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Accueil du site > Tribune Libre > Renseignement et intelligence économique sur la sellette

Renseignement et intelligence économique sur la sellette

Le retour du renseignement sur la scène médiatique, à l’occasion de la résurgence de quelques affaires et des réformes en cours, amène à se reposer la question des relations ambiguës qu’il entretient avec l’intelligence économique. La confusion permanente avec l’espionnage montre encore une fois l’étendue de la méconnaissance quasi générale des réalités de ce métier pourtant vieux comme le monde qu’est le renseignement.

Je reprends ici le thème d’un éditorial de Christian Harbulot paru sur le site d’Infoguerre, qui constate le regain d’intérêt des médias pour les liaisons dangereuses entre le monde de l’intelligence économique et celui du renseignement privé. Plusieurs affaires récentes mettent en effet ce que certains nomment les "officines" sur le devant de la scène. Un article du journal Le Point (Ecoutes clandestines, enquêtes illégales, Clearstream… - La République des officines, Le Point n° 1 760) aborde ce thème des liaisons dangereuses dans le monde du renseignement. Ce que dénonce cet article, c’est pourtant plus les relations troubles entre "officines privées" et "services de renseignement officiels" que la confusion entre "intelligence économique" et "renseignement privé" déplorée par Christian Harbulot. Là est à mon avis le vrai danger qui incite à considérer avec une grande prudence le concept de "partenariat public-privé" tant prôné par les promoteurs de l’intelligence économique à la française.

Je ne reviendrai pas plus qu’il ne le faut sur l’utilisation malheureuse du terme "intelligence", mais il faut bien reconnaître que la confusion entre intelligence économique et renseignement, dénoncée par Christian Harbulot est en effet logique, mais pas pour les raisons qu’il invoque : elle est essentiellement due au vocabulaire choisi par le rapport Martre. Le mot "intelligence" ne peut ici être compris dans son sens français opposé à "bêtise", qui désigne la valeur d’une fonction intellectuelle. En effet, l’IE deviendrait dans ce cas un concept particulièrement subjectif et abstrait prétendant qualifier les capacités mentales d’un individu ou d’une société en matière d’économie. On est là très loin de la politique publique, de l’activité professionnelle ou de la discipline que ses concepteurs souhaitaient mettre en œuvre. Il s’agit donc bien d’un anglicisme qui signifie "renseignement", et la "confusion" (il s’agit en l’occurrence plutôt d’une véritable fusion), est inévitable.

Mais, Christian Harbulot a raison de dénoncer une confusion qui amène de nombreux chefs d’entreprise à privilégier la recherche d’informations dites "fermées" (inaccessibles par des moyens légaux) au détriment de l’exploitation des sources ouvertes qui est au cœur de la démarche d’intelligence économique. Il attribue la responsabilité de la prolifération des "officines" aux chefs d’entreprise qui les sollicitent, et distingue deux marchés de prestataires. D’une part le marché des sociétés privées de renseignement qui comme leur nom l’indique renseignent l’entreprise (et dans chaque pays s’applique très cyniquement la règle du pas vu, pas pris, notamment lorsque les services rendus recoupent des enjeux de puissance) et d’autre part, le marché des sources ouvertes, autrement dit de l’intelligence économique qui doit s’exercer dans un cadre légal. Le fond du raisonnement est juste : le premier responsable n’est pas la main qui tient l’arme du crime, mais le cerveau qui l’ordonne.

Malheureusement, la confusion ne provient pas, comme il semble le penser, de la persistance d’une théorie de la valeur de l’information erronée, mais plutôt, à mon sens, d’un vocabulaire qui n’est pas maîtrisé et d’une méconnaissance quasi générale de ce qu’est en réalité le renseignement. "Renseigner" ne veut pas dire "espionner", mais tout simplement apporter un élément de connaissance (une donnée) à quelqu’un, c’est-à-dire l’informer, en réponse à sa demande, afin qu’il puisse savoir pour agir. L’espionnage n’est qu’un procédé clandestin (accès illicite à des sources fermées) parmi de nombreux autres moyens licites (sources ouvertes) pour obtenir cette donnée. C’est cette dernière, ainsi promue au rang d’information, qu’il faudra ensuite exploiter pour la transformer en connaissance et communiquer enfin au commanditaire un savoir lui permettant d’agir sans se tromper. Le renseignement couvre toute cette gamme d’opérations dont le recueil clandestin ne représente qu’une infime partie en comparaison de l’exploitation qui va du recueil de données ouvertes à la communication d’un savoir utile à l’action.

Quant aux enjeux de puissance associés par Christian Harbulot au renseignement confondu avec l’espionnage, ils caractérisent bien les "liaisons dangereuses" dénoncées par certains médias : face à des enjeux de puissance susceptibles de mettre en jeu leur sécurité nationale, les Etats sont amenés à utiliser dans la panoplie du renseignement des armes comme l’espionnage qui ne sont certainement pas à mettre entre les mains du secteur privé. Les véritables liaisons dangereuses ne sont pas entre intelligence économique et renseignement, mais bien entre public et privé en matière de renseignement. Dans le cadre de la politique publique d’intelligence économique préconisée par Bernard Carayon, le partenariat public-privé qu’il appelle de ses vœux me paraît difficile à défendre tant que ces ambiguïtés liées à l’utilisation d’un vocabulaire incertain et à la confusion qui règne dans les esprits entre renseignement et espionnage se traduisent dans la pratique par le mélange des genres particulièrement malsain auquel l’actualité nous fait assister

Réduire le renseignement à la seule recherche clandestine de données provenant de sources fermées est une ânerie qui dénote chez ceux qui partagent cette vision une méconnaissance quasi-totale de cette activité vieille comme le monde. Ce n’est pas entre "intelligence" et "renseignement" qu’une confusion est faite en permanence dans notre pays, mais bien entre "renseignement" et "espionnage".

