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Le suicide : le dernier tabou africain

« Une personne met fin à ses jours toutes les 40 secondes et l’on enregistre une tentative de suicide toutes les trois secondes. Aucun pays n’est épargné ». L’Organisation mondiale de la santé (OMS) fait ce constat froid et inquiétant des ravages silencieux du suicide.

Il y a quelques jours, Myriam a été retrouvée morte dans sa chambre. A côté de son corps inerte, se trouvait un flacon de comprimés entièrement vidé. C’était une adolescente qui allait encore au collège à Yaoundé. Personne n’a rien vu venir. En guise d’adieu, elle a laissé une lettre à ses parents dans laquelle elle tentait d’expliquer son geste. D’expliquer l’inexplicable.

Du Royaume-Uni aux Etats-Unis d’Amérique en passant par l’Algérie[1], le suicide est une urgence qui est loin d’être exclusivement occidentale. Touchant la quasi-totalité des zones géographiques, des couches sociales, des jeunes aux adultes[2], le suicide interpelle aussi les sociétés africaines et exige qu’on lui consacre de véritables moyens de lutte.

Le suicide est le cheminement qui va de l’intention d’en finir avec l’existence au passage à l’acte. Il est un processus personnel qui n’est pas aisé de détecter et pour de nombreuses familles l’étonnement vient souvent se mêler au désarroi après une tentative de suicide. Il est difficile de trouver l’élément déclencheur ou le « facteur déterminant » – celui qui a finalement poussé à franchir le point de non-retour. Ainsi, le suicide pousse à la remise en question et au questionnement du fonctionnement même des sociétés, des modèles de développement avec les modes de vie, les conditions de travail, l’individualisme qui se construisent et se structurent. C’est un appel à remettre l’individu au cœur des préoccupations et au centre des intérêts. Des millions de personnes chaque année se donnent la mort pour des raisons aussi multiples que diverses et l’augmentation des comportements suicidaires laissent prévoir que cette statistique macabre n’est qu’un avant-goût du désastre qui guette le monde (on estime que, dans moins de dix ans, le monde comptera plus d’1,5 million de suicidés). Malgré l’activisme de l’OMS – qui a par ailleurs instauré une Journée mondiale de prévention du suicide le 10 septembre – et de nombreuses ONG locales ou internationales, les politiques d’anticipation et de prévention comme élaborées en France ou en Suède, force est de constater que faute de lutter efficacement contre les raisons, les origines du malaise, on tente comme on peut de colmater les brèches. Plus meurtrier que tous les conflits armés qui sévissent à l’heure actuelle dans le monde, le suicide est une silencieuse violence qui fait moins de bruit qu’une kalachnikov, mais autant de victimes qu’un 11-Septembre.

En Afrique, la question du suicide est très vite éclipsée par la brutalité et la profusion des conflits fratricides, sans doute parce que le suicide tue loin des caméras et du sensationnel, à l’abri des regards qui n’osent voir et des voix qui préfèrent se taire, par pudeur ou par honte. C’est donc un sujet tabou dans son essence et dans sa manifestation. De nombreuses coutumes considèrent que le suicide est une malédiction ou un acte de sorcellerie[3]. Ainsi il est plus facile de parler d’« accident » pour dire « suicide ». Le mot étant banni, voire proscrit dans de nombreuses familles africaines, il est plus compliqué d’estampiller un suicide comme tel, d’où sans doute l’extrême difficulté à obtenir des statistiques officielles et régulières. En dehors de rares exemples médiatisés, retrouvés dans la rubrique « fait-divers » des journaux africains, le suicide est passé sous silence, et n’intéresse guère les responsables politiques qui semblent avoir d’autres priorités, comme leur enrichissement personnel par le détournement des deniers publics et les luttes de pouvoir.

