de costumes d’hommes relookés dans les règles de la plus pure féminité. Un art du mélange du contraste, la haute couture moderne étant à l’habillement ce que la cuisine chinoise est à la gastronomie, elle aussi faite de contraste mélangeant salé et sucré. Mais ce pouvoir de la femme, il résonne d’une manière plutôt amère. Christine Boulet raconte dans la presse son pénible calvaire au sein de l’entreprise Eurocopter. Mise à l’écart, licenciement, le tout assortie d’une expérience marquée par du harcèlement sexuel et du harcèlement moral. Bref, entre le pouvoir des chiennes de garde sapées en Saint-Laurent dans les brasseries des Champs et les abus de pouvoir perpétrés contre la travailleuse lambda dans une entreprise, le contraste est saisissant. La mise en tension de ces deux événements marque cette question du pouvoir, avec des zones obscures, des jeux de pouvoirs mis en représentation dans la haute couture et de toutes autres réalités dans le vécu. Quant à la libération des femmes, celles qui subissent les harcèlements quotidiens ont vu leurs mères libérées par Moulinex plutôt que par Chanel. Comme quoi, se libérer, avoir du pouvoir, dépend des moyens, surtout financiers. Rouler dans un coupé BMW habillée de Saint-Laurent n’est pas à la portée de toutes les bourses ; ces bourses faisant la une puisque, embrayage oblige…

Un détour par le pouvoir d’achat s’impose. Là, aussi, cette question du pouvoir qui apparaît à travers quelques phénomènes de budgets se vidant plus qu’à l’ordinaire à cause de l’envolée de certaines denrées. Et c’est devenu une affaire d’Etat. Une loi dont tout le monde parle est censée donner du pouvoir d’achat aux consommateurs en organisant la concurrence. Mais, comme dirait Lavoisier, rien ne se perd rien ne se crée. Si la concurrence fonctionne, les marges des grandes surfaces seront réduites, avec peut-être le pouvoir d’achat du personnel et une baisse des profits qui constituent le pouvoir d’achat des cadres dirigeants et des actionnaires. Il existe une mécanique des pouvoirs matériels. Ce qu’on donne d’un côté est soustrait de l’autre et sur le long terme, la croissance quand même... Mais là où le pouvoir prend ses lettres de noblesse et se décline avec l’art des puissants, c’est dans le champ politique…

Existe-t-il une mécanique du pouvoir en politique ? Peut-on penser que le pouvoir des uns réduit le pouvoir des autres ? Là, rien n’est moins sûr. On n’est pas dans la simple équation de la monnaie qui s’additionne et se soustrait. Il se peut bien que par un processus anthropologique pressenti par Hegel puis Nietzsche, le pouvoir renforce le pouvoir. C’est du moins ce qu’on peut penser au vu de la bonne dizaine de figures du PS ayant montré leurs crocs et leurs biceps pour organiser la prise de la tête de ce parti, avec trois possibilités, Royal, Delanoë ou X, ce dernier étant le candidat inconnu, que poussent de tout leur pouvoir un pack conduit par DSK, Fabius, Montebourg, Aubry, ceux qu’on devrait baptiser bientôt les NDNR ; ni D. ni R. Voilà une figure du pouvoir qui montre également quelques déficiences eu égard à l’objectif que doit servir ce pouvoir, en l’occurrence la venue de la gauche aux commandes de la France en 2012, la gauche au pouvoir. Mais cela se fera avec le pouvoir de la gauche. Et quand les luttes intestines donnent l’image d’un combat de gladiateurs, il n’est pas sûr que l’image du pouvoir acquière une aura et une légitimité positives auprès des citoyens français.

Pour finir, un détour vers ce pays petit par la taille, mais grand par sa puissance au niveau régional : Israël, ce thermomètre des évolutions sociales en Occident. Là-bas, des jeux de pouvoirs se dessinent régulièrement et notamment dans l’actualité présente. Avec un Ehud Olmert dépeint comme un accro du pouvoir, tenant à conserver son poste alors qu’il est lâché par son gouvernement. Autre configuration du pouvoir. Prendre le pouvoir est une chose, le conserver en est une autre. Olmert n’envisage pas de démissionner. Amour du pouvoir ou bien question d’orgueil ? Toujours est-il que ce fameux pouvoir ne cesse de dessiner ses contours, ses formes, ces styles. Le langage est le propre de l’homme, disait Aristote, le travail disait Hegel, le rire disait Bergson et, maintenant, on affirmera que le pouvoir est le propre de l’homme, une idée bien dans l’air, mais dont on parle dans les médias et les analyses comme si c’était un trait ordinaire de l’humain en société.

Et, pourtant, un grand chantier philosophique nous attend, celui de penser le pouvoir, après Nietzsche, après Marx, après Foucault. Et, si un livre devrait voir le jour, il aurait comme épigraphe cette formule dérivée du « science sans conscience… »

« Pouvoir sans légitimité, pouvoir sans justice n’est que ruine de la société. »