Tant que ces ambiguïtés et ces confusions persisteront dans le vocabulaire, les pratiques resteront troubles.

Il faudra bien un jour trancher et distinguer clairement le renseignement, qui exploite des données pour les transformer en savoirs nécessaires à l’action, des activités clandestines, qui peuvent permettre le recueil de certaines données nécessaires à l’exercice de fonctions concernant la sécurité nationale. Ainsi définie et encadrée, la pratique du renseignement devient parfaitement légale et mérite d’être encouragée dans les entreprises. Quant à l’espionnage ou toute autre sorte d’activité clandestine pouvant contribuer au recueil d’information fermée, il ne peut être pratiqué que par des services dits "spéciaux" ou "secrets", et relève exclusivement des Etats dans le cadre strict de leurs responsabilités en matière de sécurité nationale.


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5 réactions à cet article    


  • Bernard Dugué Bernard Dugué 4 juillet 2008 12:00

    Bonjour,
    Par une étrange coïncidence, j’ai écrit un billet portant aussi sur l’intelligence et le renseignement.
    Je pense que nos deux billets se complètent pour saisir quelques tendances actuelles et l’évolution vers un "monde cognitif"


    • wangpi wangpi 4 juillet 2008 14:16

      Chaque officier traitant est porté à survaloriser ses agents, et aussi les adversaires dont il s’occupe. Chaque pays, sans faire mention des nombreuses alliances supranationales, possède à présent un nombre indéterminé de services de police ou contre-espionnage, et de services secrets, étatiques ou paraétatiques. Il existe aussi beaucoup de compagnies privées qui s’occupent de surveillance, protection, renseignement. Les grandes firmes multinationales ont naturellement leurs propres services ; mais également des entreprises nationalisées, même de dimension modeste, qui n’en mènent pas moins leur politique indépendante, sur le plan national et quelquefois international. On peut voir un groupement industriel nucléaire s’opposer à un groupement pétrolier, bien qu’ils soient l’un et l’autre la propriété du même État et, ce qui est plus, qu’ils soient dialectiquement unis l’un à l’autre par leur attachement à maintenir élevé le cours du pétrole sur le marché mondial.
      Chaque service de sécurité d’une industrie particulière combat le sabotage chez lui, et au besoin l’organise chez le rival ; qui place des grands intérêts dans un tunnel sous-marin est favorable à l’insécurité des ferry-boats et peut soudoyer des journaux en difficulté pour la leur faire sentir à la première occasion, et sans trop longue réflexion ; et qui concurrence sandoz est indifférent aux nappes phréatiques de la vallée du rhin. On surveille secrètement ce qui est secret.




    • Francis BEAU Francis BEAU 5 juillet 2008 20:52

      Bonjour,

      A Bernard Dugué :
      Amusante, en effet, cette coïncidence. Nos deux articles se complètent en effet, dans la mesure où vous montrez bien à quel point l’utilisation du mot "intelligence" pour désigner le renseignement est à la mode.
      Pourquoi cette débauche d’intelligence (intelligence militaire, intelligence politique, intelligence policière, intelligence économique), alors que le mot renseignement existe et qu’il est tellement plus explicite ?
      Dans l’exemple que vous citez, d’ailleurs, si on s’attache à donner aux mots leur sens exact, le terme "opérations spéciales" serait plus adéquat : l’armée colombienne n’a pas mené une opération d’intelligence militaire, pas plus qu’une opération de renseignement militaire, mais bien une opération spéciale. Celle-ci a été réalisée par des "forces spéciales" ou bien encore des "agents secrets", appartenant à des "services spéciaux" ou "services secrets", grâce à des "renseignements" obtenus en grande partie par des agents agissant dans la clandestinité (c’est-à-dire dans le secret).
      Comme vous avez dû le constater à la lecture de mon article, ces précisions sémantiques me paraissent importantes, car ce n’est qu’en remettant d’abord de l’ordre dans le vocabulaire, que l’on peut espérer un jour remettre un peu d’ordre dans le mélange des genres entre public et privé qui se développe en matière de renseignement et d’activités "spéciales" ou secrètes.

      A wangpi :
      On surveille secrètement ce qui est secret.... et on perçoit obscurément ce qui est obscur ! Pardonnez moi, mais je n’ai pas bien compris le sens de votre commentaire.


    • MagicBuster 4 juillet 2008 13:05

      "L’intelligence économique" est une belle oxymore. . .


      • rocla (haddock) rocla (haddock) 4 juillet 2008 15:58

        Faudrait savoir s’ il a été occis ou s’il est mort tout seul...

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