A l’heure où l’Occident, confronté à une série de suicides collectifs chez les adolescents, à des initiatives plus individuelles chez des personnes broyées par la pression du travail, s’active et met en place des structures capables d’anticiper, de prévenir et de répondre à ces détresses humaines, l’Afrique, quant à elle, se réfugie derrière une lourde opacité indicible et un refus clair de communiquer sur un problème majeur. Pourtant, le suicide affecte les familles africaines, en particulier des adolescents qui quelquefois semblent perdus dans la quête de leur identité[4]. Si après les indépendances, la plupart « des anthropologues convenaient que le suicide était presque absent en Afrique », de même que dans les « sociétés islamiques traditionnelles », l’on peut penser qu’il soit lié au progrès économique et social des années 70 et 80[5]. Ainsi, il serait la résultante de l’émergence des « facteurs économiques » (le chômage[6], la pauvreté[7]) et « sociodémographiques » (chez les jeunes : la carence parentale, les abus de drogues et d’alcool, maladies graves, la solitude). Le milieu culturel reste un facteur déterminant, au travers de bouleversements et de pressions psychologiques[8], dans l’adoption de comportements suicidaires. En effet, l’infertilité ou la fornication (la perte de virginité avant le mariage chez les jeunes filles) dans des sociétés africaines à la fois imprégnées de valeurs traditionnelles et religieuses, n’est pas simple à assumer. Afin d’éviter la honte (le déshonneur familiale par exemple), la mort – le suicide – est souvent une alternative. D’un autre côté, il est à souligner que depuis qu’elle court après le modernisme néolibéral, l’Afrique a sacrifié sur l’autel de l’individualisme, son esprit de solidarité et de fraternité. Alors, l’affaiblissement du « soutien social » naguère l’une des caractéristiques du continent, ne permet plus la protection contre « l’éventualité du suicide ». Les hommes sont désormais des îlots, et les jeunes Africains en détresse se retrouvent trop souvent seuls et face à eux-mêmes. Le suicide demeure un acte considéré comme une souillure, quelque chose d’impropre et de malsain.

En Afrique, chaque décès par suicide a des conséquences dévastatrices du point de vue affectif, social et économique pour d’innombrables familles. Il s’agit d’un problème de santé publique majeur. Certaines ONG locales ont récemment constaté un accroissement alarmant[9] des comportements suicidaires chez les jeunes Africains. Cette recrudescence a pour origine la virulence de la « pauvreté et de la précarité, la perte d’un être cher, les disputes, une rupture amoureuse ou des ennuis personnels ». Quelquefois, pour les jeunes actifs, « les difficultés professionnelles, la discrimination, incluant l’exclusion, le rejet par autrui et le sentiment d’injustice sociale ». Dans certains cas, l’on trouve « l’isolement social, l’échec académique ou scolaire, les sévices sexuels (surtout en milieu carcéral) ». Les moyens les plus couramment utilisés pour « en finir » avec la vie sont variés, des pesticides aux armes blanches (couteaux, lames, ciseaux, etc.), en passant par la pendaison et les médicaments comme les analgésiques, toxiques en doses excessives.

Le malaise tend à prendre de l’ampleur. Se manifestant souvent très tôt dans la vie et dans la plupart de cas à l’adolescence[10], le comportement suicidaire, chez le jeune Africain comme partout ailleurs, est un cheminement long qui va de l’intention de se détruire à la tentative. Surtout, il est primordial de voir dans la « crise suicidaire »[11] un besoin presque viscéral « d’exprimer un mal-être », d’attirer subtilement l’attention sur son malaise, et de faire « disparaître la cause de la tristesse ou la douleur (souffrance) »[12]. Dans une Afrique où la jeunesse cherche à s’émanciper du poids des traditions en allant s’enfermer dans l’occidentalisation à outrance des comportements, sans repères, elle est aussi victime[13] d’une overdose de l’internationalisation et la sublimation du « spleen »[14]. Il est important qu’elle comprenne qu’être moderne et vivre la contemporanéité ne signifie nullement qu’elle devrait vendre au marché inéquitable et cannibale de la mondialisation, son âme. « Back to basics » sans pour autant s’engluer dans un africanisme débridé, risible et contre-productif qui consiste à troquer la chemise contre le cache-sexe, comme pourrait le souhaiter certains « has been » qui font de la résistance. Mais ce « Back to basics » devrait permettre une réappropriation de la solidarité africaine, de ces valeurs qui portent le « culte de la vie », c’est sans doute là une voie qui mérite d’être explorée.

Le suicide ne devrait plus être le dernier grand tabou africain. Lever l’omerta sur ce fléau qui constitue un frein, un autre, au développement de l’Afrique. Libérer la parole est le premier moyen de lutte contre le suicide, une réévaluation franche de son impact de la part des responsables politiques est nécessaire d’autant plus qu’elle permettrait de réfléchir sur la mise en place de programmes de prévention et d’anticipation[15].

Une telle reconnaissance favoriserait la formation d’« agents de santé » à « l’identification et au traitement » des personnes potentiellement fragiles ou à « risque ». Mais surtout, elle permettrait de créer une cellule du type « SOS suicide » comme dans la plupart des pays occidentaux, ce qui contribuerait à instaurer une relation de confiance entre la personne « à bout » et des agents compétents. Par ailleurs, élever la lutte pour la prévention du suicide au rang de priorité nationale dans les pays africains pousseraient à mettre sur pied des « campagnes de prévention en milieu scolaire », d’attirer « l’attention des éducateurs, le personnel pénitentiaire, les rescapés des tentatives de suicide ou les familles endeuillées par le suicide et la responsabilité des médias »[16] sur cette problématique puisqu’ils arrivent qu’ils y soient directement confrontés. Il faut d’urgence intensifier et coordonner l’action au niveau du continent pour éviter ces morts inutiles. Et le départ prématuré de jeunes dont l’Afrique a le plus grand besoin.



[1] L’Algérie enregistre annuellement une moyenne de 500 tentatives de suicide, selon les statistiques des services de la Protection civile. En 2007, 244 cas et 324 tentatives de suicide ont été dénombrés, alors qu’en 2006, il a été signalé 210 cas et 449 tentatives.

[2] « Depuis les chocs pétroliers, le suicide des jeunes augmente et celui de leurs aînés se maintient ou diminue. C’est sans doute le constat le plus grave » - Christian Baudelot and Roger Establet in Suicide, l’envers de notre monde, Le Seuil, Janvier 2006.

[3] Tout dépend du niveau de religiosité des familles, dans celles qui sont chrétiennes on parle de malédiction et, pour celles qui sont plus animistes, on parle de sorcellerie.

[4] De nombreux cas de suicides ont été signalés en 2007 au Cameroun concernant de jeunes homosexuels.

[5] « Le suicide accompagne les mouvements de la société. Il est en hausse lors des crises économiques, en baisse pendant les guerres. Il a crû avec le développement industriel du XIXe siècle, mais diminué avec l’expansion économique du XXe. » - Christian Baudelot and Roger Establet in Suicide, l’envers de notre monde, Le Seuil, Janvier 2006.

[6] « Le chômage tue : D’après les services de la sûreté nationale, l’esprit suicidaire est constaté plus parmi les personnes défavorisées. 63 % des suicidés sont sans profession, 8 % exercent une activité libérale et 6 % sont des étudiants algériens. » - Samia Kaci (Midi Libre).

[7] « Il est judicieux de lever le voile sur deux nouvelles formes de suicide en Algérie auxquelles recourent les kamikazes et les harragas (ces candidats à l’émigration clandestine mettent leur vie en péril en quête de cieux cléments. En 2007, 1 644 harragas ont été arrêtés par les gardes-côtes. Comparativement aux années précédentes, ce phénomène est en progression. En 2006, 750 jeunes ont été interceptés contre 327 en 2005.) – Samia Kaci (Midi Libre).

[8] Le mariage forcé chez les jeunes filles africaines est également une parfaite illustration de cette pression psychologique.

[9] Comparé à d’autres régions du monde, on considère cet accroissement encore très bas, mais inquiétant dans le long terme.

[10] Comme l’ont fait remarqué certains spécialistes, c’est au cours de l’adolescence que les jeunes, qui subissent de nombreuses transformations physiques et psychologiques, expérimentent le doute et dans le même temps un sentiment de toute puissance.

[11] Certes, si l’on admet dans la crise suicidaire la présence d’un événement déclenchant (traumatisme, viol, rupture, deuil, déception amoureuse), celui-ci vient réveiller un mal-être antérieur plus profond qui s’est déjà exprimé dans un faisceau de manifestations préalables, comme autant de signes d’appel non repérés.

[12] Ainsi chez l’adolescent, la mort est rarement souhaitée.

[13] Au même titre que les causes évoquées précédemment.

[14] La Nausée de vivre, Baudelaire.

[15] Il existe de nombreux moyens de protection et de prévention du suicide. On peut mentionner « l’éducation, l’estime de soi et les liens sociaux, surtout avec la famille et les amis, l’existence d’un appui social, une relation stable et un engagement religieux ou spirituel ».

[16] Comme l’a ajouté le Dr Saraceno, « Il apparaît aussi que les comptes-rendus dans les médias peuvent encourager le suicide par imitation et nous demandons instamment aux médias de faire preuve de la sensibilité voulue dans leur façon de traiter ces décès tragiques et souvent évitables. Les médias peuvent aussi jouer un rôle majeur pour réduire l’exclusion et la discrimination associées aux comportements suicidaires et aux troubles mentaux. »


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